Après Blandine Volochot, Capitale Songe et Contre-Nuit, Lucien Raphmaj revient raconter une étrange histoire, l’histoire sidérale d’un désastre : l’arrivée d’une météorite dans la vie, le monde et le récit de sa narratrice. Sans prétendre détruire cette comète – nous ne sommes pas dans Armageddon – nous pouvons tout du moins tenter de l’appareiller, d’en étudier le sillage, d’en approcher la forme. Rapprochons-nous, par le télescope onirique des songes, d’Une Météorite nommée désir.
Ma première question serait sur l’origine de ce projet. Comment nait le désir qui a abouti à Une météorite nommée désir ? Par quelles formes successives le désir de texte passe-t-il pour finir par aboutir à la forme qui nous est donnée à lire ?
Ma première réponse serait qu’il faudrait inverser le cours des entretiens, ou du moins les ouvrir. Il faudrait que ce soit à l’auteur ou l’autrice de poser des questions, et qu’au « mirage des sources » dont parlait Blanchot à propos de Lautréamont, on préfère se perdre ensemble dans le delta du texte et rejoindre la haute mer qui se promet. Alors, ensemble, au milieu de l’océan, on pourrait lever la tête vers le ciel étoilé et se demander quelles étoiles on relie entre elles pour faire quelle image, quel récit, dans le temps de cet après-coup. Car un texte n’est jamais seul, il est la solitude et l’océan, le ciel et les étoiles. C’est une parabole que je préfère, même si elle manque le côté vivant du processus d’écriture, même si les naissances sont fabuleuses. Car l’écriture c’est le possible, l’inattendu, une météorite qui devient vivante, par exemple. Cependant je me refuse encore à cette question de l’origine pour deux raisons, je crois. Pour une raison disons politique et pour une raison de sensibilité, qui ne sont pas si décorellées l’une de l’autre, bien évidemment.
La raison politique, et théorique, on l’a entendu avec l’évocation de Blanchot, c’est que je ne crois pas à la position d’autorité du discours de l’auteur sur son œuvre. C’est comme, écrit Blanchot, si un Noli me legere s’imposait de l’œuvre à l’auteur, qui souvent d’ailleurs, quand il se force à l’exercice, est un piètre lecteur de son œuvre. De plus, l’idée qu’une œuvre ait une origine qui soit un commandement, me semble à la fois éloigné du processus littéraire et manifeste aussi une vision politique de l’art et de l’artiste dans laquelle je ne me retrouve pas. L’artiste solitaire, génial, original, Créateur, me semble être une conception survivante à laquelle on devrait opposer d’autres modèles. Poétiques et politiques. On l’a déjà fait. Ça n’a pas duré. C’est que le changement de mentalité implique un changement d’époque.
Que la création ne soit ni commencement ni commandement, c’est dire que la création est littéralement, mais aussi politiquement, anarchique. C’est reconnaître aussi que « la parole est à moitié à celui qui écoute, et à moitié à celui qui parle », pour le dire avec Montaigne : elle est faite à plus d’un – plus d’une personne, plus d’un texte, plus d’un commencement. C’est à cela que ce colloque de l’entretien devrait répondre aussi. Un rapport moins unilatéral. Écrire en commun des critiques, écrire en amitié, écrire en partage, c’est ce que l’on a tenté avec Marc Verlynde dans la revue Error des éditions Abrüpt. Créer, résister à un certain discours sur l’art, c’est peu de choses et pourtant c’est tout, ça change tout.
Mais c’est aussi une question pratique et sensible, je l’ai dit, qui m’amène à refuser souvent de répondre à la question de l’origine ou des origines. J’écris sur des périodes assez longues, j’ai une mauvaise mémoire, et si l’on ajoute à ça que je suis un piètre archiviste de moi-même, on imagine bien la difficulté à restituer ce qui est une métamorphose nommée écriture.
Quelque part, le récit d’Une météorite nommée désir met en scène cette question de l’origine et de la création ne cessant de buissonner autour des fantasmes, des projets, d’une apocalypse rêvée et de tous les nouveaux commencements et de toutes les fins, dans laquelle la narratrice ne cesse de se perdre.
Or, rien ne commence ni ne termine de manière éclatante dans l’existence. C’est terrible à reconnaître. En cela, la narratrice qui doute profondément de pouvoir créer est sûrement déjà une créatrice. La personne qui crée est une personne qui s’interroge, qui ne cesse de s’interroger, et c’est pourquoi, je crois, elle fait des œuvres. Tout livre est alors un livre de questions, c’est pourquoi demander des réponses à une personne qui écrit est périlleux. On s’imagine qu’il y a des réponses, quand il n’y a que des questions, des souvenirs (souvent faux), des doutes, des impressions. Ce livre-ci n’échappe pas à la règle. Cependant, à défaut de source ou de réponses, quelles étaient les questions qui ont été les miennes durant l’écriture ? Ce livre a eu plusieurs mues, comme les serpents. Mais je crois qu’il y avait toujours uniquement l’unique question du désir, encore et encore, jusqu’au vertige, à l’extase, au manque et au malheur – sentiment d’incomplétude, sentiment d’infinitude. Est-il possible d’écrire sur le désir ? Est-il possible d’écrire sur autre chose ? Les deux questions se rejoignent paradoxalement dans leur commune réponse négative. L’écriture vient de cette tension paradoxale. C’est ce point aveugle du désir qui est donc, sans surprise à l’origine multiple de ce livre, ayant à un moment de l’écriture résonné avec la « désidération », terme qui désigne la conjonction ambigüe du désir et du désastre à l’époque de notre nihilisme cosmique.
Ce roman s’inscrit donc dans le sillage d’un concept plus grand, qui est celui de la désidération. Comment le définir, comment circonscrire ce rapport au désir et aux astres ?
Désidération est comme l’exploration de ce rapport contenu dans le mot désir quand on entend à nouveau dans le mot l’étoile (sidus) et sa perte (le de- privatif). On pourrait ainsi lire au niveau le plus élémentaire, dans la désidération, le symptôme de la déconnexion de la plupart des humains des phénomènes cosmiques, et ce au sens large. Mais à nouveau, il ne s’agit pas de nous retourner vers le passé – vers l’étymologie, ou un temps où notre désir et les étoiles étaient en accord. La désidération, comme les fantômes, nous regardent depuis l’avenir. Dans le désir, ce qui s’exprime, c’est notre regard sur l’avenir faisant retour sur notre présent. Notre présent catastrophique, au niveau de notre rapport au cosmos et notre rapport au désir – et il y va bien sûr ici d’une lecture politique, anthropologique, philosophique, entre autres.
Ainsi, je crois que désidération – qui a été élaborée avec SMITH et Jean-Philippe Uzan – n’appartient pas à un savoir en spécifique plutôt qu’à une sorte d’écologie des images. Pour prendre une métaphore, ce n’est pas une idée, mais une sorte de plante, d’algue, et de poème. De poème, si l’on considère que le poème est vraiment – et de cette vérité, j’aurais ici du mal à convaincre, hélas – un être vivant. Un être vivant non pas à l’égal des cnidaires ou des merles chanteurs, mais de manière différente, quelque chose qui évolue, assimile, exclut, choisit.
Cela n’est pas clair, mais je crois que le livre provient – pour revenir à la question des origines – du mouvement de refuser à la désidération de se figer dans un concept. Il y a ce mot de Derrida que j’aime beaucoup : « lorsque le concept est saisi, il est cuit ». C’est à la fois, assez drôle et je crois incarne quelque chose d’une philosophie de la déconstruction avec laquelle je trouve que la désidération consonne bien : non simplement l’idée que le devenir, le processus est important dans les concepts qui n’appartiennent à aucun « ciel des idées », à aucune transcendance, mais qu’ils sont au travail d’un inconscient, qu’il y va en eux d’un effort de Relation – pour le dire avec Édouard Glissant – qui se refuse catégoriquement à être défini dans les capacités opérationnelles d’un concept. La désidération fonctionne ainsi à « plus d’une langue ». Je crois que Contre-nuit, que les éditions Abrüpt ont fait paraître en décembre de l’année dernière, fait sentir cette entrelacement poétique de discours qui composent la désidération.
On dit parfois que les seconds romans sont les plus difficiles à écrire. De Capitale Songe à Une météorite nommée désir, on observe des continuités, notamment dans cette fiction à la confluence de Philip K. Dick et de l’onirisme surréaliste. Faut-il, pour écrire un second roman, se positionner face au premier, contre le premier ? Qu’est-ce qui change, d’un roman à un autre ?
C’est une œuvre à part qu’Une météorite nommée désir. Mais n’écrit-on pas toujours pour créer des œuvres à part ? Je crois qu’il n’y a pas d’intérêt d’écrire tant que le livre ne commande pas sa forme. Je m’en voudrais de proposer un livre qui ne soit pas suffisamment puissant pour s’imposer de cette façon. Chaque roman qui ne réinvente pas le roman ne m’intéresse pas. Il faut qu’il le réinvente en interne, sans aucune recherche d’originalité – car l’originalité est un leurre. Ce qui se reprend et varie d’un livre à l’autre m’échappe, et si j’en étais totalement conscient, sûrement cela me paralyserait-il. Ce roman est bien différent du premier. Son rapport au temps, à l’espace, n’a plus rien à voir. Le temps s’est rapproché de notre contemporanéité, et l’espace de banlieue sans nom dans lequel l’histoire se déroule pourrait être celui de la banlieue planétaire de ce monde globalisé. Les références ne sont plus Alien comme dans Capitale songe et pourtant elles sont bien toutes toujours ancrées dans l’alienocène de Frédéric Neyrat.
Je n’ai pas écrit ce livre pour proposer un contre-point au premier, ou sinon plutôt dans un sens musical d’une deuxième voix qui se mêle et reprend le motif de la première. C’est toujours cette variation du « contre » (tout contre, en opposition, en mélange, en altération) comme dans Contre-nuit. Sûrement que ce second roman est différent, s’oppose et varie par rapport à ce premier roman. Mais ce roman qui est le premier publié n’est pas pour moi le premier, et est à chaque fois le dernier. Je crois, là encore, que c’est une éthique littéraire. Volodine l’inscrivait déjà à la fin de ses premiers livres dans la présentation de l’auteur : « s’engageant complètement dans chaque livre, / comme s’il devait être le dernier / avant une mort paisible. » Oui, il faut faire chaque livre comme le premier mais aussi comme le dernier. Même si, bien sûr, on ne vit pas hors du monde, qu’on doit lutter contre cette pression du monde des livres pour écrire, écrire un autre livre, écrire le même livre et un livre différent. Cela ne doit pas compter. Ce qui compte c’est d’atteindre ce point où l’œuvre seule soutient sa solitude et existe pour elle-même, sans aucune considération que ce soit – souveraine.
Le texte prend en compte le discours qui peut le recouvrir : « Pense-bête : se souvenir de maintenant pour le raconter lors d’interviews où je raconte comment tout a commencé » ; « Cette fable à la Stephen King » ; « Notre besoin astronomique de raconter ». Comment le texte se positionne-il face à ce système d’auto-défense critique ? Comment se situer face à ce besoin contemporain d’un discours accompagnant le texte, presque aussi important que le texte lui-même ? Comment, même, raconter et commenter un livre ?
C’est tout le drame de la psyché de la narratrice d’Une météorite nommée désir, sa singularité, son extase et son malheur. Elle qui se veut créatrice, si lointainement que ce soit, éloignée de toute formation, de toute carrière, de toute sociabilité qui permettrait de rendre ce voeu de devenir scénariste quelque chose de réel, ne cesse de fuir dans une hallucination du commentaire venant se substituer à la fiction. L’ironie tragique est donc ainsi qu’elle arrive à créer uniquement dans cette manière de refuser la fiction, que dans cet état de dépersonnalisation où le récit se fait distanciation à elle-même. C’est dans cette approche du dehors que va s’accomplir le retournement et que l’intérieur et l’extérieur, le commentaire et la fiction vont se mêler et s’embrasser de manière nouvelle.
Il y a dans le texte cette idée très science-fictive du whormhole, du trou de ver, ce repli de l’espace qui permet de rapprocher entre eux les points et de permettre la jonction. Toutefois, on comprend bien que cette idée, dans ce roman, est moins science-fictive que synaptique et poétique : elle induit l’idée de rapprochements, de correspondances, de conjonctions. Peut-on penser cette idée du whormhole comme une méthode poétique, une forme de nouvelle rencontre sur la table de dissection du parapluie et de la machine à coudre ? Il y a en même temps l’idée d’un danger : « les livres finissent par former des trous de vers dans la voûte de mon crâne. »
« Saviez-vous qu’il y a autant d’étoiles dans l’univers que de neurones dans votre cerveau ? » Il y a un vertige de l’analogie. Cette figure m’a toujours fasciné et questionné. Nous aurions envie d’y voir un système naïf, archaïque, pré-scientifique. C’est tout à fait inexact, et l’histoire des sciences, les neurosciences ou l’anthropologie viennent contredire cette façon de lire et d’interpréter le monde qui repousserait l’analogie en bloc. Mais dans Une météorite nommée désir, la figure de l’analogie se trouble. Le livre commence d’ailleurs sur cette situation où la narratrice, jouant au jeu Snake, réfléchit sur l’analogie que lui offrent les pixels entre les vers et les serpents et désigne, d’un signe ambigu, la possibilité de réévaluer le jeu et la vie, en l’envisageant du côté du vers plutôt que du serpent. En réévaluant aussi le rôle maudit – et cette dimension religieuse la hante aussi – donné à tous ces animaux sans pattes. Mais l’analogie persiste comme une image rétinienne et confine au délire, confine au délire justement parce que la narratrice s’y refuse. C’est parce qu’elle ne veut pas voir des coïncidences qu’elle finit par en voir partout, jusqu’à ce que cela parasite l’entièreté de son rapport au monde. Oui, il y a un démon de l’analogie, et la narratrice est sûrement possédée par lui. Et il lui faudra un rituel d’exorcisme – qui inclut paradoxalement de faire rentrer des choses dans son corps – pour s’en libérer.
Il y a un discours, ou propos social, qui se fait entendre peut-être plus clairement que dans le premier roman. C’est par le biais des messages qu’il se fait entendre, où les idées se développent en étoiles. Les histoires « qui poppent en étoiles blanches, en grain de pop-corn. » Ces histoire d’humains « forcés de caresser leur portable, sinon ils meurent ». Comment se positionner face à ces « notifications », ce désir surgissant de porter une parole sur le monde dans lequel nous évoluons ? Comment savoir ce qui doit rester à quai, et ce qui peut rentrer dans le livre ?
On n’écrit jamais que de la politique, ou plutôt dans la politique. Je suis sensible à toutes ces réflexions que l’on a actuellement pour penser comment agir par ma création ? C’était le propos il y a peu d’Agir non agir de Pierre Vinclair sur le versant écologique, c’est encore la réflexion de beaucoup, comme de Pierre-Aurélien Delabre chez Abrüpt, sur le versant plus directement politique – la distinction entre ces deux versant étant la problématique même de notre temps, celle à laquelle autant Bruno Latour que Kosmocritik répondent, je crois, de manière très stimulante.
Cependant je ne porte pas un discours politique qui pourrait se distinguer d’un discours poétique et philosophique. Raconter est politique, philosophique et poétique. Si l’on soustrait une des dimension, ce n’est pas que l’on abstrait, simplifie, c’est qu’on s’aveugle totalement. Notre façon de raconter, la façon de donner la parole, à qui, comment, la manière de cosmiciser le rapport au monde, comme je le fais dans ce livre, est je crois de cet ordre. Ainsi, cette question du fétiche du téléphone portable qui est au centre de l’histoire déplace les perspectives pour en faire autre chose que la dénonciation du désastre de l’économie de l’attention et de la captation de l’économie libidinale. Ce serait un très mauvais livre, politique et poétique, s’il ne s’agissait que de mettre en scène un discours, de l’exemplifier – d’où ma résistance aussi concernant désidération, quand là encore, oui, il n’est question que de ça, de montrer l’incarnation d’une pensée, d’une pensée qui n’existe jamais sans désir, qui n’existe jamais sans objets, des objets qui ne sont jamais de purs outils comme il n’existe pas de pures pensées, mais qui participent toujours de notre individuation.
Mais, dans ces histoires écrites par SMS par la narratrice à destination de la météorite, semble s’exprimer dans les marges, de la manière la plus incidente, le côté le plus évident du politique, parce que la forme courte lui donne un air d’apologue. Ces histoires de « météorites-fictions », comme je les ai appelées pour moi-même, je les ai extraites d’un texte de 150 pages, pour composer en regard de l’intrigue principale un contre-chant, un contre-point à nouveau qui est à la fois toujours la voix de la narratrice mais où se découvrent une autre personnalité, une autre façon de s’adresser au monde, libérée qu’elle est dans son discours – s’adressant à un astéroïde dont elle sait qu’elle n’existe pas, qui existe pourtant pour elle, et qui lui permet, par le détour de son inexistence, de faire retour sur elle-même et son rapport au monde et à la fiction.
Il y a dans ce livre la tentation de la fable, ou de la parabole. Ainsi ce passage, qui passe par le renversement, où l’on imagine que les « gens lisent des livres dans les bus, dans les trains, partout. Ça m’inquiète. Ils vont se griller le cerveau s’ils continuent. » Mais la fable affleure, sans jamais être tout à fait investie, parce qu’elle se subsume dans cette grande histoire de météorite. Est-ce par un système de gravitations que ces sous-récits viennent se lier à cette comète générale ?
Ces petites météorites-fiction pourraient sembler être des contes, des fables, mais il n’y a pas de morale à la fin, et pas d’explication comme dans les paraboles. En cela, me dira-t-on, je rejoins une sorte de mouvement contemporain où l’on se refuse, depuis Kafka, à donner une résolution. J’aime beaucoup cette image de système gravitationnel d’un corps entourée de lunes astéroïdes. Sûrement que c’est une image de création d’un système planétaire séduisant, sauf qu’il faudrait remplacer la comète par autre chose qu’un soleil, plutôt un trou noir, car la météorite, ou ensuite Saïph, sont des corps absents magnétisant tout ce petit système et exerçant à distance leur influence. C’est un des modèles possibles, un corps noir – la météorite de l’absence (météorite dont manque aussi le récit) – et autour les anneaux saturniens des fictions. Contre-nuit offre aussi une image de cela dans sa création cyberlittéraire.
Est-ce qu’il n’y a pas aussi, dans cette volonté de lire les signes, quelque chose de la cartomancie ? « Peut-être que tout ce que l’on peut faire c’est de prêter attention aux fissures de bifurcations, ces présages discrets de la végétation qui finira par percer et offrir de nouvelles perspectives. » Après tout, même Balzac, dans le Cousin Pons, faisait l’éloge de l’astrologie judiciaire.
Il y a une astrologie et une dés-astrologie à l’œuvre dans ce livre. Comment lire son destin dans les étoiles avec la pollution lumineuse ? Avec des applications ? Avec des prophéties composées par des algorithmes à partir de bases de données de phrases assez vagues pour emporter l’adhésion jusque dans les étoiles ? Il y va de cela et de la divination comme art de lire dans le ciel quand il n’y a plus de ciel. J’aime l’idée de Relation avec qui on pourrait dire : comment arriver à relire, relier, relater notre carte du ciel ? C’est ce que tente la narratrice qui oscille entre astrologie – à tout se représenter de manière métaphorique sous le champ lexical du cosmique – et désastrologie, c’est-à-dire à la fois qu’elle se refuse à la pensée de l’astrologie et que sa propre expérience sensible du cosmos est marquée par le désastre.
Le texte fonctionne aussi par flashs d’images, images poppant dans le blanc de la page, avant de se figer comme neige sur l’écran. Ainsi cette phrase sibylline : « La Divinité, n’est-ce pas notre manière d’appeler l’effacement des images et des noms en nous ? » Comment comprendre cette conjonction du divin et de l’effacement ?
Le nihilisme et le sacré entretiennent des relations graves, des relations de gravité autour d’un centre absent – Dieu. On y revient. Le nihilisme est je crois central pour analyser ce déboussolement produisant une absence de sol et une absence de ciel en même temps qu’une perte de repères. Dire cela est dangereux. Il faudrait parler légèrement de ces choses graves et gravement des choses légères. C’est aussi ce qui se passe dans ce texte où le sacré se recompose sous d’autres espèces, où peut-être on apprend à l’abandonner sous la forme que l’on a connue, c’est-à-dire avec crainte et tremblement, dans un espace séparé du profane, monde du divin, du sauf, de l’intouchable. La sorte de reconnaissance qui s’accomplit mélancoliquement dans le récit est aussi la cicatrisation de cette rupture. De celle-ci et de bien d’autres. Cependant, moins que de cicatriser, peut-être s’agit-il de prendre chair, une chair étendue au monde, et jusqu’aux étoiles. Que m’est-il permis d’espérer est une question en suspens mais qui traverse l’ouvrage, qui se reconnaît de plus en plus au fil du texte. Cette espérance vide, ce regard sans regard, peut trouver quelque chose d’une dimension réelle, neutralisant le positif et le négatif, le sacré et le profane, la question de l’ailleurs et l’ici. L’espérance demeure, et cette demeure est en mouvement, en interaction perpétuelle avec tout le cosmos.
Le texte est porté par les courants de la dérive : « la dérive est un art délicat où l’on ne se retrouve ni l’on se perd, où l’on laisse un espace neutre se faire en nous et avec nous. ». Cette exploration errante, c’est presque la quête des chevaliers arthuriens, la dérive des grands explorateurs, mais perdus dans la nuit numérique et métaphysique d’une époque contemporaine. La dérive n’est-elle qu’un état transitoire, où y a-t-il bien un graal au bout de la quête ?
Le flux de la pensée de la narratrice et son mouvement a à voir avec l’errance des surréalistes et l’investigation de la psychogéographie situationniste. Il y a chez elle cette désorientation de cette absence de but qui est bien la tournure que prend l’aventure depuis le siècle dernier. Car on peut dire qu’il y a là la grande rupture d’avec le récit – et du récit comme ce qui fonde le romanesque. Le récit, c’est Ulysse errant à travers les mers, mais finissant par rejoindre Ithaque. Tandis que la souveraineté chère à Bataille s’impose désormais, comme l’incertitude de l’avenir et la viduité de toute fin. En cela le récit, ce récit, témoigne de cette angoisse, de ce cri étouffé des Sirènes. Cependant, je trouve que la légende du Graal offre une configuration intéressante, car ambigüe. Car lorsque le Graal apparaît à Perceval, il ne se rend pas compte que l’objet de sa quête vient de passer sous ses yeux et il n’ose interrompre le cérémonial, et il devra continuer son errance, sa recherche. Ici, la météorite est aussi un Graal qui ne cesse de se présenter, de se métamorphoser comme un Zahir borgésien et qui, cependant, n’est jamais reconnue par la narratrice dont la naïveté la fait rejoindre le personnage de Perceval. J’aime profondément ces personnages dont l’idiotie est merveilleuse, douce et franche, celle que l’on retrouve du prince Mychkine à Janos Valuska.
C’est un livre catastrophe, mais un livre fondé sur un désastre sans désastre. Il y a certes cette météorite, dont on ne sait jamais tout à fait si elle est réelle ou fantasmée. Mais il y a surtout ce sentiment prégnant d’un désastre mental, psychique, voire conceptuel. Comme si le récit était construit depuis des décombres, des désastres de croyance. Quelles sont ces ruines, quelle est la catastrophe initiale qui nous est dérobée ? Une perte de croyance générale en l’avenir ? Une foi vacillante en l’humanité ? Un isolement progressif de l’individu, de la parole, de l’art ?
Je n’ai pas de réponse à cela. Il y a une somme de catastrophes qui, comme pour la question des origines, est peut-être moins importante que de savoir que faire dans ces ruines. Comment reconnaître que nous vivons déjà dans ce monde en ruine qui n’est pas une projection dans le futur mais déjà un passé ? Le livre est à bien des égards un livre catastrophe à l’envers. À l’envers à la fois parce qu’il s’efforce de résister à la fascination pour la destruction, la complaisance dans le malheur (« le malheur a été mon Dieu ») et à la fois par sa « révélation » finale – c’est-à-dire littéralement : son apocalypse – qui est plutôt le contraire d’un monde sauvé de la catastrophe, mais qui en fait le récit dans la perspective d’une autre vision du monde.
Ce livre est un roman, qui porte en lui le désir de roman, mais qui porte aussi une foi ébranlée dans le désir romanesque, dans sa pâte narrative – chose qu’on observait déjà dans Capitale Songe. « Dans mes poches je ressors des bouts de papier où rien n’est écrit, une ébauche des histoires que je n’arrive plus à déchiffrer ». Comment faire face à ce désir avorté de romanesque ? Qu’est-ce qui rebute dans l’alchimie romanesque tel qu’elle est habituellement pratiquée ?
Je dois peut-être reconnaître qu’il passe ici de mon propre rapport à la narration. Je pense par image, par scène, mais l’animation de l’ensemble, le miracle de la succession de la cinématographie mentale m’est à la fois un désir et une incapacité. Pourtant, il y a une sorte de plaisir dans cette harmonie à trouver entre l’illusion romanesque et sa crise. Oui, chaque roman que je fais – on revient à ce que je disais tout à l’heure – est une tentative de faire une œuvre et son contraire, de mettre en crise le roman et de le réinventer, de le faire exploser et de le maintenir dans un système où nébuleuse, il donnera forme à d’autres systèmes solaires, à d’autres livres, à d’autres idées, chez moi et j’espère chez les personnes qui me liront.
Ce n’est pas seulement le roman qui semble mis en cause, mais l’histoire elle-même, ou le besoin de raconter, de se raconter. « Tout ce qui me fait horreur, une humanité infantile qui a besoin qu’on lui raconte des histoires ». Comment faire face à ce sentiment double, besoin de raconter, dégout des histoires ? « J’ai l’intuition d’une fable à venir qui n’arrive pas à s’énoncer. »
Là, on se trouve au niveau de la narratrice et de ses complexes, de son désir contrarié de faire histoire et de ne pas y arriver, de raconter tout, sauf elle, sauf le monde, sauf le nom, sauf l’histoire qui a du sens. C’est la fuite du sens, la panique qui l’amène à cette effusion de fictions sans efficace, pense-t-elle, mais qui, au contraire, en viennent peu à peu se révéler comme remettant en cause ces partages entre réel et imaginaire.
Selon la formule trop souvent convenue dans les discours contemporains, de quoi la météorite est-elle le nom ? « Je sais que je ne pourrai pas parler avec ma météorite. Pourtant j’ai besoin d’elle. De la fiction d’elle. De cette déchirure ». Exprime-t-elle un désir de cataclysme, de tabula rasa ? La chute d’astre appelle-t-elle à un monde nouveau, une reconfiguration des sensations ?
On pourrait dire, trop rapidement, que le nom de la météorite, on en a un dans le livre, c’est Saïph. Mais ce nom est encore un leurre trop lumineux. Saïph elle-même est un référent assez trouble. C’est le nom d’une étoile de la constellation que les Grecs anciens ont nommé Orion, et c’est une personne dont l’existence est corroborée par peu d’éléments. Si j’ai nommé pour moi « météorite-fictions » ces petits textes alternatifs, c’était bien pour diffuser cette idée que la météorite est multiple, qu’elle est toujours déjà arrivée, comme la Terre formée de milliards de météorites, en même temps que l’eau des cellules notre corps, mais bien sûr la catastrophe aussi est toujours déjà arrivée, en cours de se réaliser. Ainsi ce monde nouveau d’après l’apocalypse est surtout un changement de récit.
Il y a cette belle image d’un télescope qui « détecte un rêve dans la poussière des anneaux de Saturne ». Qu’il y a-t-il après la catastrophe, quelle est la queue de comète de cette Météorite ?
Il y a une boucle dans ce livre, la fin revient au début, comme dans un temps cyclique, et un nouveau cycle se met en place. C’est assez amusant parce que la fin de ce livre est vraiment le début d’un autre roman, écrit il y a dix ans déjà, et qui peut-être renaîtra de cette petite image finale. En tout cas, c’est un signe, un rêve d’un livre dans un autre livre.
Lucien Raphmaj, Une météorite nommée désir, éditions de l’Ogre, mars 2023, 238 p., 18 €