Franck Venaille, poète : inclassable, incassable (Avant l’Escaut)

La façon la plus certaine de situer Franck Venaille consiste à dire ce qu’il n’est pas, à dire le monde auquel il n’appartient pas et à quel régime de sensibilité il se refuse. Ici il n’y a pas de mondanité, pas de pose d’artiste, il n’y a ni égoïsme, ni arrivisme ou carriérisme, il n’y a pas ces faussaires qui batifolent d’un air faussement pénétré comme convaincus eux-mêmes de leur propre personne. Non. C’est une autre manière d’être que sa poésie démontre : aiguë, sourde, viscérale, sanguine ; écorchée, froide, réfléchie, heurtée. Un art comme il en existe peu, car il existe peu d’œuvres qui refusent autant les concessions, concessions qui n’empêchent pas l’art mais qui limitent, adoucissent et tempèrent l’extrémisme dont il peut faire preuve.

La très heureuse publication du volume Avant l’Escaut. Poésies & proses, 1966-1989, dans une édition de Stéphane Cunescu à L’Atelier Contemporain, permet de redonner l’accès aux premiers textes de Franck Venaille. Parce qu’ils n’étaient plus édités, ils empêchaient de découvrir la naissance de ce ton très singulier, présent dès Papiers d’identités (1966) et l’Apprenti foudroyé (1969), et de redécouvrir des textes méconnus – a-t-on vu beaucoup d’autres poètes contemporains publier des récits chez Minuit, comme ce fut le cas pour Caballero Hôtel (1974) et La Guerre d’Algérie (1978) ? Somme toute, un projet simple à l’origine de ce volume : lire ou relire Venaille, le reparcourir, l’explorer, plonger dans ses noirceurs et ses lumières ; fréquenter l’un des tout premiers poètes contemporains.

Avant l’Escaut, c’est-à-dire avant le grand paysage qui le définira dans le recueil du même nom : cette Belgique matinée de fleuves, de canaux et de tourbes. Ici c’est un autre décor, plus urbain, plus conflictuel, qui se dessine notamment dans Papiers d’identités – mais la différence de paysage n’empêche pas la continuité de la voix, de sa dureté. Volume somme qui pose une question légitime : par où commencer ? Comment lire une œuvre-somme ? Par le début, justement : par la saisie de ce ton qui sera sa marque de fabrique. Venaille est un illustre inconnu parce qu’il n’est pas connu à la mesure de son importance. Son importance ? la première : il est l’un des plus grand poètes français de la fin du 20e siècle. Ce ne sont bien sûr que des catégorisations bêtes et méchantes, qui servent seulement à recommander à l’attention de  ceux qui lisent ; ces catégorisations, chacun a la sienne, et fort heureusement il est une manière très simple d’y réfléchir, c’est de la faire soi-même, c’est de lire attentivement, avec acuité, de réfléchir, de soupeser, de comparer, de remettre en question, et de se poser finalement la seule question qui importe : qu’est-ce qui reste, qu’est-ce qui retient, qu’est-ce qui s’est fixé à l’intérieur et n’en partira jamais, et qu’est-ce qui à l’intérieur creuse, qu’est-ce qui dans le cerveau touche la formation de l’espace sensible ? Pour tenter de répondre à cette question, approchons les nœuds de cette poésie – qui, comme les stries d’un bois, expriment son mouvement.

C’est par la forme que Venaille tire sa singularité. Ce n’est pas seulement le mélange de textes en vers et de textes en prose qui fait sa marque, mais plutôt le fait que quelle que soit la forme qu’il utilise, vers, prose ou récit, il y a le même emportement, la même fureur qui traverse le texte. Cela passe par des choses que l’on peut nommer : la concentration de la phrase, parfois l’absence de ponctuation, mais aussi la brièveté des textes, resserrés sur eux-mêmes, recroquevillés et en même temps s’élançant abruptement aux visage de ceux qui les lisent. Ce ton-là est unique et transmet au texte une puissance qui est un catapultage : une phrase-arquebuse dont l’élan est implacable. « Jack-to-Jack je vais mal je suis ma propre doublure mouton perdu dans 1 meute de loups brebis salement galeuse au sein de son petit troupo Jack-to-Jack je vais comme j’ai 10+ haut: crois-le il n’y a pas d’interstice par où passer son visage le monde est là grassement allongé et nous sommes quelques 1 à être mécontents de tout et de nous-mêmes peu à peu mon visage se perd s’estompe et disparaît je le prends dans mes mains je le contemple et il en sort un povero sourire fait de tous et de moi-même qui autrefois quelque peu t’aimait. » A ce ton est associé à un rythme qui prend à la gorge, un rythme d’un désespoir mâtiné de colère ou d’une rage lourdée de tristesses. « Nous voici nain Gnome notre bosse nous pèse Nous voici Garde Blanc chaque nuit la détresse se carre dans nos rêves et nous la subissons Nous la reconnaissons Que faire Comment lutter contre ce qui est en nous dans notre sang contre nos côtes entre nos dents Je ne sais plus prier Je n’ose pas hurler Chaque jour pourtant se gagne Dans un couloir de métro près d’un chien borgne je demande aux passants au moins une raison de continuer ».

La forme des textes de Venaille montre aussi ce patchwork, ce côté suture : les textes sont troués, ce sont des morceaux rapiécés ensemble qui cherche à figurer un sentiment de déchirement sans doute plus grand. « Les mots les amis et les disques tout cela disparaît puisque tu n’es pas là et que je me retrouve seul collé à mes vêtements non je ne voudrais pas de cette vie où je dîne à minuit avec des gestes misérables d’automate je t’aime encore pourtant voici les mauvais jours les étapes tant bien que mal dépassées surmontées à coups de larmes solitaires d’envie de se tuer de disputes incantatoires à chaque jour sa nuit ses heures de détresse mal compensées par la communauté du comptoir mais pourtant si je t’aime à chaque nuit ses rêves l’enfant qui pleure on se lève les épaules se tassent demain dis-moi que nous serons ensemble que je n’affronterai pas seul le labyrinthe quotidien déjà le désespoir m’a repris par la main et mes matins ressemblent à un couloir d’hôpital où le temps d’un drap levé j’aperçois ce blessé qui me ressemble et me perpétuera. »

Des images peuvent dire l’effet de sa poésie : c’est conjointement celle de la précipitation et de l’orage. Précipitations, car la phrase procède en ruissellement furieux, elle se dépêche de dire et pour se faire concentre au maximum ce qu’elle a à dire : une phrase portée par l’urgence et la nécessité de dire vite. L’orage, parce qu’il y a toujours quelque chose qui couvre, de cela l’on est sûr, et parfois cela éclate terriblement, cela tonne dans le texte traversé d’un éclair. Mais c’est aussi une poésie qui suffoque, qui halète, qui s’engorge, une poésie gonflée d’un trop-plein de choses à dire qui se transforment en mutisme rentrée – une poésie atavique, nerveuse et irriguée par les colères. « Dans une cave on torturait quelqu’un Chaque jour Chaque soir quelqu’un hurlait plus fort sous une ampoule nue Quelqu’un qui me ressemblait Quelqu’un pourri de coups qui pourtant était un ancien enfant lui aussi Étais-je déjà si profondément dans la terre pour ne pas me lever Partir les rejoindre Pour le moins prononcer les mots qui les réchaufferaient Me revoyais adolescent dans les charges de police Qu’étais-je devenu Quel triste solitaire à gages Quel moribond Mais elle en souriant défaisait le lit triste ». Sa poésie qui se construit par bloc de textes, isolés et denses dans la page, pourrait s’apparenter à la pratique de la stèle, tel que la fait par exemple ce sculpteur de Segalen ; mais on pourrait presque la qualifier de poésie pop-up, comme des sortes d’écriteaux publicitaires que l’on verrait dans les rues de la ville, graffitis poétique qui essaient de concentrer des impressions, souvenirs vifs, alertes.

Si Venaille est un poète inclassable, comme le dit la préface, nous pouvons aussi ajouter qu’il est résolument un poète incassable : que rien ne parvient à anéantir. Malgré les coups du sort, les goûts de défaite dans la bouche, les avanies subis par le corps, les meurtrissures flétrissant l’esprit, il reste debout, et il ne se contente pas de rester debout mais lève le regard avec dans les yeux le feu brûlant du refus. Et le paradoxe étant que s’il est effectivement un poète incassable, il est en même temps un poète écorché : non selon le vieux mythe doloriste hérité des mauvais romantiques, mais selon l’œil clinique et absolu du médecin légiste. « Ainsi nous portons tous un homme malade dans notre poitrine nous le portons. Parfois lorsqu’il s’est trop longuement assoupi quelque part c’est avec tes gestes tendres que nous le ramenons à nous. On l’allonge sur un lit de fer. Il est blanc. Il porte le masque d’avant la vie d’avant l’imitation de la vie. […] Ainsi sa vie est un récit dont il nous faut au préalable inventer l’écriture. » Car il y a quelque chose de sanguin, d’ouvert, d’explosé dans l’exposition de cette souffrance. Ce n’est plus seulement une mise à nu, c’est une découverte d’entrailles, mais comme cachée par une main et montrée par une autre. Ce n’est pas le rituel mortifère à la Mishima, plutôt une espèce de pénitence ou de chemin de croix. « La fatigue Bien sûr on se parait des coups protégeant son enfant barricadant sa porte mais la salope était bien plus forte la fatigue Elle vous brisait décourager et j’appelais ma mère et j’épelais son nom comme un aveugle qui demande un dictionnaire ». Qu’on ne se trompe pas : il ne s’agit pas de surjouer la souffrance, ni d’en faire le seul moteur d’une écriture qui a bien d’autres armes, mais bien plutôt de chercher comment la déjouer.

Faire œuvre ici consiste à montrer comment l’écriture s’appuie sur cette souffrance pour rebasculer sur autre chose, pour repartir vers de nouvelles frénésies. Voilà pourquoi l’on observe un poète aussi enragé, poète d’une colère froide et obstinée. Aucune pose de dandy, ne soyez pas trompé par la photo qui ouvre le volume ; le Venaille qu’on connaît, celui dont le corps figure la poésie, c’est un homme tremblant, fatigué, malade ; un homme qui ne joue pas sa maladie mais un homme qui, la voix tremblée, parle quand même ; un homme qui le corps cassé continue de marcher : un homme en guerre.

« Quelque chose arrive. Quelque chose se prépare. On ne sait pas encore quoi. On en tout cas le pressentait avant les autres : le lourd sac d’organes gonflé rempli débordant de matière. Quelque chose s’insinue. cela rampe le long des viscères. Quelque chose. Qui n’a pas de nom. Qui échappe à la nomination. Une chose. Qui nous tient lieu d’amie de camarade amère. Un peu sauvage. Elle nous éveille. Elle nous réveille. »

Franck Venaille, Avant l’Escaut. Poésies et proses, 1966-1989, édition de Stéphane Cunescu, préface de Marc Blanchet, l’Atelier Contemporain, octobre 2023, 30€