On n’aime pas quand quelqu’un meurt. Et pourtant on ne le connaît pas ou si peu, autant que tous ceux qui ont lu et relu ses livres, ceux qui se sont habitués à ce vieux compagnonnage. On est triste, alors qu’au fond on ne sait rien de l’homme, on ne sait rien de ce qu’il a été, comment il a vécu et ressenti les choses qui ont été sa vie – ne connaissant que l’écrivain, même pas, pas l’écrivain, lui qui n’a presque jamais joué à être un écrivain, refusant le jeu médiatique qui accompagne aujourd’hui l’écriture – ne connaissant dès lors que les livres, les longs paysages rudes de ses livres, les crépuscules de ses nuits, et son verbe, la cadence de son verbe, on le connaissait par l’implacable cadence litanique de son verbe.
On savait qu’il était vieux bien sûr, mais on savait pourtant qu’il était là, quelque part dans le paysage, avec sa figure austère qu’éclairait parfois un sourire éclatant comme une aube, oui, on le savait là, aussi vieux que la mémoire des siècles, et immémorial comme eux. Et parfois on aime bien qu’il y ait ces figures taillées dans l’écorce, saisies dans notre paysage ; simplement de savoir qu’ils sont là quelque part, burinés par le temps, les usures, les revers, mais toujours là – le savoir fait du bien. On savait qu’il allait mourir, bien sûr, mais on aime toujours croire que ce sera plus tard que plus tôt, et que quelque chose du vieux bonhomme restera encore un peu avec nous. Si on ne voulait pas qu’il prenne son congé trop tôt, c’est qu’on savait bien qu’il était grand, certes, très grand, peut-être le plus grand, mais qu’il était surtout différent, qu’il ne jouait pas le même jeu que les autres, qu’il était fait d’un alliage singulier. On ne pleure pas, on ne se donne pas au spectacle intérieur des larmes, car après tout on ne le connait pas ; et pourtant au fond de nous quelque chose se casse et se perd avec lui. On ne pleure pas, car ce n’est qu’un écrivain, au fond, qu’un homme qu’on ne connait pas, qu’on a aimé un peu sans que cet amour soit payé de retour, comme cela arrive souvent, comme cela est la loi de l’art. On est touché par quelqu’un qui ne nous connait pas, traversé par une œuvre qui nous habite et nous transforme, et un jour celui qui l’a écrit s’en va, et l’œuvre continue à vivre mais elle se referme.
Et c’est comme si avec lui quelque chose du vieux monde mourrait. Quel est-il ce vieux monde, on n’en sait rien, et le vieux monde toujours meurt, c’est là sa nature, de représenter un passé finissant qu’on regarde vieillir d’une couleur sépia dans le rétroviseur. Ce n’est pas le vieux monde des passéistes pourtant, mais le monde des archaïques, des primitifs, des premiers : le monde d’avant, celui d’une époque littéraire dont est mort l’un des derniers monstres sacrés – certes il reste encore Lobo Antunes, Vargas Llosa, mais après eux c’est fini et ça ne reviendra pas. Il y en aura d’autres, bien sûr, et la littérature ne meurt pas avec eux, et continuera à se réinventer, superbe comme elle a toujours su faire. Mais une certaine littérature meurt avec lui, mourra avec eux, comme est mort une certaine idée du roman quand est mort Balzac. Car les monstres sacrés ne sont pas des idoles qu’on met sur un piédestal pour les admirer comme des statues de cire, ce sont des magmas incroyablement vivants, fourmillants, qui deviennent la littérature et la définissent par leur capacité dévorante de création. Et ils meurent un jour et quelque chose alors se tait et s’éteint, et alors il est normal alors qu’un peu de tristesse vienne obombrer le cœur.
Pourtant ce n’était pas qu’un verbe, McCarthy. On ne passera pas en revue l’œuvre comme le feront les nécrologues depuis longtemps préparés à l’avance, car les livres sont là et ne demandent qu’à être lus. On sait bien quels sont les grands livres de McCarthy et il n’est pas besoin de les redire, parce qu’il a la chance très rare parmi les auteurs exigeants d’être lu par un nombre incroyable de lecteurs, dans cette surprise heureuse que ménage parfois le hasard. Pour un livre surtout, certes, mais quel livre, un livre populaire en même temps qu’un pur livre d’artiste, chose si rare. Un livre qui est à l’image de l’œuvre – quelque chose de donné à la littérature, et au monde, quelque chose qu’on ne reprendra pas, qui restera là – un don, pourrait-on dire, si le terme était moins grandiloquent ; quelque chose d’ajouté, quelque chose de soustrait au grand néant noir qui compose les vies quand rien n’en garde trace. Il n’y a qu’à lire et relire La Route pour comprendre ce qui a été sauvé – même s’il ne faut pas s’arrêter à La Route, et continuer encore à lire les autres livres, fanaux plantés dans la nuit pour guider ceux qui osent s’aventurer dans les routes obscures, les paysages incertains.
Alors comment finir, demandait le Beckett de Fin de Partie ? ce à quoi, intelligent, il ne répond pas – car depuis bien longtemps, on sait bien que la fin au fond est très simple : à la fin on meurt et rideau. Et pourtant on attend quand même. Baudelaire le disait dans son Rêve d’un curieux : J’étais comme l’enfant avide du spectacle / Haïssant le rideau comme on hait un obstacle. Nous voulons de vraies réponses, savoir quoi faire de la mort, car il n’est pas d’autre question, au fond, à se poser pendant une vie humaine. Et quelqu’un y avait magnifiquement répondu il y a quelques années : un musicien qui allait mourir, et qui avant sa mort avait préparé son tombeau : un tombeau complexe, proliférant, tumultueux, hétéroclite, où il chantait, les yeux bandés dans un lit d’hôpital, look up here, i’m in heaven – avant de mourir, quelques jours plus tard. Cormac McCarthy n’est pas David Bowie mais il est parti de la même façon, comme seul peut partir un artiste : en donnant une dernière fois ce qu’il a créé. Parce que la vie a pulsé, tout le temps que le cœur a battu, par l’art et pour l’art. Nulle grandiloquence dans le fait d’orchestrer ainsi son départ, mais plutôt au contraire une humilité. Bons qu’à ça, disait Beckett. Les artistes, souvent : bons qu’à ça. Bons qu’à créer. Peut-être bons ailleurs, qui sait, tout le monde n’est pas Céline, mais cela nous n’en savons rien, nous n’avons connu que l’artiste et pas l’homme, et c’est l’artiste que nous avons fréquenté et que nous continuerons de côtoyer par le compagnonnage de l’œuvre. Si bons qu’à ça, alors avant de dire au revoir, un dernier salut, un dernier geste d’hommage au monde : une œuvre. Deux œuvres, dans le cas de McCarthy, deux faces d’une même pièce, double.
Deux œuvres qui ne résument pas son œuvre, qui ne sont pas ce fameux livre-somme qu’attendent tous ceux qui ne demandent qu’à ne pas penser, mais un livre magma, complexe et sombre comme une matière noire, une dernière œuvre comme un dernier défi, relevé avec élégance, mélancolie, grandeur, gravité et facétie mêlées. Que faire quand approche la mort ? Plus allait se vidant le fatal sablier / Tout mon cœur s’arrachait au monde familier, disait Baudelaire. Il n’y a qu’une réponse : une dernière révérence. Un dernier geste, geste-roi d’une âme reine, ce geste que Yeats, sentant la mort venir, avait fait en son temps : my circus animals were all on show, toutes les créatures une dernière fois sont là. Ce geste dernier est décisif, signature d’une vie consacrée à l’art, comme une religion sans déité mais non sans fidèles.
Alors que faire face à la mort, pas grand-chose, car nous n’y pouvons rien faire ; la seule chose que nous puissions faire serait de lire et relire, de tenir entre ses mains ces petites choses qu’on appelle livres, que nous fréquentons souvent, en sachant pourquoi mais sans savoir pourquoi, sans savoir exactement ce qui nous pousse à passer nos heures, nos nuits, dans la lettre ombragée de ses textes. Bons qu’à ça. Il ne reste qu’à lire et relire, car lire est une prière, une prière qui ne s’adresse à aucune déité spécifique, une prière qui ne consacre aucun dogme. Il ne reste qu’à lire car il est des gestes plus inutiles que lire, des gestes plus dénués de sens que lire – et quand vient la mort, lire celui qui est mort est la plus juste révérence qu’on puisse faire.
Les œuvres de Cormac McCarthy sont disponibles aux éditions de l’Olivier et en poche aux éditions Points
