Choses lues : poésie – une fin d’automne 2020

© Alix Rosset

1.J’apprends qu’on peut commander à moitié prix les trois volumes de l’œuvre de Charles Racine aux Éditions Grèges. Je n’hésite pas une seconde. De Racine, j’ai eu fortuitement connaissance, il y a déjà longtemps, du seul livre de lui qu’on trouvait facilement : Le sujet est la clairière de son corps (publié en 1975 dans la collection “Argile” chez Maeght, avec quatre gravures de Chillida). J’étais tombé dessus dans une bonne librairie, et l’avais lu sur place (le libraire nous laissant faire, on pouvait prendre son temps). J’ai aussi le souvenir de sa voix enregistrée pour Poésie ininterrompue, l’émission de Claude Royet-Journoud sur France Culture. C’est le livre de Jean Daive, Les journées en Arlequin, qui m’a récemment rafraîchi la mémoire et donné envie, non seulement de relire ce que je n’avais qu’à peine déchiffré, mais aussi d’en découvrir la part souterraine, encore inédite, révélée par cette magnifique édition.

Charles Racine (1927 – 1995) est un écrivain suisse de langue romande. Yves Peyré, préfacier du premier volume intitulé Légende posthume, nous dit qu’il “avait tout reçu de son ascendance maternelle (nom et langue)” et que “de la part paternelle (ignorée, mais d’origine juive), il n’avait pour trace que le manque.” Dans Le sujet est la clairière de son corps, on trouve ces lignes, probablement écrites dans les environs de mai 1968 : “Saisir le lieu dont le corps est éclairé  À l’orée de la clairière toujours vient la lettre  Elle n’aime pas le lieu choisi pour m’y songer m’y raisonner  Je suis seul d’elle ce dont je meurs  Elle songe encore aime un rien dont elle me fait disparaître  Femme à l’affût  Elle me baigne dans son regard  Elle veut ma fin  Songe en pleurs eau du songe  Il meurt des mains qui le pêchent avant d’avoir parlé  La neige est blanche elle appelle le regard de l’enfant dont elle répand le chant des flocons blancs qui la déposent  L’enfant se met avec la merveille  J’écris pour mourir  Je franchis la lettre l’écrivant je le franchis  La pleurant je pleure mon absence  Les sabots entament la marche qui récapitule la danse du bois  La page défile les eaux et va s’illustrant”.

Les deux volumes suivants, composés d’inédits, ont pour titre  et Poésie ne peut finir. Parmi ses derniers poèmes, ce vers que mon regard a cueilli au passage : “Le poète est gros de sable dont il lui faut accoucher grain par grain pour marcher.” Dans sa préface au troisième volume (reprise dans Les journées en Arlequin), Jean Daive raconte : “C’est le printemps à Paris. Il vient de pleuvoir. Il a plu. Charles Racine est rue Coquillère depuis quelques heures. Nous avons beaucoup parlé. Il a beaucoup parlé. Il se lève soudain et me dit qu’il doit prendre l’air. Il a besoin de marcher. Il insiste : tous les deux. Nous sortons.” J’ouvre dans la foulée le deuxième volume et tombe, comme par hasard, sur ces vers : “Et puis il marcha drapé sur la longitude de sa colonne / or j’ai marché toute la nuit / drapé sur la longitude / de ma colonne pour sentir / le long intérieur de mon casque d’os / l’écho se dressant” (1963).

“Trois volumes – nous dit Yves Peyré – composent cette œuvre, peut-être celle qu’à la façon de Gilbert-Lecomte, il ne voulait pas, ou, comme Mallarmé, qu’il souhaitait rabattre vers le posthume. (…) Il a lancé l’appel muet d’être lu après, après son séjour, après sa moisson, après son épreuve. Il doit l’être pour sa rectitude dans l’affrontement de l’extrême. Il était un être ferme et tremblant, il reste aujourd’hui un contemporain actif.” Ces poèmes, nous les lisons, non avec l’idée d’en faire matière à commentaire, et encore moins à explication (bien au contraire). Charles Racine au micro de Jean Daive (Poésie ininterrompue, avril 1976) : “Je ne suis pas un esthète, je suis fleuriste, je suis floriculteur. Je cultive, mais je cultive d’autres fleurs, les fleurs célestes et non les fleurs de la finitude, et c’est cela qui m’empêche de parler. Lorsque je vous ai dit que je ne trouve pas l’endroit où passer, où traverser, je l’ai éprouvé ces jours derniers en pensant à cet entretien. Ici est le ciel – non ? Parce que, travaillant, même souhaitant pouvoir parcourir ma littérature antérieure, mon propos, en secouer, y entrer – donc une exploration, une promenade entre les pierres tombales, entre ces témoins désuets, y être – mais on n’y est jamais, on n’y est pas, voyons, on ne peut être nulle part, on existe.” Il est encore temps de se procurer les trois volumes de cette œuvre singulière, via le site des Éditions Grèges.

2.De Leslie Scalapino, Américaine – et plus précisément Californienne –, née en 1944 et décédée en 2010, très peu nous était jusqu’ici parvenu de son travail, malgré quelques efforts de traduction réalisés par Auxeméry ou Martin Richet dans le cadre de Royaumont ou de Double Change. Associée aux Language Poets, nébuleuse avant-gardiste à laquelle ont contribué plusieurs poètes importants, elle se revendique de la poésie Beat avec laquelle elle partage l’étude de la pensée bouddhiste. Aussi la version française de way (1988) que Leslie Scalapino considérait comme “un livre fondateur dans sa trajectoire, une articulation présentant sa compréhension de la nature de chaque relation – à soi-même, aux autres, à notre environnement social et politique” (pour reprendre la présentation du livre par ses deux traductrices, Isabelle Garron et E. Tracy Grinnel) est-elle plus que bienvenue en un temps où, le repli sur soi devenant la norme, l’arrivée d’un peu d’air californien ne peut faire de mal.

Way – dont le titre n’a volontairement pas été traduit en français – est un poème en deux sections : Série flottante tardive et voie. Série flottante tardive est en quatre parties intitulées en marchant, série du clodo, La série flottante et Série du délai ; voie, l’est en deux : no(h)—décor et trotteur. La première chose qui frappe, lorsque on prend connaissance de ce poème d’environ cent cinquante pages, est l’usage fréquent de ce long tiret (“”) reliant sans espace la dernière lettre d’un mot à la première du mot suivant. Ce pourrait être un tic, mais non, on s’y fait très vite, il y a quelque chose de musical, même si détaché du sonore. Leslie Scalapino a enregistré une lecture de way dont les deux traductrices nous précisent qu’elle dure 58’08”, ajoutant que “la voix serait un reflet de ce que le poème laisse entendre. La sobriété de cet enregistrement tend à rendre compte d’une des réalités sensibles du poème écrit, sans être la partition d’une quelconque performance. Aucun effet, aucun public ; et le corps de l’auteure du poème, disant son poème, donnant son poème par la parole.”

Leslie Scalapino © éditions José Corti

Il n’est pas aisé de choisir un fragment de way tant la lecture – du moins la première, “de découverte” – est entrainante (mais ce que les suivantes perdent en rapidité – c’est du moins l’expérience de lecture que j’ai faite en plusieurs temps –, elles le gagnent en intensité).  Et ce qui s’y “raconte” demande aussi de l’espace : il faut tourner les pages, bien entendu pas à la manière qu’impose un page-turner ; mais, lire le poème, c’est se mettre à la recherche de bons modes de traversée. “way est profondément politique ; une étude à propos [de] l’ensemble des relations en constante évolution qui composent notre monde social et matériel.”

Dans en marchant, il y a des moments de prose, du type : “J’étais à l’école ; bien qu’ayant vu une fille traverser la rue le chauffeur du bus ne s’était pas arrêtéelle avait été renverséeainsi les autres élèvesles garçonstapaient chaque jour le côté du bus” ; il y a aussi et surtout de brefs fragments versifiés très rythmés, comme par exemple :

Incidents du quotidien (école, rues, métro, bars), clodos (sdf morts de froids), relation érotique avec accessoires (dans Série flottante, titre “japonisant” : “ayant mis / le / nénuphar en / elle / encourageant l’homme / à jouir en / elle”), way est un poème particulièrement vivant, à mille lieues des artifices des productions les plus formalistes des Language Poets. Un dernier fragment de ce livre publié dans la remarquable collection “série américaine” chez Corti (dont quasiment tout est à se procurer) ? Voici :

3.Vous souvenez-vous du premier confinement ? C’était un autre temps où le plus pénible de la vie citadine (ou banlieusarde) avait miraculeusement disparu : pas de voiture ou très peu ; pas de bruit ; et un soleil printanier quasi-permanent baignant nos brèves promenades quotidiennes. À l’atelier, le travail suivait son cours, la journée entière. Fin octobre, un deuxième confinement, en principe plus court, a été décrété. Malgré quelques points communs avec le premier – comme l’idée que certaines choses, certaines activités, doivent être considérées comme non-essentielles (bien entendu, ce sont celles dont on ne saurait se passer) –, rien à voir : les transports sont bondés, un froid humide s’est durablement installé, la pollution demeure. Depuis fin novembre, les librairies ont de nouveau l’autorisation de lever le rideau, et les nouveautés redeviennent accessibles. Parmi elles, quelques livres écrits au cours du premier confinement. On se souvient que certains des auteurs les plus en vue nous proposaient déjà au printemps dernier des “journaux de confinement” qui, pour l’essentiel, ont déjà été recouverts par une chape d’oubli. Les éditeurs nous disaient, avant même que notre liberté de circulation ne soit retrouvée, être submergés de manuscrits reprenant dans leur titre ce mot magique “confinement”. On pouvait s’attendre au pire. Mais aussi espérer le meilleur – le très rare, le très discret qui ne fait pas de bruit, même si ce mot devenu fameux se trouve finalement bien placé en couverture.

Le Confinement du monde de Pierre Vinclair, une petite suite de 48 sonnets, paraît ces jours-ci aux Éditions Lurlure. Vinclair, on s’en souvient, a publié deux livres, La Sauvagerie et agir non agir, aux Éditions Corti, très peu avant cette période d’attente où rien ne circulait (nous en avons parlé avec lui ici-même). Pierre Vinclair est quelqu’un de réactif, de prompt à agir, pouvant parfois tirer quelque chose à l’instant même – ou quasiment – de ce qui arrive. La quasi-totalité de ces sonnets sont organisés en trois séries : Chansons covides, adressées “aux vivants confinés via les réseaux sociaux” (étant “ami Facebook” avec lui, je me souviens du plaisir que l’on prenait à les pêcher quotidiennement, s’étonnant à chaque fois qu’ils soient aussi réussis : drôles, singuliers et inventifs) ; Une couronne, poèmes adressés “aux morts du coronavirus” ; Sonnets de chiffon, adressés “à un enfant à naître”. Ces trois séries sont composées successivement de 21, 15 et 9 poèmes. Si on leur ajoute 3 sonnets “hors-séries” : Prologue, Notes et Remerciements, on en obtient 48, soit 3 x 24 – ou encore : 3 x (7 + 5 + 3 + 1).

Il y a deux ans, Pierre Vinclair avait publié aux mêmes éditions Sans adresse, un livre composé de 61 sonnets auxquels s’ajoutaient, en appendice, 16 autres en partage avec Laurent Albarracin. Dans un message envoyé le 16 mai 2017, Vinclair écrivait à ce dernier : “Pour moi, le sonnet, c’est comme un piano : cela a été inventé il y a longtemps et pour des pièces classiques, mais on peut bien l’utiliser comme on veut sans qu’il y ait une ironie de structure. (…) En tout cas, quand j’écris un sonnet, et même quand je respecte le schéma classique des rimes et même l’alternance féminines / masculines, c’est comme si je réglais un piano et sans malice… L’ironie qu’il y a en plus, dans certains poèmes, tient à autre chose, de même que l’humour de Satie n’est pas mécaniquement lié à l’usage du piano.”

Le Confinement du monde est souvent drôle, on y relève par exemple que “PQ” rime avec “parc” et les enjambements sont toujours savoureux. La forme sonnet est autant respectée que chahutée et, si une humeur joyeuse traverse une grande partie de ces 48 poèmes, la mélancolie propre à cette forme est tout aussi présente, notamment dans la partie dédiée aux morts du corona (premier vers du sonnet 26 : “Dans le printemps silencieux comme une tombe”). Notons que Pierre Vinclair et sa famille ont été confinés à Londres (premier vers du sonnet 1 : “Je vivais à Londres, avec C. et nos 2 filles.  Le Covid-19 avait”). Le sonnet 3 – deuxième de la première série, dédiée aux confinés via les réseaux sociaux – offre un bon exemple de ce qui se joue – et gagne – dans cette suite de poèmes :

Et le constat que “La poésie ne vaut pas mieux qu’une pensée / et la pensée ne peut pas plus que le silence” – vers un et deux du sonnet 32) est aussitôt suivi par cette proposition : “essayons que nos vers tels des virus agissent” (vers onze du sonnet 33). Lisant, nous sommes contaminés, et notre rôle, non de critique, mais de passeur, est bien de transmettre cette maladie contagieuse qu’est la lecture – cette activité non essentielle dont certains ne peuvent se passer.

© Alix Rosset

4.Achevons de construire cette petite constellation de fin d’automne en faisant un tour du côté de la collection “Poésie / Flammarion”, dirigée maintenant depuis plus d’un quart de siècle par Yves di Manno, qui a publié pas moins de trois volumes conséquents peu avant la fermeture forcée des librairies. On se souvient qu’en mars dernier, nous avions mis l’accent sur Classés sans suite, le premier livre de poèmes d’une jeune autrice, Sophie Martin, publié lui aussi quelques jours avant le premier confinement. Ce livre d’un ton aussi neuf que convaincant par sa justesse, pétri d’humour et d’un grand sens de la notation quotidienne instantanée, avait eu de très bons échos. Il est utile de le rappeler aujourd’hui, car il a souffert, nous dit-on, d’être devenu rapidement inaccessible. Chose étrange : l’image proposée en couverture était celle d’un caddie de supermarché, objet phare de ces temps d’enfermement où l’on pouvait boire et manger à l’envi, sans pour autant s’offrir, en contrepoint, quelque lecture fraîche.

Six mois plus tard, un autre premier livre, d’un jeune auteur cette fois, Maxime Actis (né en 1990), nous est proposé dans cette même collection, sous le titre Les paysages avalent presque tout. Encore une belle réussite : un long poème – composé de 222 fragments numérotés, chacun tenant sur une page de format 16 x 20 – en XX sections (ou “chants”). De l’auteur, rien ne nous est rapporté, sinon qu’il “a mené ces dernières années une existence semi-nomade”, ce dont on se rend assez vite compte à la lecture. Dans ce poème, il est question de fantômes, mais aussi de “vrai corps” ou de “ce qui se passe réellement”. Ou encore de “regarder les âpretés de la rambarde pendant des heures, par exemple”. Quelque chose d’âpre en effet – et de sombre. L’éditeur nous souffle à l’oreille qu’“empreint d’une énergie farouche, ce premier livre ouvre une brèche inattendue dans notre paysage poétique, loin des poncifs du moment”, ce que nous ne pouvons qu’approuver après lecture. Par exemple, Chant VII, 74 : “poèmes sont ces vrais corps qui se collent ensemble / finalement pas vraiment l’espace vicié que j’imaginais / vrais corps mais présents, palpables, ils sont là, poèmes tumeurs”. Longue traversée dans le paysage et dans la mémoire dont nous n’avons pas de mode d’emploi préfabriqué (la lecture en devient active et c’est un plaisir), où nous sommes invités à partager avec l’auteur une sorte de pique-nique dans les ruines (c’est ainsi que le dialogue s’opère, d’obsession à obsession), les 222 fragments numérotés de ce poème, Les paysages avalent presque tout, se lisent quasiment d’une traite, même si on peut s’arrêter çà et là, pour méditer par exemple (150, dernier vers) : “aucune idée de ce que peut bien vouloir dire ce désir de toujours s’échapper” Ou encore (217) :

Il y a les “jeunes auteurs”, mais aussi les – comment dire ? – vétérans (quel mot bizarre, sinon déplacé, si on l’associe à l’idée de poésie, mais pourquoi pas). Par exemple Nicolas Pesquès (né en 1946) qui poursuit depuis quarante ans une entreprise poétique intitulée La face nord de Juliau dont les sept premiers volumes (reprenant les parties un à dix) ont été publiés par André Dimanche entre 1988 et 2012 et les trois suivants (reprenant les parties onze à dix-huit) par Flammarion – le troisième (dix-sept, dix-huit) est sorti, le 14 octobre 2020, en librairie. On peut supposer que d’autres volumes suivront ; et même que cette suite n’ait pas de fin programmée, ce qui finira par lui accorder le statut de “poème d’une vie”, même si l’œuvre de Nicolas Pesquès ne se limite pas à “l’aventure des Juliau”, ni même à la seule exploration du domaine poétique, puisqu’il a publié (par exemple) en 2017 à L’Atelier contemporain un épais volume intitulé Sans peinture, rassemblant divers écrits sur l’art portant (entre autres) sur des artistes tels Pierre Buraglio, Shirley Jaffe, Bernard Moninot ou Jan Voss – écrits présentés très justement comme étant “une extension des Juliau, développée parallèlement à leur avance.”

En préambule de ce livre, Sans peinture, Nicolas Pesquès fait du corps “une poche à flux, carcasse impactée de part en part, jetée à tout instant dans le grand bain des perspectives, parmi les secousses de la langue et de la circulation – toutes les circulations – d’idées, de rêves et de mémoire.” Le mot “corps” revient souvent, le verbe “voir” aussi, tant dans ces écrits sur l’art que dans La face nord de Juliau : “11.04.13 / Je regarde, et ce que je vois change. Change d’être enlevé par la vue, désossé, fixé. / Tellement fixé dans sa forme qu’aussitôt il la perd. Devenu couleur, profondeur, espace. / Corps appelé par ce qu’il regarde et qui s’enfonce, dans la tactilité du lointain comme dans des phrases. / Masse d’herbe, bois de genêts. Pierre et perdrix. / S’enfoncer comme au ciel, comme au sexe.”

Difficile de rendre compte en peu de mots de cet “effort d’écriture” qui se lit sans effort – il suffit de rester concentré – tant ce qui s’y déploie demeure concret, physique, partageable : à chacun sa colline, ardéchoise ou non peu importe, un dialogue s’établit progressivement de lieu à lieu, à distance et pourtant au plus près de ce qui a été déposé sur le papier. “05.03.13 / D’un côté le réel, de l’autre le langage. / De part et d’autre, l’opaque, inépuisable, se reforme. / Il n’y a pas d’espoir d’aboutir à une sorte de transparence de l’un comme de l’autre, de l’un envers l’autre. C’est dans leur écart que réside le désir, la volonté, c’est-à-dire la nécessité vacante de s’accomplir comme ci ou comme ça. // (…) // Ou bien considérer le langage comme appartenant au réel, comme l’ombre de sa combustion, son brûleur, l’inclusion de son double tranchant.” “15.10.13 / L’existence, c’est l’existence du langage. Je veux dire que sans lui – et plus tard sans l’écriture – soit les choses n’ont aucun goût, soit elles brûlent la gorge. Se taire alors devient événement.” L’écrivain, le poète, est lecteur, il lit de la poésie, mais aussi L’expérience intérieure de Bataille ou Mille plateaux. Depuis quelques années, le poème prend souvent (pas toujours) la forme d’un journal, à la fois méditation pour soi et adresse au lecteur : “20.06.17 / Les accidents du désir / Depuis plus de quarante ans que la question du langage m’attire et me poursuit, s’est peu à peu développée non pas une théorie à son sujet ou sur ses origines, mais une pensée sur les raisons et le comment de notre façon de l’avoir produit, d’en être venu à lui, comme à toute expression d’ailleurs. Et ce serait au fond pour les mêmes raisons que nous nous sommes mis debout, que nous avons poussé nos yeux dehors, nos mains nos cerveaux : pour nous défendre au mieux, parer au plus violent, prendre distance avec la brutalité de l’immédiat, sortir d’une certaine animalité en la déployant autrement et ainsi, mais nous le saurons qu’après, se mettre en route, aller vers l’humain, confier notre énergie à nos œuvres. / Vous y attirer.” Laisse-vous faire, suivez cette attirance et enivrez-vous de “sensations de paysage”, “d’effets de colline” provoquant “une envie de vivre sur terre avec la question de la langue, la stupeur de cette question.”

Troisième et dernier ouvrage publié par Yves di Manno dans la collection “Poésie” chez Flammarion : la réédition quasiment à l’identique (si l’on excepte 24 pages en avant-dire : une préface de Stéphane Baquey et une courte note de l’éditeur ; ainsi qu’une couverture autrement plus attrayante que l’initiale) de la totalité des textes des volumes – le plus souvent formés de quelques pages et tirés à très peu d’exemplaires – publiés entre 1969 et 1986 par Orange Export Ltd., la très artisanale maison d’édition d’Emmanuel Hocquard et Raquel. Ce livre de plus de 400 pages grand format retrace une aventure sans pareil. S’il ne peut réparer la frustration que l’on peut ressentir à ne pouvoir posséder (à ne pouvoir toucher concrètement – ce que j’ai eu la chance de faire à la jointure des 70’ et des 80’, mais sans avoir eu, hélas, les moyens d’en acheter ne serait-ce qu’un seul) ces petits volumes imprimés à la main en typographie, agrémentés de peintures originales ou de gravures, cet ouvrage paradoxalement très dense (au regard des opus originaux) a le grand mérite de nous donner à lire nombre d’écrits d’auteurs de premier ordre, ayant le plus souvent tissé des liens amicaux, mais – pour reprendre les mots d’Emmanuel Hocquard en 1986 – ne constituant pas une “école, ni même un groupe”. Citons quand même quelques noms (sans leurs prénoms pour aller plus vite) en recopiant mécaniquement cet objet trouvé qu’est le bandeau du livre : Albiach, Auster, Bénézet, Cadiot, Collobert, Daive, Fourcade, Noël, Perec, Quignard, Roubaud, Royet-Journoud, Veinstein, Venaille ; mais aussi Deluy, Esteban, Giroux, Guglielmi, Jabès, Lucot, Oppen, Roche, Rossi, Sarré, Tortel, Viton, Waldrop… Il y a en tout 54 auteurs (en réalité beaucoup plus si on compte ceux qui ont été ponctuellement débauchés à l’occasion d’un volume de monostiches ou de bulletins critiques, auxquels il faudrait rajouter les noms des peintres).

Orange Export Ltd. était un lieu aussi ouvert qu’exigeant : on n’y entrait pas comme dans un moulin, les livres étant en principe commandés à certains écrivains cooptés par Emmanuel Hocquard et Raquel, mais les portes n’étaient pas fermées pour autant à qui s’intéressait à cette aventure, attiré aussi bien par cette exigence poétique que par la peinture, à la fois austère et flamboyante, de Raquel – le lieu de production, qui pouvait aussi se métamorphoser en espace de “fête ininterrompue”, étant l’atelier de cette dernière à Malakoff. Dans son entretien de juin 1986 avec Claude Esteban qui dirigeait alors cette collection “Poésie / Flammarion”, Hocquard affirmait que “Orange Export Ltd., en tant que maison d’édition, prend effectivement fin avec la publication de ce livre. Mais mettre fin à une maison d’édition, ce n’est pas abolir le travail antérieur. Qu’un grand éditeur publie aujourd’hui l’intégralité du travail de la plus petite des petites maisons d’édition, c’est une reconnaissance importante. Le vrai problème qui soulève ce livre-ci est le suivant : s’agit-il ou non d’une anthologie des années soixante-dix ? En un sens, oui. Ce livre peut être présenté comme tel, et lu comme tel. Mais il n’a pas été conçu ainsi. (…) Alors disons, si vous voulez, que c’est comme un album d’instantanés qui témoigne d’une partie de la vie littéraire d’une période. Ou encore un journal poétique, écrit avec les textes des autres. C’est la raison pour laquelle nous nous intitulons « auteurs » de cet ouvrage.” Mais Orange Export Ltd. 1969 – 1986 ne s’adresse pas qu’aux fidèles de ces années-là, il devrait attirer quiconque désire se frotter à ce qui fut vivant en son temps et qui, il faut bien le reconnaître, l’est toujours, et peut-être plus que jamais.

Charles Racine, Œuvres I, II, III, Éditions Grèges, 208, 248 et 336 p., 2013, 2015 et 2017, 22, 24, 26 €
Leslie Scalapino, way, traduit par Isabelle Garron & E. Tracy Grinnel, Éditions Corti, “série américaine”, novembre 2020, 162 p., 19 €
Pierre Vinclair, Le Confinement du monde, Éditions Lurlure, novembre 2020, 72 p., 9 € 50
Maxime Actis, Les paysages avalent presque tout, Flammarion, collection “poésie”, octobre 2020, 260 p., 19 € 50 — Feuilleter en ligne
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau dix-sept, dix-huit, Flammarion, collection “poésie”, octobre 2020, 200 p., 18 € — Feuilleter en ligne
Emmanuel Hocquard & Raquel, Orange Export Ltd. 1969–1986, Flammarion, collection “poésie”, octobre 2020, 456 p., 26 € — Feuilleter en ligne
& Pour écouter l’émission Poésie ininterrompue Charles Racine.