L’Humanité-femme de Joanna Russ : critique acerbe d’un monde ancien qui continue de se perpétuer

Et si la particularité des grandes œuvres féministes était leur grande capacité à être oubliées et ignorées – pour finalement ressurgir des années plus tard, intactes, neuves, préservées et toujours aussi détonantes ? Comme si le destin de ces œuvres devait forcément s’accommoder d’une période de purgatoire, nécessaire à leur acceptation sociale – comme s’il leur était impossible d’être reçues par une société en retard sur ce qu’elles avancent. La réédition du livre de Joanna Russ paru en 1975 (L’Autre Moitié de l’homme, The Female Man, Robert Laffont) sous le titre L’Humanité-femme dans une traduction révisée aux éditions Mnémos permet de réparer cette lacune.

C’est certes le propre des œuvres novatrices que d’être en avance sur leur époque, et donc d’être possiblement incomprises ou inadéquates au moment de leur publication. On peut cependant penser que cette logique se radicalise avec les œuvres féministes émergeant toujours dans une société dominée par les hommes. Le livre de Joanna Russ a certes le statut d’un classique de la science-fiction contemporaine (ou, plus exactement, un classique de la science-fiction féministe, ce qui n’a pas tout à fait le même sens), mais son audience en France était nécessairement empêchée par l’absence du livre en librairie.

Le monde éditorial a ceci de particulier qu’il permet de faire ressurgir des œuvres dans une actualité, quand bien même elles ont été écrites il y a plus de cinquante ans. La rentrée littéraire n’intéresse donc pas que ceux qui se piquent de littérature contemporaine, mais aussi ceux qui sont à l’affut de ce qui (re)surgit dans cette contemporanéïté. En jeu, la double dimension temporelle de l’œuvre d’art : son contexte de publication, son actualité restreinte et sa capacité à se réactualiser au fur et à mesure des époques, son adaptabilité, sa malléabilité, son caractère intemporel – ou plutôt la manière dont elle arrive à inscrire des problématiques contemporaines dans l’éternité d’une œuvre d’art. C’est là la fameuse définition de la modernité par Baudelaire : tirer l’éternel du transitoire.

Remarquons néanmoins que la science-fiction court un risque plus important que les autres genres littéraires : celui d’être rattrapée par l’avancée du temps. Imaginer le futur, c’est prendre le risque de voir cette vision devenir caduque ! Que l’on se rassure (ou que on se désespère, c’est selon), L’Humanité-femme a la même acuité qu’il y a cinquante ans. Si les choses ont bien entendu évolué, si l’on peut se féliciter de la manière dont, lentement, la société (ou du moins une partie de celle-ci) essaie de se transformer, on mesure encore l’étendue du chemin à parcourir. Que l’on s’en réjouisse – si on met l’accent sur la pérennité de l’œuvre d’art – ou que l’on se désespère (en mettant l’accent sur la lenteur des évolutions sociétales), la science-fiction féministe nous parle toujours : elle est toujours une manière opérante, efficace, et explosive de réfléchir à des questions vitales.

© Robert Laffont

L’Humanité-femme procède par l’utilisation d’un regard distancié que les Lettres Persanes de Montesquieu ont exemplifiée : il s’agit d’ausculter le fonctionnement d’une société en imaginant un regard étranger à celle-ci. On peut se souvenir de la définition du contemporain selon Giorgio Agambem : « le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité ». De fait, ce regard oblige au décalage, en ce qu’il s’agit de déplacer, de dézoner, d’adopter une focale qui puisse produire une rupture de sens. Il s’agira donc de suivre le destin d’une femme venue d’une époque future, d’une planète nommée Lointemps, où les hommes ont disparu et où le matriarcat domine. Cette femme, replongée dans le monde des années 70, voit d’un œil étranger les normes qui régissent cette société et ses mentalités. À cela s’ajoutent quatre autres personnages féminins, presque ses alter ego, qui permettent de différencier situations, scènes et points de vue. Si la place de la femme dans la société est le cœur du livre, dans la forme, Joanna Russ a choisi l’éclatement narratif, la dispersion romanesque, pour en rendre compte. Et le lecteur pourra tout à fait se sentir malmené par la manière dont l’histoire est racontée. Que l’on se rassure : rien de plus normal… le livre s’intéresse moins à l’utopie qu’au choc des cultures entre ce personnage venu du futur et cette société contemporaine qui a tout, de ce point de vue-là, de la dystopie. Et on en saura finalement assez peu sur cette hypothétique société matriarcale. L’important est ailleurs, il faut bousculer, malmener, perdre pour mieux éclairer.

De malmené, perdu même – parce que le le texte ne semble pas vouloir fonctionner comme un roman répondant à des codes stricts –, le lecteur en vient même à être désarçonné, non d’une manière gratuite, pour l’inviter à décaler, décentrer son regard à son tour. La dimension foutraque du texte (qui donne aussi son cachet au projet littéraire) fait l’effet d’une grenade qui éparpille la fractale des récits en un grand nombre de lignes de fuite différentes. Il ne s’agit pas de construire, mais d’ouvrir. Il ne s’agit pas de rassembler, mais de disperser : c’est une œuvre combative, guerrière. Et cette identité du texte prend place dans un contexte socioculturel bien particulier puisque le texte date de 1975 : on peut imaginer qu’il s’agissait de briser les normes des représentations patriarcales habituelles, parce que cette étape était nécessaire et préalable à la construction (hypothétique) de nouveaux régimes de sociabilité. De fait, L’Humanité-femme est de ces œuvres exigeantes d’un point de vue formel et narratif et la meilleure manière de rentrer dans le texte consisterait à le lire comme une œuvre expérimentale, à se laisser porter par son flux et son flot.

Il est vrai que l’on entend parfois la musique caractéristique de l’utopie :

 »Où que vous soyez sur Lointemps, personne ne peut vous empêcher d’aller où vous le souhaitez (même si vous risquez d’y laisser la vie, du moment que c’est votre souhait). Personne ne vous suivra pour vous importuner en vous murmurant des obscénités à l’oreille, personne n’essaiera de vous violer, personne ne vous mettra en garde contre les dangers de la rue, personne ne se tiendra au carrefour, le regard lubrique et brûlant, faisant sonner quelques pièces dans sa poche, tout à fait sûr que vous êtes une traînée méprisable, chaude et déchaînée, qui aime la chose, qui ne sait pas dire non, qui se fait des mille et des cent, qui ne lui inspire que du dégoût mais qui veut le rendre dingue. 

Sur Lointemps, des enfants de onze ans se déshabillent et vivent nues dans la contrée sauvage qui s’étend au nord du quarante-septième parallèle, où elles méditent, entièrement dévêtues ou couvertes de feuilles, sans toison pubienne, se nourrissant de racines et de baies que produisent les plantes semées par leurs aînées. Vous pouvez faire vingt fois le tour de l’équateur lointemporain à pied (à condition d’aimer marcher et de vivre assez longtemps) une main sur le pubis et dans l’autre une émeraude de la taille d’un pamplemousse. Il ne vous arrivera rien, sinon une douleur au poignet. Alors qu’ici, où nous vivons… ! »

Une musique qui sait aussi se faire réflexive, usant de l’ironie jusqu’au méta-discours, Joanna Russ imaginant les remarques éventuelles des lecteurs :

‘’Criarde… vitupérative… se fiche de l’avenir de notre société… les radotages d’un féminisme dépassé… féminazie égoïste… a juste besoin de se faire tringler… ce livre informe… bien sûr qu’une discussion calme et objective dépasse… tordue, névrosée… intérêt très limité… propagande destinée à la poubelle…zéro personnage solide, zéro intrigue… les problèmes d’une importance réelle sont ignorés alors que… hermétique à souhait… l’expérience limitée des femmes… une énième adepte de la sororité hurleuse… agressivité guère engageante… ça aurait pu être avec esprit si l’auteur avait… un livre de femme… une énième polémique aiguë que le… une étude brillante mais fondamentalement confuse de l’hystérie féminine qui… manque d’objectivité féminin… ce soi-disant roman… désir de choquer… les ficelles usées de l’antiroman… la barbe, ces habituelles et inévitables références au saphisme… un refus très féminin d’affronter la réalité… une grossièreté pseudo-masculine… du niveau des magazines féminins… banalité des sujets tels que les travaux ménagers, et les hurlements prévisibles… malheureusement pas sexy dans la forme… des inepties… dénonciation clinique mais biaisée… une charge au venin particulièrement violent…. informe… l’incapacité d’accepter le rôle de la femme… »

Par sa représentation de l’Autre, de l’altérité, (traduisez : l’homme), L’Humanité-femme est brut, brutal, touche à la satire à gros traits. Il s’agit bien de caricaturer – pas tant les hommes eux-mêmes que le discours patriarcal qui sert à légitimer l’inégalité entre les genres. Ainsi celui de ce personnage (odieux) :  » La disparité des salaires est une injustice. Mais, Janet, vous devez garder à l’esprit que les femmes sont affectées de certaines limitations physiques (il vient d’ôter ses lunettes pour les nettoyer avec un petit carré de coton bleu dentelé puis il les replacera sur son nez) ». Cette petite didascalie, évidemment comique (si seulement…), est magnifique. L’humour est noir, acide, suscitant le sourire du désespoir :  »Quand on hurle, on vous trouve dramatique ; quand on se soumet, masochiste ; quand on lance des injures, une salope. Si on le frappe, il veut nous tuer. La meilleure réaction est de souffrir en silence tout en espérant qu’un sauveur se manifeste, mais si aucun n’arrive ? ». Puis, plus loin, il se fait caustique, corrosif comme de la soude :

 »Je sais qu’il existe quelque part, rien que pour me démentir, une belle femme (elle doit forcément être belle), intelligente, gracieuse, charmante et cultivée qui a huit enfants, fait son propre pain, ses gâteaux et ses tartes, prend soin de sa maison, cuisine, élève sa progéniture, accomplit de neuf heures à cinq heures un travail exigeant à un poste de décision très élevé dans une branche habituellement réservée aux hommes ; elle est adorée de son mari, qui a un poste tout aussi important, car bien qu’elle soit une directrice travailleuse et sévère au regard d’aigle et au cœur de lionne, à la langue de vipère et aux muscles de gorille (on dirait tout à fait Kirk Douglas), le soir, quand elle rentre chez elle, elle se glisse dans un négligé transparent et devient sur-le-champ une poupée comme celles qu’on peut voir dans Play-boy, dissipant ainsi l’idée qu’il n’est pas possible d’être simultanément huit personnes différentes avec deux systèmes de valeurs opposés. Elle n’a pas perdu sa féminité.

– Et moi, je suis la reine d’Angleterre »

La question qui se pose dès lors face à ce texte tient à sa synchronicité : sommes-nous face à un texte qui était en avance sur son temps, qui est encore pertinent aujourd’hui ? Ou s’agit-il d’une œuvre encore plus nécessaire qu’alors, de ces œuvres qui fournissent des armes plus opérantes ?

La réponse que l’on peut apporter serait celle-ci : c’est une œuvre politique et non dogmatique. Plutôt que de chercher à formuler vertement des réponses, L’Humanité-femme pose des questions brûlantes et d’importance, des questions complexes auxquelles on ne peut répondre simplement, parce qu’elles remettent en cause cet état de fait qu’est l’organisation sociale patriarcale. C’est une œuvre intelligente (donc dangereuse pour les hommes) parce qu’elle évite les écueils, utilise le rire jaune de la satire en complément du prisme de la dystopie. Et l’humanité (femme) décrite par Joanna Russ, n’est pas qu’un projet utopique de société révolutionnée par un changement sociétal, mais la critique acerbe d’un monde ancien qui continue de se perpétuer.

À bien des égards, le livre pourrait s’apparenter à un manuel, à un vademecum recensant situations, idées reçues et comportements stéréotypés. De là, on expérimente une grande palette d’émotion : la colère, le rire grinçant et caustique, mais aussi et surtout une amertume compréhensible née de l’ironie froide (ménageant tout de même une forme d’espérance). Le congé donné au livre à la toute fin du texte montre bien cet espoir appelé mais fragile, qui est celui de tous les combats égalitaires, conscients des longs chemins à parcourir :

‘Va, petit livre ; sois modeste sur la table basse mais n’aplatis pas ton style au point d’échouer à convaincre ; prends bravement place sur les présentoirs des gares et des drugstores. Ne hurle pas si on t’ignore, car cela pourrait inquiéter le monde, et ne rouspète pas si des gens incapables de payer te fauchent pour te lire ; réjouis-toi au contraire de devenir si populaire. Sois heureux, petit livre-fille, même si je ne le peux, si nous ne le pouvons pas ; récite-toi à tous ceux qui voudront t’écouter ; reste optimiste et sage. Débarbouille-toi et prends ta place sans faire d’esclandre à la Bibliothèque du Congrès, puisque tous les livres y finissent, petits comme grands. Il ne faudra pas te plaindre quand tu paraîtras enfin désuet et suranné, aussi démodé que les crinolines d’il y a une génération, ne grommelle pas si de jeunes personnes te lisent en faisant pfff, grr et bof et en se demandant pourquoi tant de salades. Ne fais pas la tête si on ne te comprend pas, petit livre. Ne maudis pas ton destin. Ne te redresse pas sur les genoux des gens qui te lisent pour leur flanquer ton poing dans le nez.

Réjouis-toi, petit livre.

Car ce jour-là, nous serons libres.’’

Joanna Russ, L’Humanité-Femme, coll. Stellaire, éditions Mnémos. Préface de Stéphanie Nicot, Traduction de Henry-Luc Planchat, révisée par Mège. 272 p., 20€