À la frontière (26) – Avec la peinture et les musiciens

© Christian Rosset

Avant de se déployer sous forme de constellation, les ouvrages dont il est question dans ces chroniques se sont d’abords empilés. Si mon regard se dirige en bas à droite de la table sur laquelle je travaille, je vois plusieurs piles qui se sont formées plus ou moins simultanément, en raison d’affinités supposées entre les livres qui les composent. La plus proche, celle qui doit alimenter cette nouvelle chronique, est un peu plus volumineuse que les autres.

Deux fois quatre titres dont la première série – Chères images, Que peindre sinon l’énigme, Sur la peinture, Les voyages de l’art – indique clairement vers où nous allons nous embarquer. Et si la seconde se rapporte à la musique, ou plutôt aux musiciens, elle ne prend pas congé de l’image : Erik Satie, Nina Simone, L’œil de Nica et Les Musiciens de jazz et leurs trois vœux, deux épais recueils de photographies de l’inspiratrice d’un des plus beaux standards de Thelonious Monk, Pannonica. Pour quelqu’un qui, après le secondaire, n’a suivi que quelques cours de dessin et de gravure dans une école d’art, tout en consacrant le plus clair de son temps aux pratiques instrumentales, « parler » de peinture et de musique provoque en premier lieu le réflexe de faire pièce au bavardage qui incite au montage : dégager quelques pistes de ces lectures trop fraîches pour être digérées en taillant au plus vif dans ces écrits et paroles d’artistes, d’écrivains et de philosophes, saisis au vol et recopiés dans des carnets qui, pour l’essentiel, ne devraient jamais sortir de l’intimité. Sauf, bien entendu, ce qui suit – sauvé des os, comme dirait Satie.

1. Chères images, essai de Nicolas Pesquès sur Peinture et écriture chez Gilles Aillaud à L’Atelier contemporain, est d’une grande nudité, faute d’avoir obtenu l’autorisation d’y intégrer des reproductions des œuvres du peintre (on en trouvera cependant dans deux autres livres publiés chez le même éditeur : Sans peinture de Nicolas Pesquès en 2017 ; Pierre entourée de chutesécrits et entretiens sur la peinture, la politique et le théâtre [1953-1998] de Gilles Aillaud, coédité avec la galerie Loevenbruck en 2022 qui intégrait notamment un cahier iconographique de 64 pages).

Dans le préambule de son essai, Pesquès reprend ces mots du peintre en 1975 : « Je n’aime pas parler de mes tableaux parce que je n’ai rien à en dire. Leur discours est fait pour être tenu dans leur propre terme et non dans d’autres. Cela dit, je vais essayer de répondre à vos questions », avant d’ajouter : « Gageure d’un livre d’art sans autre langage que celui des images d’écritures et de pensée […] Nous préférons les œuvres nues à ce qu’elles deviennent quand on les vend. C’est cette nudité que nous avons tenté de déshabiller ici. L’hypothèse poursuivie : que les corps puissent vivre positivement les images verbales. […] Tout tableau est en attente de discours et également s’en moque ; le compagnonnage muet de ses semblables pourrait lui suffire mais il ne peut pas non plus ne pas réclamer l’amitié, sinon le soutien d’une imagination verbale. Fiction pour fiction, et à la fin : notre monde multiplié.” Comme Nicolas Pesquès est poète – lire les nombreux « épisodes » (18 aujourd’hui en 10 volumes, en attendant le 19e) de La face Nord du Juliau , ça se passe plutôt bien : « Regarder l’art vivre ses objets, ses pensées, ses mondes, le voir tisser avec le langage des autonomies complices ou susceptibles de le devenir, des combinaisons de mondes… mais déjà se perdent les ramifications, déjà grouillent les ensembles, l’océan des images. […] Ce que Gilles [Aillaud] a peint remonte et se jette sur la page, et maintenant on peut replonger et s’ébrouer. Éclabousser partout tout autour du tableau, des gouttes du tableau, des bribes arrachées à ce dont on ignore comment il l’a fait. » Dans un texte rédigé entre 1990 et 2000, Dans le mauve à l’aplomb des corbeaux, Pesquès écrit : « Ces tableaux savent ce qu’ils font ; s’ils l’avouent, c’est pour mieux dire leur vulnérabilité, et taire tout surplus. […] Comme un poème lorsqu’il vous porte si haut et vous laisse dans la langue et très loin d’elle, c’est-à-dire sans rien qui se touche, se sente ou même s’entende. // Un bloc de mots, trois tons et vous n’en revenez pas d’être si éloigné de vous-même, comme séparé, rayé et jeté ici. // Une couleur aura suffi. […] » Notons enfin qu’une grande rétrospective de l’œuvre de Gilles Aillaud s’est ouverte le 4 octobre (jusqu’au 26 février 2024) au Centre Pompidou sous le titre Gilles Aillaud Animal politique. Voilà qui nous change des sempiternelles reprises des corpus d’œuvres des mêmes artistes. À visiter plus d’une fois si l’on désire, non seulement combler son besoin d’images, mais aussi, et surtout, se frotter à la matérialité propre de ce travail de peinture.

Toujours à L’Atelier contemporain, Que peindre sinon l’énigme – Écrits, conférences et entretiens 1944-1980 – de Philip Guston (traduit de l’anglais par Éric Suchère ; introductions de Dore Ashton, Clark Coolidge et Éric Suchère, et avec un cahier iconographique de 104 pages). L’ouvrage original, Philip Guston, Collected Writtings, Lectures and Conversations,a été composé et publié en 2010 par Clark Coolidge, poète et batteur de jazz. Il s’agit d’un volume assez épais : dans les 500 pages de texte, et pour la quasi-totalité des transcriptions de l’oral. Dans Nature in Abstraction, Guston déclare en 1958 : « Je ne comprends pas pourquoi la disparition de la croyance dans l’image et le symbole pourrait être célébrée comme une libération. C’est une disparition qui nous fait souffrir et ce pathos est au cœur de la peinture moderne et de la poésie. » Et deux ans plus tard, échangeant avec un des meilleurs critiques d’art de l’époque, David Sylvester : « J’ai l’impression que je ne peux définitivement plus composer une image. Je crois que j’ai pensé aux structures picturales pendant de nombreuses années, mais je trouve que j’en sais de moins en moins sur la composition et, pourtant, quand cette chose se produit d’une manière à la fois ancienne et neuve en même temps, des semaines plus tard, je comprends et obtient une unité que je n’aurai pas pu prévoir, prédire ou concevoir. » Puis, prenant la parole la même année dans une table ronde : « Pour moi, la chose la plus importante en peinture est “Quand est-ce fini ?” J’aime à penser qu’une peinture est achevée quand elle ne semble plus nouvelle mais vieille. Comme si les formes avaient vécu un long temps en vous, même si, jusqu’à ce qu’elles apparaissent, vous ne saviez pas à quoi elles ressemblaient. C’est le regardeur, pas le créateur, qui est si avide de nouveauté. » Et enfin, répondant à des questions du poète Bill Berkson en 1964 : « La peinture a à faire avec ce que vous êtes capable de tolérer. […] Il y a une fraction de seconde, où vous êtes presque immobilisé par un dilemme et cela m’intéresse […] Je veux donner une forme ou un contour à l’inaction… […] Le doute lui-même devient une forme. Vous travaillez pour vous dépouiller de ce que vous connaissez. […] »

© L’Atelier contemporain

On pourrait continuer à prélever des phrases aussi fines, faisant montre quasiment à chaque fois d’auto-ironie, et aussi d’inquiétude : « Une certaine anxiété persiste dans les peintures de Piero della Francesca. Ce que nous voyons est l’émerveillement de ce qu’on a vu. Peut-être que c’est le grand désir de la peinture elle-même » (1965). Guston le dit clairement : il n’est pas un philosophe. Il reproche même en 1966 à Fellini, dont il était grand admirateur des films jusqu’à 8 ½, qu’« il semble avoir [maintenant] une grande idée philosophique et que ses films sont juste des diagrammes. » Mais il est néanmoins un immense penseur, notamment de l’acte de peindre, qui « est comme un procès où tous les rôles sont joués par une même personne ». Et un « membre actif » de l’École de New-York et non un « expressionniste abstrait », expression qui ne lui semble pas juste, même si, en tant que condisciple de Pollock et ami de Rothko, de Kooning et des autres, il a inévitablement été intégré par la critique dans ce vrai-faux mouvement. Celui qui éprouve la force du silence est un remarquable parleur : « J’essaie de penser à ce que je vais dire. Il y a tant à dire, je ne sais pas où commencer. » Devoir se taire, disait-il, serait condamner le peintre à n’être « qu’une sorte de singe savant ». Ce qui est épatant avec les artistes, c’est qu’on ne s’ennuie jamais à les suivre, parlant, discourant – cherchant leurs mots, s’enfermant dans une forme de mutisme ou, au contraire, se lançant dans de longues tirades –, car ils ne nous rendent jamais captifs du « discours sur » : on entre en dialogue avec eux, et quasiment à égalité… Tout à coup on se rend compte, comme le disait Blanchot, qu’« on était amis et on ne le savait pas. »

Philip Guston et Morton Feldman, 1965 © L’Atelier contemporain

À propos d’amitié… Philip Guston (Sur Morton Feldman, 1967) : « Un jour, on m’a posé la question du soutien [de l’artiste dans la société]. Je veux dire le vrai soutien, le soutien moral. Est-ce que Van Gogh aurait peint s’il avait été tout seul ? […] Il devait avoir Théo, son frère. […] [Moi], j’avais Morty. […] J’avais besoin de Feldman pour qu’il me dise que je n’étais pas fou. […] Quand je finis une peinture, je l’appelle immédiatement. » Il dit aussi que le musicien, comme le peintre, ont « toujours été dans la clandestinité. » Au début des années 1970, quand Guston est revenu à la figuration, les deux amis se sont brouillés : “Au cours des huit dernières années de sa vie, écrit Feldman, nous n’avons pas communiqué. Son œuvre avait changé et j’en étais bouleversé. […] Malgré cela, il avait demandé à sa famille – il savait qu’il allait mourir – de me prier de lire devant sa tombe le kaddish. Ce que j’ai fait.” Mais il est clair qu’ils ont continué à dialoguer, au moins en rêve. En 1978, Guston a fait un portrait de Morton Feldman, intitulé Friend – To M.F., que l’on trouve reproduit sur nombre de pochettes de disques du compositeur qui, en 1984, ayant « constaté de lui-même qu’il commençait aussi à changer », lui a dédié un chef d’œuvre de plus de quatre heures, For Philip Guston. Dans une conversation enregistrée avec son ami, Feldman affirme que Varèse « n’a pas réussi » (entendre : à prendre le pouvoir chez les compositeurs) « parce qu’il n’a pas inventé de système. Il a juste inventé un monde. Un monde qui ne peut pas être imité. » Que composer ? que peindre ? sinon l’énigme. Le sous-titre de ce rassemblement d’écrits et entretiens est bien trouvé. « Vous voyez – écrit Guston, peu avant sa mort –, je regarde mes peintures, émets des suppositions sur elles. Elles me déconcertent également. C’est la seule raison pour laquelle je peins. »

2. Après la parole d’un peintre conscient de sa difficulté à s’exprimer autrement qu’avec les moyens de son art et pourtant constamment « inspiré », celle d’un philosophe improvisant, certes après bien des répétitions (comme au théâtre, dit-il), sur la peinture, puisque tel est l’intitulé des cours de Gilles Deleuze en mars-juin 1981 à l’université de Paris VIII Vincennes-Saint Denis. Bien qu’étant intimidé, puisque je ne suis pas plus philosophe que Philip Guston, je lis avec plaisir ces cours qui me font entrer en dialogue avec leur auteur, comme partageant un amour commun de la peinture, même si l’amateur un peu praticien que je suis trouve parfois de quoi sauter au plafond, mais sans jamais décrocher… Car une intuition formidable relance toujours l’attention. Il faut dire que la retranscription effectuée par David Lapoujade pour les Éditions de Minuit est impeccable. On entend une voix, que l’on a déjà mémorisée (mais ce n’est pas seulement pour cela qu’on l’entend) : une voix à partir de laquelle peuvent se développer quelques polyphonies, probablement peu « philosophiques » si j’entremêle ma voix à la sienne, mais certainement musicales, et peut-être par là-même éclairantes.

Parcourons donc Sur la peinture en peintre tant imaginaire que réel : simultanément, en jeune homme qui a longtemps tenu un crayon ou un pinceau et en homme âgé qui a remisé les outils au profit de la machine à traitement de texte sans pour autant avoir changé… Travaillé par les agencements de mots, tout en étant fasciné par ce « significatif silence qu’il n’est pas moins beau de composer que les vers » (Mallarmé, à propos de la peinture). Donc : lire Deleuze, par pur plaisir, en parfait ignorant, c’est-à-dire sans maître ni marteau. Sur la peinture commence à peu près ainsi : « Aujourd’hui, toute ma recherche est tendue sur cette notion […] de catastrophe. Cela suppose évidemment que la peinture ait avec la catastrophe un rapport très particulier et ça, je n’essayerai pas de le fonder théoriquement d’abord. C’est comme une impression. » Ça commence sur les chapeaux de roue, avec un sens prodigieux de l’entrainement qui fait qu’on ne décroche jamais. Une telle richesse nous conduit à ne pouvoir relever que deux trois choses. Par exemple, que Deleuze dit de Cézanne « qu’il comprend mieux [Kant] qu’un philosophe » – qu’il n’y a pour lui aucun doute que Cézanne ait pu dire à Gasquet : « Je voudrais […] peindre l’espace et le temps pour qu’ils deviennent les formes de la sensibilité des couleurs, car j’imagine parfois des couleurs comme de grandes entités nouménales, des idées vivantes, des êtres de raison pure. »

On remarque, sans en être étonné, que Deleuze part très souvent d’écrits et propos de peintres et qu’il a plus de mal avec ceux qui ne savent pas se servir des mots – on ne trouvera pas le nom de Bram van Velde. Et pas davantage ceux des artistes les plus porteurs d’avenir de l’après Cézanne, à savoir Matisse et Picasso – pourtant excellents parleurs. Ou encore Simon Hantaï, peintre hanté par la philosophie, brièvement évoqué dans Le Pli en 1988. Cette absence radicale interroge d’autant plus que l’on tombe régulièrement sur des peintres assez ennuyeux que Deleuze qualifie parfois de « souffrant d’excès de don », ce qui semble démontrer qu’il n’est pas dupe. On sourit un peu du fait qu’il se montre généreux envers ces peintres à partir du moment où ils auraient fabriqué « des toiles qui sont tellement joyeuses ». Et quand il se plante radicalement, comme quand il évoque Erased de Kooning Drawing de Robert Rauschenberg qu’il voit comme « une provocation », il retombe toujours sur ses pattes. Ou quand il s’intéresse de près à Pollock, reprenant à son sujet le terme contestable d’Action painting (qui agaçait tant Guston ou Feldman), il en profite pour amorcer une réflexion sur « le caractère manuel de cette peinture », réfutant avec justesse l’idée émise par Greenberg de « l’instauration d’un monde optique pur » : « J’ai – dit-il – l’impression exactement contraire. » Avec les drippings, « c’est la première fois qu’une ligne manuelle est absolument détachée de toute subordination aux données optiques. […] Je crois que c’est simplement un malentendu, mais c’est effectivement moi qui ai raison » – (rires) ne suit pas, mais on l’entend.

Encore une fois, ces lignes n’ont d’autre but que de faire passer quelque chose comme un avant-goût incitant à la découverte de Sur la peinture, et non d’édicter des sentences critiques, laudatives – ou non. Reprenons le montage : « Aujourd’hui il faudrait, non pas finir, plutôt indiquer des directions de recherche. » Sur quel sujets ? La couleur – ou plutôt « des régimes de la couleur ». Ça ne donne pas du Wittgenstein (essentiel à méditer sur ce sujet), mais du pur Deleuze. Le « contour » (même si on est en droit de réfuter l’idée que Morris Louis fait du « tachisme »). Ou les frontières entre abstraction et figuration (dommage qu’il ne se soit pas intéressé à Guston qui fut, à égalité, un grand abstrait et un grand figuratif). Et on gardera éternellement en tête cette géniale réfutation de l’idée de la page blanche : « lieu commun d’une bêtise effroyable. C’est bête, mais bête à pleurer. [Et] c’est aussi bête de croire que la toile est une surface blanche, je crois que les peintres le savent bien. Avant qu’ils ne commencent, la toile est déjà remplie. […] Si bien que, dans l’acte de peindre, il y aura, comme dans l’acte d’écrire, une série de soustractions, de gommages. »

Bref, c’est comme pour Francis Bacon Logique de la sensation, livre de 1981, lu malgré une certaine réserve envers ce peintre : une fois commencé, puis achevé, on ne peut s’empêcher d’y revenir. Pourquoi ? Hasardons une hypothèse : plus qu’un cours sur la peinture, il s’agit d’une promenade en huit étapes avec Gilles Deleuze. Presque un autoportrait (?) Ou un miroir tendu à au devenir-peintre de tout un chacun (?) Accrochons nos interrogations sur quelque patère du théâtre de la mémoire, on y reviendra certainement un jour ou l’autre.

Du livre de Jacques Rancière, Les voyages de l’art (beau titre), paru au Seuil dans La Librairie du XXIe siècle, Diacritik a déjà rendu compte à plusieurs reprises : « Je n’ai jamais planifié d’écrire un livre sur les voyages de l’art. C’est une constante dans mon travail : je suis mes pistes propres et en même temps je réponds à des sollicitations extérieures qui m’invitent à des détours sur des territoires pour moi plus aventureux et cette réponse crée de nouveaux nœuds de pensée dans mon travail. En l’occurrence, les sollicitations étaient très diverses : le deux-cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Hegel, une exposition sur l’art communiste, une société d’architectes qui organisait une suite d’interventions sur “l’architecture en représentations”, la Philharmonie de Paris qui invitait des non musiciens à parler de la musique… (entretien avec Johan Faerber) ». « L’idée la plus générale qui traverse les textes de ce recueil est celle de l’art comme mouvement vers un dehors, l’art ne cessant de sortir de lui-même, de ses propres frontières » écrit Jean-Philippe Cazier – ce qui donne instantanément envie de creuser l’affaire. Aussi ai-je lu ce rassemblement de trois fois deux textes, non en philosophe, bien entendu, mais en témoin égaré, gardant en mémoire quelques essais stimulants comme Le partage du sensible ou Le destin des images, la grande lisibilité de ces essais permettant au musicien, à l’architecte, ou à tout multi-praticien de l’art, d’y entrer.

Je vais donc très simplement ajouter quelques pierres, de l’auteur lui-même autant que possible : « L’architecture est cela en son origine : poème de pierres empilées qui s’élèvent vers le ciel » (Hegel et la perfection de l’imparfait) // « Cette volonté de séparer les mots et la chose, l’art “en lui-même” et les discours sur l’art, rencontre pourtant une question redoutable : qu’est-ce qu’un art en lui-même ? Qu’est-ce qui permet, par exemple, de dire que la pratique consistant à souffler dans des tubes à double anches est de la musique ? » (Ce que dit le mot musique) « Pour que la musique soit elle-même une langue de l’esprit, elle doit faire autre chose que la langue des mots qui raconte des histoires, exprime des sentiments identifiés ou transmet des messages. Elle doit, à l’aide de ses seules ressources, dire ce que cette langue ne dit pas, faire entendre ce qui est inaccessible à la langue commune, soit très proprement l’indicible. L’indicible, ce n’est pas le silence, ce n’est pas l’abstraction pure. C’est le monde des sentiments et des émotions pour lesquels la langue n’a pas de nom et l’entendement pas de définition » (id., à partir des Écrits sur la musique d’E.T.A. Hoffmann). Si le diptyque composant la troisième section, L’art dedans-dehorsY a-t-il un art communiste ? / Art et politique. La traversée des frontières –, sera probablement le plus commenté, pas question de négliger cette conférence inattendue à la Philharmonie de Paris sous prétexte que Rancière ne se penche que sur un cursus d’œuvres symphoniques et d’opéras du XIXe siècle, de Beethoven à Mahler en passant par Gluck, Berlioz et Wagner (auxquels il faut ajouter Rossini, dans Hegel et la perfection de l’imparfait). Ce que Rancière apporte au musicien contemporain – qui préfère la musique de chambre et que les versions exsangues du fatras post-romantique fabriquées ces derniers temps accable – c’est une réflexion vivante sur la tension s’opérant « entre deux langues imaginaires : la langue bien faite des sons savamment assemblés et l’expression irrépressible des voix du dehors : en bref, l’art des muses et le chant des sirènes. La musique s’accomplit dans cette oscillation. Elle s’accomplit dans l’impossibilité même d’être ce langage qu’il lui est pourtant impossible de ne pas vouloir être et de ne pas sembler être. C’est aussi pourquoi elle a toujours besoin de l’assistance de cette parole qui dit ce que la musique fait semblant de dire ou exprime sans le vouloir. » La voix de Rancière s’entend, même si, contrairement à celle de Deleuze, elle n’a pas ce « défaut qu’il faut » qui aurait le don de la rendre émouvante. Qui s’était déplacé le 19 janvier 2021 à la Philharmonie a bien fait ; mais pour qui n’a su, ni pu, s’y rendre, la publication de ce livre, Les voyagesde l’art, apporte, de la première à la dernière page, bien plus que de l’étonnement et du plaisir : un solide viatique pour la réflexion de l’animal sauvage (et politique) que devrait être tout artiste.

3. Découvrant les uns après les autres les titres de la collection « supersoniques » à la Philharmonie de Paris depuis sa création au printemps 2021, je tente, à chaque fois, de me mettre dans la peau de ce que je ne suis plus depuis longtemps, à savoir un lecteur (un auditeur) en attente qu’on lui raconte des histoires. Comme ça marche plus ou moins selon les cas, j’ai constaté qu’il était préférable que je sois le plus ignorant possible du sujet, même si l’écriture, et les images qui l’accompagnent, peuvent par leurs qualités propres entraîner la lecture. En cette rentrée automnale, « supersoniques » propose deux nouveaux titres : le n°8, Erik Satie, compositeur, plasticien, écrivain – un sacré personnage que je ne connais que trop depuis plus d’un demi-siècle (ma découverte datant de l’enfance) ; le n°9, Nina Simone, dont j’ignore à peu près tout, même si je n’ai que sympathie pour ce que j’ai perçu de son passage sur terre.

Erik Satie, la tête comme un cabaret est l’intitulé du récit de Célia Houdart, une romancière (mais pas que) dont j’ai découvert l’écriture avec Tout un monde lointain (P.O.L, 2017) dont le titre se référait, certes, à Baudelaire, mais me renvoyait illico à la pièce pour violoncelle et orchestre du même titre d’Henri Dutilleux, une des compositions de notre temps que j’admire le plus. J’ai donc lu une première fois ce Satie d’une traite, avec confiance quant à l’écriture, mais non sans appréhension, car je me doutais bien que je n’allais pas forcément y retrouver ce que ma longue fréquentation – de tout : partitions, écrits, correspondance, essais critiques à son sujet, échanges avec d’autres musiciens (comme son biographe, le pianiste Jean-Pierre Armengaud), ou peintres (Pierre Alechinsky, par exemple, auteur de Satie en miroir), ou personnalités incontournables (comme Ornella Volta) – a profondément gravé dans ma mémoire. Et si certaines choses ont pu me faire sursauter, comme découvrir que John Cage « aimait Satie d’amour », ce qui est si peu cagien (j’ai fouillé partout, ma bibliothèque Satie/Cage étant bien achalandée, sans retrouver ces mots), d’autres m’ont touché, notamment ce qui se rapporte à « Monsieur le pauvre », ou quand l’autrice, prenant congé avec certains clichés, laisse transparaître quelque chose de personnel. Au fond, nombre de choix sont possibles, comme citer plusieurs fois Ravel, sans jamais mentionner Debussy. Et surtout, donner envie d’en savoir plus sur le Black Mountain College ou faire un détour du côté de chez Louise Bourgeois sont de bonnes idées. Alors, comme je voulais me débarrasser du sentiment mitigé que m’avait laissé cette première lecture, j’ai retraversé un beau matin ce petit livre, toujours d’une seule traite.

Et cette fois, je l’ai trouvé, bien mieux qu’« imagé » : vivant.

Nina Simone (Eunice Waymon) est l’intitulé du récit de Valérie Rouzeau, dont on connait l’œuvre poétique, et dont pour moi le nom est aussi associé à celui de William Carlos Williams. Même si l’histoire de « celle dont la vie a refusé à Eunice Waymon d’être la première pianiste classique noire du monde » alors que « Nina Simone est devenue une des plus grandes divas de tous les temps » est connue, je lis, la tête peu encombrée de souvenirs, et encore moins d’idées, donc ouverte à ce qui m’est conté, même si m’est revenu sans prévenir ce superbe playback d’une chanson de Nina Simone a la toute fin d’Inland Empire de David Lynch. Le récit est bien mené ; et quelques lyrics de chansons ponctuent le récit : « Pourtant oui elle est belle / Mais elle n’a pour tout miroir / Que l’eau de la vaisselle / Elle n’a pas de piano chez elle / Aux touches d’ivoire / elle est sans défense elle / Est noire ». Comme le hasard fait bien les choses, devant achever cette chronique avec les deux livres de photographies de Pannonica de Koenigswarter (qui viennent de paraître ou reparaître chez Buchet/Chastel), on m’accorde le privilège d’en publier plusieurs, dont celle-ci, vraiment étonnante – et émouvante –, montrant Nina Simone en compagnie de Thelonious Monk, au visage à peu près effacé :

Nina Simone et Thelonious Monk. Photo © Pannonica de Koenigswarter / Buchet/Chastel.

Je ne saurais m’étendre davantage sur Nina Simone (Eunice Waymon), me contentant d’en reprendre les derniers mots : « À la Little Girl Blue du matin / Devenue A Single Woman au soir / Ni tout à fait la même / Ni tout à fait une autre… » Remarquons une fois encore que le mot « vivant » peut s’appliquer à tous les ouvrages de cette chronique à la frontière de territoires à décloisonner : où l’on chemine, calepin, carnet de dessin et appareil-photo, à la main, afin de relever en premier lieu ce qui est vivant tant pour soi que pour les autres, ces inconnus à qui l’on s’adresse.

Qui est Pannonica de Koenigswarter ? « Née à Londres le 10 décembre 1913, dans la branche anglaise de la famille Rothschild, son nom de papillon lui a été donné par son père, banquier par devoir et entomologiste par passion ». C’est en France qu’elle rencontre en 1935 son futur époux, Jules de Koenigswarter, avec qui elle aura six enfants. Tous deux ayant rallié de Gaulle et servi la résistance, Jules devient, après la guerre, diplomate. Mais Pannonica « n’aura guère d’affinités avec la vie de femme d’ambassadeur et, malgré leur amour réciproque, ils se sépareront en 1952. » La suite est connue, si on s’intéresse au jazz, à la ville de New York (où Charlie Parker décède chez elle en 1955), et à cette étonnante maison à Weehawken, dans le New Jersey, qui avait été construite dans les années 1940 pour Josef von Sternberg, avant d’être acquise dix ans après par celle que les musiciens surnommaient Nica, ou « la baronne ». Baptisée Catsville par Monk, cette maison deviendra Cathouse tant Pannonica y recueillera de chats. La vie légendaire de cette amie et protectrice de musiciens tout aussi légendaires, qui a accompli un extraordinaire pas de côté, n’aura pas été uniquement celle d’une généreuse mécène : elle fut aussi une plasticienne inventive (on peut découvrir des reproductions de diapositives de ses peintures dans la nouvelle livraison – le n° 4 – de la revue L’Amour aux éditions Les Cahiers dessinés) et une photographe hors-pair.

L’Œil de Nica, réalisé par Frédéric Pajak et Nadine de Koenigswarter (la petite fille de Nica), chez Buchet/Chastel (avec deux préfaces de Nadine de K. et Laurent de Wilde), présente environ 300 pages de photographies subtilement agencées, classées selon quatre thèmes : « Cathouse », « New York, San Francisco », « Musiciens et autres personnages » et « Thelonious Monk » qui méritait à lui seul (même si en compagnie de quelques amis et surtout de sa famille) environ 80 pages. De Pannonica à Crepuscule with Nellie, la bande-son de ces quelques lignes est sublime. Quant aux photos, que dire de leur beauté fragile qui nous fait voyager bien au-delà du témoignage ? Qu’elles sont hantées, souvent traversées par la maladie (que semble traduire l’état de conservation du polaroïd), et toujours, one more time, terriblement vivantes. Laurent de Wilde nous invite à voir ces clichés avec les yeux de Nica : « Des yeux qui ont connu la richesse, la tragédie, la guerre, l’amour, la joie, la peur, l’extase, la vie enfin dans toute l’amplitude de son balancier. »

Pannonica et Thelonious Monk à San Francisco en 1968 © Pannonica de Koenigswarter : Buchet:Chastel

Les musiciens de jazz et leurs trois vœux est le titre d’un deuxième livre qui regorge lui aussi de photographies de Pannonica, avec (de même) une mise en pages de Frédéric Pajak et une préface de Nadine de Koenigswarter. Il s’agit de la réédition d’un ouvrage publié aux mêmes éditions en 2006 qui avait recueilli alors tous les suffrages. Le principe en est simple. Entre 1961 et 1966, Nica pose à trois cents musiciens de jazz cette question : « Si on t’accordait trois vœux qui devaient se réaliser sur le champ, que souhaiterais-tu ? » Les réponses sont généralement très brèves – comme celles de Miles Davis : « ÊTRE BLANC ! » ; ou de Calo Scott : « Me réaliser » – et concernent essentiellement amour, santé, reconnaissance, argent. Ainsi qu’un grand besoin d’aider l’humanité à sortir de ses tares : du racisme, de l’inculture.

Miles Davis. Photo © Pannonica de Koenigswarter : Buchet:Chastel

Et bien entendu, en bonne place, l’amour de la musique. John Coltrane : « 1) Avoir UNE FRAÎCHEUR INÉPUISABLE dans ma musique… » Eric Dolphy : « 1) Continuer à jouer de la musique toute ma vie ». Et nombre d’appels à la paix. Wayne Shorter : 1) Plus de guerres !… et s’il y en a encore… QU’ON NE M’APPELLE PAS ! 2) Que tout le monde se mette à s’intéresser à la culture. 3) Paix sur la terre… et partout ailleurs… (SUR LES AUTRES PLANÈTES DU SECTEUR… ! Ou encore Steve Lacy à qui, en ces temps de malheur, on accordera le dernier mot : « 1) Que tout le budget du ministère de la guerre soit transféré au financement de l’étude du potentiel intellectuel. 2) La compréhension universelle de l’art. 3) La disparition de la peur. »

Nicolas Pesquès, Chères images – Peinture et écriture chez Gilles Aillaud, L’Atelier contemporain, septembre 2023, 192 pages, 20€
Philip Guston, Que peindre sinon l’énigme – Écrits, conférences et entretiens 1944-1980 ;
L’Atelier contemporain, septembre 2023, 632 pages, 30€
Gilles Deleuze, Sur la peinture – cours mars-juin 1981,
Éditions de Minuit, octobre 2023, 352 pages, 26€
Jacques Rancière, Les voyages de l’art, Seuil / La Librairie du XXIe siècle,
septembre 2023, 176 pages, 22€
Celia Houdart & Alain Huck, Erik Satie
, Philharmonie de Paris, septembre 2023, 64 pages, 13€
Valérie Rouzeau & Florent Chopin, Nina Simone,
Philharmonie de Paris, septembre 2023, 64 pages, 13€
Pannonica de Koenigswarter, L’Œil de Nica,
Buchet/Chastel, octobre 2023, 304 pages, 44€
Pannonica de Koenigswarter, Les musiciens de jazz et leurs trois vœux,
Buchet/Chastel, octobre 2023, 336 pages, 44€
On peut voir sur arte.tv jusqu’au 6 octobre 2024 un excellent documentaire, Philip Guston – Peindre l’Amérique (avec notamment la participation d’Art Spiegelman et de Clark Coolidge)