La légende de Saigyô : le livre pauvre d’un poète archaïque

C‘est l’histoire d’un poète, comme il en existe tant : un jour il vient, il vit, il aime, puis souffre et meurt. Parfois ces gens-là meurent et sont oubliés et rejoignent l’humus général du monde, d’autres fois, ayant réussi le long parcours de l’œuvre, quelque chose en reste et surnage dans la scorie des siècles, et on en garde traces ; peut-être sont-ils lus, aimés, honnis, peut-être vivent-ils ainsi ; parfois même on romance leur vie- pour s’en souvenir davantage.

Ils sont quelque uns dont l’œuvre s’accompagne de la vie. Il y a Li Po, le poète chinois, l’exilé sur la terre, mort en 762, il y a Ryôkan, ermite japonais, mort en 1831 : à chaque fois, des corpus maigres, resserrés, que ne tiennent aucun projet d’œuvre ou de recueil, une centaine de poèmes ramassés dans l’escarcelle d’un livre que des mains autres ont composé – pour s’en souvenir. On abandonne l’idée altière et haute de l’œuvre savamment composée pour s’inscrire dans un champ esthétique, et on retrouve une tradition de l’écriture remplie d’humilité. Une écriture pauvre, pourrait-on presque dire, si on se souvient de la tradition contemporaine des livres pauvres : comme si ces petits corpus étaient des livres pauvres devenus livres éternels, tout en portant encore la trace, le phrasé, l’humilité sacrée de la pauvreté, de ces textes semblables des scolies ajoutées à la vie elle-même.

Celui qui nous intéresse aujourd’hui est Saigyô, poète japonais qui a vécu au XIIe siècle. Le très beau petit volume qu’est La Légende de Saigyô aux éditions Allia nous permet, un petit instant, de parcourir avec lui les sentiers errants qui ont été ceux de cette vie. La Légende de Saigyô est une forme japonaise qu’on appelle monogatari, terme à l’utilisation très large qui désigne aussi bien des romans fleuves (Le Dit du Genji, le grand classique japonais par excellence), des chroniques historiques (Le Dit des Heiké) que des narrations qui s’approchent du conte, de la légende ou de la vie (Le Dit de Heichû). Le Saigyô Monogatari – ici donc traduit par légende – nous est donné en langue française par René Sieffert, à qui l’on doit également toutes les textes français des œuvres japonaises citées plus haut. Il faut ici rendre à ces traducteurs qui permettent la passation de ces textes, traducteurs œuvrant dans l’ombre et s’affrontant à des textes extrêmement ardus à traduire, des textes qui n’intéressent pas la mode ni le grand public, mais qui ne sont pourtant pas si poussiéreux quand on prend le temps de les lire. Lire cette littérature ancestrale permet de se souvenir que les grands livres ne sont pas toujours ceux que couronnent l’arène et les discours médiatiques ; qu’il existe parfois davantage de poésie dans un petit livre humble et oublié que dans tous ceux qui invoquent à tort son nom. Qu’on pense à René Sieffert pour la langue japonaise, à Madeleine Biardeau traductrice du Râmâyana et du Mahâbhârata, à Régis Boyer traducteur de l’Edda et des Sagas Islandaises, à Olivier Sers traduisant Ovide, Lucrère et Virgile : long travail souterrain et intestin, visant à rejoindre par des sentiers nouveaux des textes venus de l’aube de l’humanité.

Comment rendre compte de quelque chose d’aussi tenu, aérien, qu’une vie médiévale de poète japonais ? Peut-être déjà en nommant ce qu’est ce récit : une vie, modèle de vie autant que vie modèle, racontée de manière anonyme, et certainement composée, comme le laisse entendre René Sieffert, dans une entreprise de légende (au sens de cartel, de sous-titre) des poèmes eux-mêmes. On a certainement conservé les textes, agrémentés de quelques détails biographiques, détails parfois donnés par les poèmes eux-mêmes ; à partir de cela, une main anonyme décida d’un sens, d’un ordre, décida de recomposer l’ensemble disparate en une trajectoire qui est celle d’une œuvre épousant les méandres d’une vie. Face à un tel projet, on peut imaginer à quel point le résultat peut être indécis : mais ce serait oublier qu’on est face à un récit japonais classique, avec toute son épure, sa maîtrise, ses fulgurances retenues, et que l’on est face à un traducteur qui sait écrire une langue d’arrivée avec une tenue réelle. La Légende de Saigyô est donc un récit en lévitation, qui fonctionne par petites cristallisations d’instants, de brefs textes, innervés par la trajectoire errante, cabrée, déliée que peut avoir une vie. Pour rendre compte de ce récit, il faut donc s’attacher à épouser les sinusoïdes lentes, hypnotiques, gravitées qui le composent.

Alors suivons pas à pas, dans un parcours d’errance, comme le suppose la composition même de ce texte, suivons notre poète. À l’enseigne de sa vie, il y a ce précepte :

« femme enfants trésor ni trône même
à l’heure ultime rien ne vous suivra
seule l’observance sans faille des préceptes
en les vies présente et future vous sera fidèle. »

Car derrière cette figure de poète, il y a l’ombre d’une vieille sagesse qui se laisse deviner, le bouddhisme et sa gravité un peu riante. Rien de ce que vous avez vécu ne restera, tout passe, cendres et poussières, humus. Cependant il nous faut nuancer, car s’il n’est pas sûr qu’il existe des vies futures que garantissent de spirituels préceptes, il reste une chose sur lequel on peut compter, ce sont les textes. Les textes qui conservent le souvenir d’un poète obscur dont on a légendé la vie, pour la simple raison qu’elle permettait de raconter ses poèmes et ainsi les sauvegarder.

Le poète, parce que sa vie le légende, ne peut être n’importe qui :

Cela dit, pour ce qui était de faire éclore des fleurs sur les arbres et les herbes desséchées ou d’adoucir le cœur des démons féroces, il n’avait à rougir devant aucun des génies de la poésie, ses devanciers.

Projets délicats autant qu’ambitieux : il est le thaumaturge qui parle au monde, il est l’exorciste qui ne chasse pas le démon mais le fait s’attendrir, il est l’une des figurations de cette longue chaine de l’ancre qu’est la poésie. Nous le suivons comme nous suivrions quelques autres de ces hères qui cheminent comme ils peuvent, en tentant de laisser traces de qui ils furent, c’est-à-dire comment ils ont senti.

Ce qui rend attachante cette légende, ce sont toutes ces incursions narratives qui cherchent à cerner ce que peut être une vie :

« Or bien, si l’on y réfléchit à loisir, il apparaît que naître en un corps humain, c’est autant dire faire descendre un fil du haut du ciel pour le passer par le chas d’une aiguille au fond du vaste océan, et par surcroit rencontrer la Loi du Bouddha, c’est être pareil à la tortue aveugle qui trouve abri dans le creux d’un bois flottant. Que, malgré cela, l’on s’attache à d’illusoires splendeurs, et, entravé par les liens qui n’ont qu’un temps avec femme et enfant, l’on se prépare un funeste destin pour la vie à venir, voilà certes ce qui est fâcheux. Les joies des vingt-cinq années écoulées, tout bien considéré, étaient vaines plus que le songe d’un instant de sommeil. Et quand bien même il vivrait vingt ou trente années encore, quel souvenir en resterait-il ? »

Attitude face au monde, face à la vie, donc à la mort : vieille sagesse qui rappelle les stoïciens, souviens-toi que ta vie va s’arrêter. Si le bouddhisme se ressent dans l’armature qui dirige la rédaction de cette vie, elle se fait toujours avec ce sourire un peu étrange, qui feint le rire et la gravité : c’est vrai, à quoi bon vivre davantage, quand tout disparait, quand tout nuit et conspire à vous nuire ? Le narrateur nous le fait sagement remarquer, quand dans un même temps il raconte une vie qui échappe à l’écueil de l’oubli – malice sourde de vieux renard.

Le bouddhisme n’est pas que gravité ; il est aussi simplicité, une simplicité affectueuse qu’on aime retrouver dans les vieux récits antiques. Ainsi de ce saint homme Shosha, que le récit mentionne, et qui disait :

De mon coude plié je fais mon appui-tête. En cela réside le bonheur. Pourquoi donc en outre rechercherais-je la gloire et la splendeur des nuages flottants ?

Si vivre est peu de choses face à la gueule noire de l’oubli, pourtant on ne se formalise pas : on récolte les graines simples, le bonheur venu du jour, dans la délicatesse d’un geste humble.

Le poète, quand il évolue dans le monde, se pare d’une grâce délicate que la narration transcrit elle-même par de discrets mouvements de voiles, à la manière d’un tissu agité par la dynamique d’un mouvement :

Cet homme avait coutume, au souffle des vents de Naniwazu, de chasser les poussières de son cœur, et, en puisant au cours de la Tomi-no-wogawa, d’assurer la vigueur de sa pensée.

Puisant dans la force élémentaire du monde, le poète s’adosse à sa vitalité. Délicatesse du trait, encore une fois, qui saisit les choses simplement, sans affect mais non sans effet.

Nous est donné à lire, de manière régulière, jaillis de la vie et du temps qui s’écoule, des poèmes de Saigyô ; poèmes simples, retenus, sensibles, sans affèteries, sans exercices, petites choses ajoutées au monde comme des bulles suspendues autour d’un corps qui s’arrête :

« viens arrête-toi
pour voir de mon logis
la splendeur des pruniers
le goût de la solitude
est affaire de saison »

Instant suspendu, cristallisé, instant qui passe, et le temps passe lui aussi :

« les ans et les mois
comment les ai-je pu vivre
sans m’en soucier
quand celui que j’ai vu hier
ce jour n’est plus de ce monde »

Parfois quelque chose accroche l’œil et le cœur :

« même de celui
qui des choses d’ordinaires
ne se soucie
il touche et remue le cœur
le premier vent d’automne »

« Soumis au chef du signe de l’automne », disait Apollinaire ; l’automne retourne toujours les sens :

« mon cœur qui aspire
plus que tout à s’éloigner
de ce triste monde
un instant encore retiens-le
ô lune des nuits d’automne »

Et puis de temps en temps il y a ces petites choses délicates, qui semblent surgir de rien, et flotter là dans l’air en attendant qu’on les cueille :

« Et lors il lui souvint de quelqu’un avec qui il avait échangé la promesse de penser l’un à l’autre chaque fois qu’il verrait la lune.

celui à qui j’avais
dans ma patrie fait promesse
de regarder la lune
aura-t-il cette nuit aussi
de larme mouillé sa manche

toi le coucou
si tu vas à la capitale
transmets ce message
que ce qui m’a retardé
ce sont les peines du voyage »

Mais le temps court, même lorsqu’on raconte une vie, toujours la fin approche, et les amis s’en vont, et les amours meurent, et la vie passe :

« Comme la vie échappe à notre volonté, il lui fut donné de revenir dans son ancien séjour, et quand il voulut voir où en était les choses à la capitale, il constata par expérience que, les uns plus tard, les autres plutôt, les hommes finissent par devenir rosée au bout d’une branche ou goutte d’eau au pied d’un arbre ; il rechercha ce que dix ans et plus il avait fréquentés familièrement : tous étaient montés en fumée du soir sur la lande de Toribé ou dissous dans la rosée du matin au mont Funaoka, et seuls subsistaient des noms vides de sens parmi les touffes de roseaux ou d’armoises. »

Mais on se souvient des choses passées, on rêve de camaraderie :

« par le souvenir
toujours hanté des passions
du temps jadis
mes jours se sont prolongés
en ce monde de misère

au séjour des monts
ah s’il se trouvait quelqu’un
qui détesta le monde
ensemble nous deviserions
de nos erreurs d’autrefois »

Et revient cette lune d’automne :

« en voyant la lune
des automnes de jadis
j’ai cru retrouver
le temps où mon cœur
en était tout transporté. »

Et puis vient la mort, car il faut toujours mourir, parfois plus tôt que plus tard, mais toujours mourir, et on ne choisit pas comment l’on meurt, mais l’on peut choisir l’attitude à composer face à la vieille mort :

« Et toujours, des manches de l’habit de compassion il essuyait des larmes de joie, dans la robe de patience il tenait enveloppé le joyau de la vérité sans prix. »

Et puis on met une stèle :

« au Bouddha veuille
offrir fleur de cerisier
à mon intention
qui de mon salut futur
viendrait à se soucier »

Et puis on s’en va.

 

La légende de Saigyô, traduit du japonais par René Sieffert, Allia, janvier 2024, 9€