Un homme face à son jardin : la terre qu’il travaille, les outils qu’il use, la sueur des muscles, l’énergie dépensée de l’effort, et les ciels chaque jour différents qui le regardent ouvrager le sol dans l’espoir d’y voir naitre quelque chose – et dans les lointains, la plaine écrasée et sa ligne d’horizon comme seul point de fuite.
Voilà le paysage des Plaines, de Federico Falco, publié chez Scribes – ou en tout cas ce paysage tel qu’il se présente de prime abord à l’orée du récit : par de brèves notations et fragments qui consignent cette expérience de la terre. Mais plus l’on avance et plus l’on défriche : une fois apprivoisé le paysage, et son narrateur, on comprend qu’il n’est pas là par hasard. Il habite cette campagne isolée, cette plaine écrasée de solitude, pour fuir la ville et ses douleurs – et une rupture, douloureuse comme une fracture peinant à se resouder.
Découvrir une voix est toujours un défi – avec les vieux compagnons que nous avons l’habitude de côtoyer, nous savons comment nous y prendre, et eux savent comment nous aimer et nous aimanter, mais ceux qu’on ne connait pas ? Il faut les découvrir, c’est-à-dire déployer une lente exploration, exercice d’apprivoisement où lecteur et auteur conjointement se flairent. S’apprivoiser, trouver des prises, savoir par quelle bande cheminer, savoir par où se comprendre : saisir une voix, ce n’est pas tant chercher à comprendre l’exhaustivité d’un projet que trouver la note qu’il fait entendre et que nous pouvons comprendre – la note qui en nous résonne comme un gong, parfois discret, éclatant, sourd ou claironné, chaque voix ayant sa mesure propre, sa palette riche de plusieurs tessitures.
Les Plaines se présente donc comme un texte qui s’aborde à l’image du labeur : il faut creuser ses sillons, chercher les terrains agraires où s’épanouir, déraciner les souches qui empêchent la progression. Le récit se livre par des notations, remarques, addendas, paperolles sur le paysage, le temps, la texture des choses. On sent secrètement qu’il s’agit d’un exercice – mais pas du tout d’un exercice de style, au contraire, ce n’est pas l’écrivain qui a perdu le feu et qui cherche à le retrouver par de petites cabrioles techniques, non. C’est un exercice au sens vital du terme : un exercice qui sert de concentration, d’ordre, de discipline, une manière de cadrer, de reprendre contrôle. On comprend que ces notations sont des pauses : des manières de se dégager, de chercher à s’extraire de quelque chose de lentement obsédant, fixant le cerveau. Ces pauses ont valeur de temps mort, de recul : le récit a l’intelligence de n’être pas monomaniaque de son sujet mais de chercher à s’en défaire – pour qu’il revienne toujours, sournoisement par la bande, ainsi qu’il en convient à toute obsession, et dès lors la forme du livre épouse le mécanisme de la pensée. Et l’on comprend que la chose dont il ne peut se défaire, qu’il occulte d’abord mais qui affleure par nappes dans le texte, c’est bien sa rupture avec Ciro. Ciro aimé, Ciro et leur maison, le bonheur, le quotidien, l’entente, la complicité, les habitudes ; toute la connivence arrachée, brutalement déracinée et laissée pour morte – car ainsi va la vie et ses ruptures. Ciro ne sera appréhendé, dans le récit, qu’à travers les réminiscences fragmentaires qui remontent à la surface ; Ciro qui l’a congédié : « ça m’étouffait, ça m’angoissait, ça m’effrayait, j’ai toujours voulu fuir et je luttais contre, jusqu’à ne plus pouvoir. Tu portais tellement notre relation que je ne savais pas comment faire. Alors je t’ai vu à terre, à quelques mètres du gouffre. C’était ma chance et je n’y ai pas réfléchi à deux fois : je t’ai poussé. Cette union était si forte qu’elle ne pouvait que se rompre. »
Voilà d’où vient le livre et son jardin, métaphore d’un désir de repossession et de reconstruction. « Comment écrire parmi les décombres, au milieu de la boue et des flaques, en regroupant ça et là les débris détrempés de ce qui fut un quotidien, de ce qui fut une maison ? Comment écrire une histoire parmi les décombres d’une histoire ? » Par une expérience du temps, que le récit va donner à lire comme matière : « Le temps passe facilement dans les films, dans les romans. On ne raconte que les actions importantes, celles qui font avancer l’intrigue. Le reste – les doutes, l’ennui, les longues journées où rien ne change, la tristesse stagnante – disparaît à coups d’ellipse, de coupe nette, de résumé. ». Ce temps éprouvé est un temps passionnel, une passion qui est souffrance et expérience – et qui doit être nommée comme ce qu’elle est, une suspension, un temps mort. « Arrepolladdo, comme disent les Chiliens. « T’es tout arrepollado » : tu es complètement à l’intérieur de toi, enroulé sur toi-même. » Ce journal extime, introspection par le dehors, s’explique parce que « la langue de la nature est faite de réitérations. Apprendre à lire implique de savoir s’arrêter, prendre note, reconnaître, observer de près ». Le jardin – et les reptations contraires de ses sillons, ses sentiers qui bifurquent – est à l’image d’une vie, on l’aura compris : « Le temps d’une vie, comme un dessin qui, jour après jour, peu à peu, prend forme sur une page blanche. Notre responsabilité, faire en sorte que ce trait aboutisse à quelque chose : une forme harmonieuse, ordonnée, cohérente. Responsabilité qu’il aboutisse à un dessin. »
C’est un livre habité par une constellation de petites choses belles, d’abord un peu tristes, mais lumineuses, tendres et douces : ainsi l’histoire de deux petites filles qui ont perdu leur tante, deux petites filles qui sont tristes, et que leur père, pour exorciser la peine, emmène dans une vieille camionnette – ils roulent lentement, longuement, ils montent, gravissent la montagne, l’altitude concentre le sang qui perle aux oreilles, et en haut ils s’arrêtent, voient la grande mer de nuages, et les filles de comprendre qu’on est venu rendre visite à la tante qui est montée au ciel. L’anecdote est à l’image de la voix du texte : douce, dure, sensible.
Il y a dans ce récit quelque chose de mutique, comme si la voix était tamisée, filtrée par on ne sait quoi ; quand elle parvient à nous, elle est sourde, neutre, comme lointaine, perdue on ne sait où. Que cette voix soit en proie à la morsure de la dépression l’explique, mais pas entièrement, car la neutralité de cette voix a une qualité supplémentaire : c’est la pudeur qui se transfère en mesure, en suspens – quelque chose se fige, se cristallise, lévite. La voix est posée, dans un texte à mi-chemin entre la brûlure et le calme : laissant entendre un calme apparent, laissant deviner la brûlure derrière. Ce calme apparaît comme une repossession de soi. Le narrateur cite la pragmatique sentence d’Annie Dillard : »La façon dont on passe ses journées, c’est la façon dont on passe sa vie ». Existe-il précepte plus limpide que celui-ci ? Parfois aussi on pense à Virginia Woolf, sans bien savoir pourquoi. Est-ce cette apparente froideur dont nous pressentons qu’elle n’est pas si calme, est-ce cet emportement caché derrière les détours de la phrase ? C’est peut-être aussi cette façon souverainede créer : calmement, fermement, sûrement, regardant de ce qu’on toise avec franchise, gravité, légèreté.
Les Plaines donne l’impression d’un texte écrit à l’écart : à l’écart des modes, des nécessités. Comme s’il avait trouvé seul et par hasard son propre chemin, comme si sa voix sortait des brumes et nous cueillait par surprise. C’est à cette qualité qu’on reconnaît les livres d’intérêt véritable : ils imposent naturellement et doucement leur manière de faire. Ici, une manière intelligente et sensible d’user de la donnée biographique, intrinsèquement constitutif de tout travail créatif : se saisir de ce matériau pour s’en déposséder, sans savoir si l’on y parviendra. S’ancrer : « S’attacher à une chose pourvue de racines, s’y nouer pour ne pas disparaître dans le vent qui appelle ». « J’ai construit un jardin pour remplir le vide. Le vaste temps vide. Le temps sans roman, sans histoires. Le temps des plaines. ». « Se raconter une histoire pour essayer d’être en paix ». C’est donc un texte construit à l’image d’une vie – pas d’image plus simple, pas d’image plus vraie : les choses vont et viennent, flux et reflux, le vent souffle puis s’apaise, le soleil est haut puis décline, il faut s’habituer à ces brusques changements d’atmosphère, il faut garder en soi un calme intérieur, inébranlable aux vents mauvais. Et c’est l’exercice de l’écriture, discipline souple, métamorphe, qui permet de digérer et de dire ce monde, les épines de ses douleurs, les soleils de ses joies ; c’est écrire qui permet, un peu, en se dépossédant du trop-plein de soi, de se reconnaître. « Raconter une histoire change celui qui la raconte ».
Federico Falco, Les Plaines, traduit de l’Espagnol (Argentine) par Antoine Corradi, Scribes, Gallimard, 22,50€