Choses lues, choses vues (27): Albert Serra, Pol Bury, Christian Dotremont, Gilles Aillaud, Francesca Woodman & Vivian Maier

© Alix Rosset

(Prologue) Alors que je me rends à la projection de Pacifiction d’Albert Serra, j’achève la lecture de Sous les viandes, deuxième section du livre d’Infernus Iohannes, Débrouille-toi avec ton violeur. Il y a des jours comme ça où la routine s’absente. En attente de la séance, je prends brièvement deux ou trois notes sur ce 46e volume du corpus post-exotique signé par divers hétéronymes d’un même écrivain – le plus célèbre d’entre eux étant Antoine Volodine dont le premier ouvrage, Biographie comparée de Jorian Murgrave (1985), s’ouvrait par une phrase attribuée à Infernus Iohannes : “La vie n’est que l’apparence d’une ombre sur un reflet de suie.”

Ce livre en trois parties – dont on connaissait déjà la dernière, Slogans, attribuée à Maria Soudaïeva (une première fois publié à L’Olivier en 2004) – est comme à chaque fois déconcertant par son mélange d’attendu (nous savons dès l’incipit où nous nous trouvons) et d’inattendu (comment imaginer par avance les voix de Miaki Ono et de Molly Hurricane ?) : grande fidélité, dans le droit fil d’une entreprise – une performance – qui ne cesse d’entrecroiser les lignes, tissant d’ouvrage en ouvrage un labyrinthe d’une noirceur sans pareille, et cependant d’une paradoxale clarté ; sens de la surprise, souterrainement contraint, propre à tout feuilleton se déployant sur des milliers de pages durant plusieurs décennies [en aparté : à la toute fin du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (1998), on trouve trois fois le nom d’Infernus Iohannes parmi les titres “du même auteur dans la même collection” : les 7e (Miroirs du cadavre), 10e (Mourir sans entraves) et 56e (Dura Nox, Sed Nox) ; notons que le 343e et dernier (Retour au goudron) était annoncé sous la signature de Lutz Bassmann, alors qu’il sera finalement signé Infernus Iohannes (portant le n° 49 – soit 72, et non 73, même s’il sera découpé en 343 fascicules)].

Relisant les derniers paragraphes de Sous les viandes, je relève ceci : “La vie avant la mort, quelques images en vrac. Un crépuscule sous les viandes. […] Des marécages de lymphe sous les pieds. Des stalactites de viande trop basses qui nous empêchent de courir. Un passage étroit d’où nous sortons couvertes de sang et de caillots écrasés. Les bruits de ventouse que produit la viande quand on se déplace. […] Dernière image ce soir. Le visage décomposé de Jane Austen qui nous annonce que ce sera bientôt notre tour.” La séance peut commencer.

1.

Pacifiction est le sixième film – la sixième expérience de cinéma – du Catalan Albert Serra dont je me souviens avoir repéré le nom dans le roman d’Arno Bertina, Des Châteaux qui brûlent (où l’apparition de Serra comme personnage est associée au thème de Don Quichotte, traité dans Honor de cavalleria, son premier long métrage en 2006). Le premier film que j’ai vu de lui est La Mort de Louis XIV avec Jean-Pierre Léaud (2016) qui m’a laissé un grand souvenir. Trois ans plus tard, Liberté m’a fait osciller dans une sorte d’entre-deux entre attirance et prise de distance (malgré une grâce visuelle & sonore constante – c’est beau et sans concession).

Aujourd’hui Pacifiction ou Tourment sur les îles, “tourné en août 2021 pendant 25 jours alors que Tahiti était sous confinement total”, d’une durée de 163’ (soit une demi-heure de plus que le précédent), opère une forme paradoxale de séduction par “le flou” et “le vide”, nous emplissant de mille sensations, assorties d’autant de réflexions sur ce monde lointain : “l’inverse même, selon le cinéaste, du paradis, une sorte de continuation du colonialisme au XXIe siècle” (inventant singulièrement une forme de “post-exotisme” aux antipodes du monde de Volodine). Mais ce constat ne conduit pas à appuyer le trait – l’auteur refusant de s’engager clairement sur autre chose que l’expression audiovisuelle (où l’écoute du son, des voix notamment, aurait un rôle déterminant et où le hasard ne cesserait d’être sollicité). “L’idée était de supprimer au montage tout ce qui, ayant trait à une problématique d’ordre social, ne répondrait pas à un pur fantasme cinématographique.” Sous confinement, “nous avions l’impression d’une île vide, comme un plateau de cinéma réservé pour nous.” La rumeur d’une reprise des essais nucléaires qui circule tout au long du film est davantage un prétexte qu’un sujet (même si le film est vendu en tant que “thriller paranoïaque” – alors qu’il ne cesse d’échapper à tout genre).

Pacifiction © Albert Serra / distribution Les films du Losange

Les personnages, plus ou moins énigmatiques, caractérisent le lieu, tant par leur présence lumineuse que par leur capacité à se fondre dans l’obscurité (par leur puissance comme par leur fragilité), s’accordant aussi bien au silence bruissant, musical, de la nuit (où on s’amuse et on s’ennuie) qu’aux vagues et aux paysages (mer et terre, reliefs d’eau ou de pierre et d’herbe en dialogue). Benoît Magimel incarne un impénétrable Haut-Commissaire de la République. Marc Susini, un amiral aussi drôle qu’inquiétant. Pahoa Mahagafanau, un être d’une remarquable ambigüité sexuelle, déplaçant à chaque geste les frontières entre le féminin et le masculin, avec un naturel assez renversant. Sans oublier les autres, professionnels ou non (Serra a trouvé certains acteurs sur place via un “casting facebook”). Le tournage s’est fait avec trois caméras : 540 heures de rushes (180 x 3) au total. “Vous pouvez imaginer le nombre de situations et de personnages qui ont dû disparaître au montage ! […] Je demande aux deux monteurs de ne monter que ce que j’aime. Tant pis pour la narration. De toute façon mon énergie ne se situe pas du côté de la dramaturgie, c’est toujours par hasard si celle-ci finit par apparaître”. Là est le secret de la réussite de ce film. Dans cette énergie qui transforme le “tant pis” en “tant mieux”. Ou l’épuisement devient source de plaisir.

2.

Quatre livres maintenant, requérant, du moins pour les trois premiers, plusieurs journées de lecture. Impossible de rendre compte de toute leur richesse. Mais ces ouvrages non conçus pour être dévorés d’un trait ne doivent pas être trop tôt rangés. Ils nous font signe, alors qu’on ne les a qu’à peine entamés, et il convient de les garder à portée afin de les (re)parcourir à tout instant, de manière aussi libre que possible. Aussi n’attendrons-nous pas de les avoir explorés à fond pour propager la bonne nouvelle de leur mise à disposition (certains étaient attendus ; d’autres constituent de belles surprises).

Le premier – co-édité par le Centre Daily-Bul & C° et CFC-Éditions – est le fruit d’un long travail de recherche de Frédérique Martin-Scherrer sur les Livres et les écrits de l’artiste belge Pol Bury (1922-2005) que l’on connaît surtout pour son travail de sculpteur “qui occupe une place prépondérante dans l’art cinétique du 20e siècle.” Je me souviens avoir repéré pour la première fois son nom dans une revue d’art contemporain (Opus, ou peut-être L’Art vivant), avant de le retrouver dans les écrits de certains de ses amis, comme Pierre Alechinsky (le plus jeune des CoBrA, âgé aujourd’hui de 95 ans – il les aura tous dépassés en longévité). On trouve un “portrait cinétisé” d’Alechinsky dans un livre de ce dernier, Roue libre. Je n’ai jamais été vraiment attiré par le travail purement plastique de Pol Bury, mais je dois avouer l’avoir plus d’une fois trouvé amusant (c’est ce qui reste gravé dans le souvenir : cet humour assez corrosif, loin du sérieux dominant des avant-gardes du vingtième siècle).

Reprenons la présentation de ce livre avec autant que sur : “Travailleur infatigable, il développe la pratique de son art sous diverses formes : sculpture, travaux graphiques, films, bijoux, estampes numériques, œuvres monumentales, fontaines… Or, du début de sa carrière à la fin de celle-ci, l’artiste n’a cessé d’écrire et de publier des livres.” Par exemple : L’art à bicyclette et la révolution à cheval (Gallimard, 1972), ou Les Gaités de l’esthétique (Denoël, 1984) qui jouissaient ces années-là d’une certaine faveur. Tournant les pages richement illustrées du livre de Frédérique Martin-Scherrer, j’en découvre bien d’autres, comme ceux-ci, aux éditions de L’Échoppe : Bouvard et Pécuchet précurseurs des avant-gardes et La France adultérine. Comme nombre de ses amis Belges, il était un formidable inventeur de titres.

Sur environ deux cents soixante-dix pages de format 17 x 24 cm, tout ce qu’il aura légué est abordé en détail, dans le but “d’explorer l’importante dimension que prend l’écriture dans l’activité créatrice de Pol Bury […] qui ne mélange pas les activités plastique et littéraire : pour lui, une sculpture est une sculpture, et un livre est un livre. Toutefois, son écriture procède directement de la pratique de son art. Il la traduit et la transpose non pas « littéralement » mais « latéralement », grâce à une invention constante dans la forme et dans le contenu de ses textes. Entre le caractère poétique de ses réalisations plastiques et la manière décalée dont il en use avec toutes les composantes du livre, s’instaure une « circulation » qui ne cesse de se renouveler. Pour le dire autrement : Pol Bury œuvre en poète et écrit en artiste.” On a plaisir en effet à découvrir à chaque page ou presque de cet ouvrage un véritable écrivain, signant ses nombreux opus de son propre nom, ou sous le pseudonyme d’Ernest Pirotte qui lui aura permis de s’autoriser “impertinences, débordements et incartades dont Pol Bury ne se prive pas.”

Exemple de son écriture, tiré d’une préface à un livre en collaboration avec Pierre Alechinsky (en lien avec le carnaval de Binche) : “Dans un grand froufrou de fifrelas et de tambours, les entrelacs se jettent des peaux de banane ; parfois glissent sur une orange écrasée. Ça sent bon, surtout s’il pleut, une pluie d’après gel.” Bury dialogue avec ses amis – le peintre Jan Voss par exemple – qu’il publie aux éditions du Daily-Bul, ce “véritable atelier d’écriture à côté de son atelier d’artiste”. Dans le n°10 de la revue du même nom (dont le n°1 est paru en mars 1957), Pol Bury est ainsi “portraitisé” par son double Ernest Pirotte : “Manœuvre qualifié qui fut hautement apprécié en son temps pour sa grande connaissance de la brouette dont il n’ignorait pas les moindres secrets. C’est à ce titre qu’il fut convié à la cour d’Albert Ier afin de donner aux enfants royaux les rudiments de son savoir. Un jour le poète Maeterlinck qui traversait à bicyclette et comme un fou la cour du château de Laeken le renversa sur le pavé gras. Il se releva contusionné. À l’heure actuelle, il ne conserve plus aucune séquelle de ce malheureux accident mais il publie des poésies d’avant-garde.”

Pol Bury, Livres et écrits, page 47 © Maison CFC / Daily Bil & C°

C’est peu dire que Pol Bury, Livres et écrits – essai particulièrement fouillé, d’une grande densité – est une réussite qui contribue à remettre les pendules à l’heure. Son exploration en tous sens (au diable la linéarité) nous permet de réévaluer le travail – l’art – de celui qui aura été loin de n’être qu’un “fontainier”. La Maison bruxelloise CFC publie régulièrement des volumes qui méritent le détour. On se souvient de la remarquable biographie de Peter Brueghel, due à Leen Huet, chroniquée ici-même. Nous allons rendre compte prochainement d’un recueil de dessins en grande partie inédits d’André Franquin. Il convient donc de garder l’œil ouvert sur ce qui s’y annonce, secrètement ou non – dans l’attente de l’inattendu (pour reprendre un beau titre de Bernard Stiegler).

3.

La Belgique fête ses natifs de 1922. Après Pol Bury (né un 26 avril), Christian Dotremont (né le 12 décembre). Je me souviens être tombé, il y a bien longtemps, sur une reproduction d’un logogramme de ce dernier dans un ouvrage sur Michel Butor (l’ayant gardé précieusement, je retrouve sa date de publication : 1973). La force de cette première rencontre me revient, alors qu’en couverture d’un livre inouï, tant par son épaisseur (944 pages) que par son écriture, constamment inventive, singulière, je découvre un autre logogramme – Dépassons l’anti-art – que Dotremont avait calligraphié en réponse à un livre de Jean-Clarence Lambert sorti en 1974, Dépassement de l’art ?

Dépassons l’anti-art est le titre retenu par Stéphane Massonet pour le rassemblement de “l’essentiel des textes en prose de Christian Dotremont sur l’art, le cinéma et la poésie”, qu’il a établi et présenté (après avoir déjà proposé en mai dernier une anthologie d’écrits poétiques du même, sous le titre Abrupte fable ; les deux ouvrages sont publiés par L’Atelier contemporain). En deux parties – Le surréalisme / Cobra –, selon un ordre à peu près chronologique (du début des années 1940 à sa mort en 1979), Dépassons l’anti-art déborde de propositions, de témoignages, de réflexions, d’échanges, irrigués par cette énergie propre aux artistes expérimentaux. Quatre décennies de subversion en actes – où la mélancolie aura été vivement combattue, même si elle a eu le dernier mot. Il y a certes quelques textes – assez rares, finalement – glorifiant des peintres que l’on trouvera aujourd’hui insignifiants, sinon redoutables (ne donnons pas de noms, les alentours du surréalisme en regorgent). Mais cela ne les empêche pas d’être passionnants. On ne s’ennuie jamais. Même les écrits susceptibles de contrarier nos plus sévères addictions peuvent être d’une drôlerie irrésistible, comme celui sobrement intitulé La musique dont voici les premiers mots : “Farine abstraite, mélasse remuante, kandinskysme absolu, confiture à la morphine, la musique, prenez-y garde, n’est même pas un fil à couper le silence, c’est le fils de la Vierge dans une forêt de fils de la Vierge, c’est une farce qui n’est pas farcie, n’est rien. / Elle ne ment pas, elle endort.” Et les derniers : “Que la nuit tombe sur l’orchestre, mais qu’elle ne s’abîme pas, car la nuit n’est pas le néant, la nuit c’est notre sœur.” L’humeur peut changer d’un texte à l’autre. Dans le même n°2 de la revue bruxelloise Les Deux Sœurs (1947), Dotremont publie une suite aphoristique s’ouvrant par : “La vitesse s’attardait dans un miroir.” Rapidité de l’écriture et grande exigence. Rien d’incompatible. De ces temps agités du “surréalisme révolutionnaire” et de CoBrA (ou plus simplement Cobra), on peut ressentir quelque nostalgie. L’inventeur des Logogrammes se montre toujours percutant, radical, irréductible à toute forme d’enfermement idéologique tout en se positionnant clairement. Et il contribue généreusement à la reconnaissance de ses amis, proches ou moins proches.

Par exemple, il revient plusieurs fois sur le parcours de Pol Bury, du surréalisme à l’abstraction, puis à la peinture (tout court) : “une des plus significatives qui soient dans le jeune peinture d’aujourd’hui.” Avec lui, “on a l’impression d’être plus intelligent que la « réalité », on la cocufie, on la truque – au lieu de la traquer.” Un des plus beaux textes de ce recueil, écrit en 1957, raconte sa première rencontre, dix ans auparavant, avec Asger Jorn, un des peintres les plus importants de Cobra : “Nous sommes allés [le] chercher à la gare du Nord, à Bruxelles. Je ne l’avais jamais vu. Il n’était jamais venu à Bruxelles. On s’arrête rarement dans cette grosse ville qui n’est pas assez du Sud pour les Nordiques, pas assez du Nord pour les autres. Jorn s’y arrêta. C’est bien lui. Il comprenait sans doute que cette ville frontière convenait à la rencontre. C’était le soir. Je le reconnus à un rouleau immense de peintures qu’il portait sous le bras. Encore quelques voyages et Cobra allait pouvoir tourner. C’était en 1947. Cobra fut une somme de voyages, de trains, de gares, de campements dans des ateliers, de transports de toiles, de visites mal préparées. Notre secret fut de mal préparer tout l’histoire.” L’artiste expérimental, écrivant, crée – c’est d’ailleurs un de ses titres (J’écris, donc je crée, 1968) : “Tout jeune, je m’aperçois que la nature, quelquefois, écrit. Je lis, par exemple, les lettres que les herbes forment au gré du vent. Cette découverte me saisit.” Dans un de ses derniers textes (Cobra, qu’est-ce que c’est, 8 novembre 1978), Christian Dotremont précise sa position à la frontière des pratiques : “Quelquefois  nous n’y arrivons pas, mais à chaque fois que nous peignons ou dessinons ou écrivons-peignons ou dessinons-écrivons, chaque fois que nous désirons jouer comme le joker, comme un joker encore plus joker, nous désirons que chacune de nos œuvres soit plusieurs œuvres à la fois et que le spectateur ou le lecteur ou le spectateur-lecteur puisse voir plusieurs choses à la fois et choisir de notre œuvre polyvalente ceci ou cela, qui lui inspirera sans doute autre chose encore : nous souhaitons qu’il joue aussi, plus ou moins comme nous, surtout en tant que lui, par un nouveau process du progress.”

Après y avoir appris (dans les annexes) que Dotremont a commencé de publier très jeune (en 1935) dans Le Petit Vingtième (oui, là où était publié Les Aventures de Tintin – mais Dépassons l’anti-art ne reprend pas ces textes), refermons à regret cet épais volume. À vous de prendre le relais.

4.

Deuxième recueil d’écrits d’artistes publié cet automne par L’Atelier contemporain (cette fois en partenariat avec les éditions Loevenbruck), Pierre entourée de chute rassemble les Écrits et entretiens sur la peinture, la politique et le théâtre (1953 – 1998), de Gilles Aillaud (édition établie et présentée par Clément Layet). 600 pages seulement (dont 190 d’écrits et 220 d’entretiens – le reste étant occupé par une longue et intéressante préface, diverses notes, des repères biographiques et bibliographiques détaillés, auxquels il faut ajouter un cahier iconographique de 64 pages en quadrichromie).

Je cherche à me souvenir de la première fois où j’ai rencontré le nom de Gilles Aillaud (et surtout son prénom – ayant été étudiant en architecture, je connaissais le travail de son père, Émile Aillaud, d’autant plus qu’un de mes professeurs habitait à La Grande Borne à Grigny). Il me semble que c’est par le truchement d’un texte qu’il avait écrit pour le catalogue d’une exposition de Pierre Buraglio à l’ARC2 , musée d’Art Moderne de Paris, en 1976 : “Depuis qu’il a commencé à faire des tableaux, Buraglio a toujours cherché à rendre présentes des opérations en acte. […] Ses tableaux montrent de quoi ils sont faits, comment ils sont faits, et ils le montrent comme pendant le temps de leur fabrication, montrant ainsi la fabrication elle-même. […] Contre l’œil de l’esprit, la main qui travaille. Contre l’idéalisme rétrograde et réactionnaire, le matérialisme progressiste et révolutionnaire. / L’affaire semble claire et cependant, une fois de plus, on enjambe allégrement des difficultés. […] Pas plus qu’un discours, un tableau n’est une chose. Plus un tableau cherche à être discours ou image, c’est-à-dire relation, description, représentation, etc., et non pas chose, plus il bute contre la matérialité de sa propre réalité physique. Plus il cherche à être une chose, plus il se heurte à l’implication, dans cette chose qu’il est, des relations qu’ont les hommes entre eux, les hommes avec les choses, les choses entre elles, etc. / Tout tableau est comme enfermé dans son ouverture même à la réalité objective.”

Mais à l’époque, prisonnier d’une autre forme de militantisme pictural (disons post-supports-surfaces) qui me liait par ailleurs à Buraglio, je n’aurais su saisir la force des peintures d’Aillaud. Il m’a fallu attendre 2010 et la publication aux Cahiers Dessinés de Voir sans être vu, composé d’un de ses textes écrit pour la monographie Vermeer chez Hazan en 1986 (repris dans Pierre entourée de chute) et d’une suite de ses dessins, aquarelles, lithographies et peintures, pour que mon regard commence à vraiment s’éveiller. Plus tard, tombant sur une toile accrochée parmi d’autres associées à la figuration narrative dans le cadre d’une exposition à La Maison Rouge en 2017, je fus définitivement convaincu par son travail, côté peinture. “Pour que l’art soit autre chose qu’une simple défroque culturelle, il ne s’agit pas davantage pour moi « d’étudier la nature » que de « me concentrer sur ma boîte de couleurs » ; lorsque je peins je cherche seulement à dire quelque chose, en ne songeant à la manière de peindre que pour rendre plus précise, plus claire, plus insistante la parole (1965).” Mais il me semble aussi que cette clarté diffuse quelque chose d’étrangement “non verbal”.

Pierre entourée de chute, cahier iconographique p.21-22. © L’Atelier contemporain : Éditions Loevenbruck

Dans son texte pour la grande monographie Gilles Aillaud publiée en 2005 aux éditions André Dimanche, Jean-Christophe Bailly écrit : “« Je veux retourner dans le labyrinthe. » C’est par cette phrase que s’ouvre le long poème en prose intitulé Préambule, que l’on peut considérer comme une sorte de manifeste de la poétique de Gilles Aillaud. Le retour y est retour « vers ce qui n’a jamais été quitté », vers ce dont les animaux sont la sauvegarde miroitante. Le labyrinthe est la métaphore du monde, en tant qu’il est entremêlement, enchevêtrement du même au même, dans la différence ou la pluie plurielle qui accorde singularité et ressemblance.” On peut lire la suite de Préambule page 197 de Pierre entourée de chute : “Pour que tout y soit librement, selon la nécessité de sa nature, il faut défaire la pelote des mauvais rêves qui produisent des hybrides, nés de deux mères, une histoire vraie et une nécessité fausse, œuvres d’une cultivation exacerbée. Dans les ramifications innombrables de la nature rien ne s’égare, mais dans l’arbre de l’image tout se perd.” Mais dans ce recueil on trouvera aussi des choses plus rudes, des écrits polémiques, avec Malraux comme avec Bataille, à propos de Manet en 1973 : “Là où Malraux, Bataille et autres voient « le refus de toute valeur étrangère à la peinture », nous voyons de la part du peintre un intérêt forcené pour la réalité du monde dans lequel il vivait.”

Pierre entourée de chute, cahier iconographique p.21-22. © L’Atelier contemporain / Éditions Loevenbruck

Du plus ancien (“On peut peindre un rêve, un cauchemar sans nom, les parfums d’une chambre à coucher, mais au lieu d’y trouver prétexte pour faire un tableau il faut avoir envie d’exprimer ces choses par le moyen d’un tableau” – 1953) au tout dernier (D’où viennent les idées, écrit pour le catalogue de l’exposition Eduardo Arroyo à Madrid en 1998), le parcours de l’artiste écrivain, autodidacte en art, ayant suivi une formation philosophique jusqu’à la licence, est riche et complexe. Les entretiens complètent parfaitement les écrits – les transcriptions d’émissions de radio notamment, comme cet Atelier de Création Radiophonique produit par Jean-Louis Shefer et René Farabet pour France Culture en 1981 : “J.-L. S. : Pourquoi peins-tu des animaux ? Est-ce qu’on peut poser cette question-là ? G. A. : Il y a tout dans les animaux. Dès qu’on peint un animal dans un tableau, on tient un discours général. Tandis que si on peint le coin de sa chambre ou quelqu’un, on peint quelque chose d’anecdotique. Il n’y a jamais tien d’anecdotique avec un animal.” Bien entendu, on s’amusera (on s’agacera aussi parfois) à lire les échanges de mai 88 entre peintres ayant participé de près aux événements de mai 68 (Aillaud, Buraglio, Cane, Fromanger et Monique Frydman). Et on écoutera avec plaisir les propos du trio Aillaud/Arroyo/ Recalcati qui a peint (entre autres) en 1965 Vivre et laisser mourir ou la Fin tragique de Marcel Duchamp en huit tableaux (“Assassiner un vieillard est une chose laide et qu’on n’accomplit pas, en dépit des apparences, d’un cœur léger.”)

Il y a aussi le théâtre, et pas n’importe quel théâtre. Mais c’est une autre histoire – mon incompétence en ce domaine m’interdit de faire davantage qu’évoquer en trois lignes cette part essentielle de l’œuvre d’Aillaud, scénographe et auteur. À chacun sa lacune. Pierre entourée de chute est un beau titre. Tout comme celui de ces quatre volumes d’estampes publiés par Franck Bordas entre 1989 et 2000 : Encyclopédie de tous les animaux, y compris les minéraux. Quelques vers d’un poème de Gilles Aillaud (À Parménide, père de la diversité, 1995) pour conclure cette trop brève recension : “Le peintre, bête et plat / comme un métreur, / donne, avec le philosophe, / ses lettres de noblesse / à ce qui demeure dans le ciel. // Mais du ciel vient toujours l’eau / qui inonde la terre.”

5.

Traverser l’invisible de Marion Grébert, publié de même à L’Atelier contemporain, a pour sous-titre : Énigmes figuratives de Francesca Woodman et Vivian Maier. Il s’agit d’un essai, à l’écriture très personnelle, où l’emploi du “je” est déterminant, au bord du récit autobiographique par moments. Marion Grébert est “docteur en histoire de l’art de la Sorbonne et diplômée de l’École nationale supérieure de Beaux-Arts de Paris.” Elle pratique notamment la photographie depuis plus de quinze ans.

Traverser l’invisible s’ouvre avec ce bel incipit : “Il n’existe pas de tranquillité plus grande que celle que l’on éprouve soudain lorsque l’on s’imagine renoncer en soi-même à tout désir de laisser la moindre trace.” Puis, quatre pages plus loin : “Je ne sais pas d’où me vient que je m’intéresse surtout à des êtres dont l’énigme de leur vie stimule l’écriture tout en semblant se dérober constamment à la biographie. J’ai une admiration particulière pour les femmes qui sont parvenues à se rendre visible en ne cessant pas de nous échapper. Si je devais n’en citer que trois, ce seraient elles : Emily Dickinson (1830-1886), Francesca Woodman (1958-1981) et Vivian Maier (1926-2009), dans l’ordre où les événements sont venus par hasard me les présenter. Elles sont américaines. La première est poète, les deux dernières sont photographes et ont réalisé une œuvre foisonnante d’autoportraits.” Si Emily Dickinson n’est évoquée qu’à quatre ou cinq reprises, si d’autres figures plus ou moins familières sont convoquées (de Caspar David Friedrich à Lady Frances Jocelyn ou Adrian Piper), Traverser l’invisible est surtout dédié à ces deux photographes : Francesca Woodman (“qui s’est jetée par la fenêtre à l’âge de vingt-deux ans”) et Vivian Maier (“la nourrice mystérieuse qui est décédée seule en laissant derrière elle des centaines de milliers de photographies non développées”). Un cahier iconographique de 64 pages permet, entre autres, d’apprécier certains de leurs travaux.

Francesca Woodman est particulièrement singulière par sa précocité qui lui aura permis de laisser quelques huit cents clichés entre ses treize ans et sa mort, neuf ans plus tard. “Dans les dernières photographies de l’artiste, des autoportraits pour la plupart comme dans le reste de son œuvre, on commence à percevoir la progression de son style vers une abstraction dont on comprend […] combien elle se veut dès le départ organique. […] L’œuvre de Francesca Woodman cristallise, dans toute l’acceptation minérale du terme (car elle est en ses images cristaux dans la lumière), une matière poétique apparue avec la naissance du moi de la modernité, que la photographie, plus spécifiquement la photographie faite par des femmes, et plus spécifiquement encore l’autoportrait photographique féminin, portent à son comble : celle d’une contradiction à la fois figurative et politique majeure entre se montrer et se cacher, se rendre visible et rester invisible.” Marion Grébert fait une proposition assez étonnante un peu plus loin (et qui sonne juste) : “La photographie féminine d’autoportrait serait la pratique et la figuration de ce qu’Orphée a cherché à voir en se retournant. / Ce serait Eurydice se photographiant aux Enfers.”

Traverser l’invisible, cahier iconographique, page 27. Francesca Woodman, House, Providence, Rhode Island, 1976 © Woodman Family Foundation /ADCAP, Paris

Vivian Meier a vécu presque quatre fois plus longtemps que Francesca Woodman et aurait pris, nous dit-on, deux cents fois plus de clichés. “À partir du moment où elle se met à pratiquer assidument la photographie au début des années 1950, elle ne vit plus que chez les autres, et d’une certaine façon, elle n’a jamais eu de chez-elle, pas même dans l’enfance où elle a souvent vécu séparée de ses parents, confiée à des proches.” Il lui arrive de transformer la salle de bains des familles qui l’ont engagée en chambre noire. Mais – c’est ce qui fait d’elle une figure légendaire – la plupart des rouleaux de pellicule qu’elle a impressionnées n’ont pas été tirés de son vivant. Marion Grébert remarque qu’“avant le cinéma, la photographie est le premier art qu’un artiste peut pratiquer sans jamais voir ce qu’il crée”, ajoutant quelques lignes plus loin qu’elle ne sait pas “s’il y a eu beaucoup d’artistes avec les yeux et les oreilles plus grands ouverts qu’elle [Vivian Maier].” Comme je l’ai déjà relevé, l’autrice de cet essai, en questionnant cette affaire d’apparitions / disparitions (ces histoires de fantômes), tente simultanément une forme d’autoportrait, ce qui rend son livre vraiment singulier (et bien plus attirant que tant de livres sur, aussi savants qu’ennuyeux, ou aussi journalistiques que superficiels). “En regardant le visage de Vivian Meier sur chacune de ses photographies […] n’éprouve-t-on pas un peu ce que doivent éprouver les découvreurs de grottes, de tombeaux et de trésors perdus ? C’est un mélange de stupéfaction et de mélancolie : enfin nous savons (nous voyons) ce que nous avons passé tant de temps à méconnaître, mais pour toujours, nous avons pillé l’invisibilité d’un objet tranquille.”

Traverser l’invisible, cahier iconographique page 18. Vivian Meier, Self-portrait, Chicago area, 1956 © Estate of Vivian Meyer

“Que signifie cette incroyable coïncidence qui fait naître, en un même siècle, la photographie et l’auctorialité féminine ? toutes deux sont des fabriques à fantômes qui vont s’associer et mener une entreprise sans précédent.” “Francesca Woodman et Vivian Maier sont des indicateurs du disparaître d’un point de vue double et paradoxal : du point de vue des femmes et de leur histoire, elles figurent des siècles de retrait féminin qu’elles ont en partie intégré de leur mode de vie propre, tout en s’étant rendues durablement visibles pour la postérité par la multiplication d’autoportraits ; du point de vue de l’espèce, elles représentent une sensibilité à la menace écologique de la disparition, Francesca Woodman en se faisant absorber par des ruines ou des sites naturels, Vivian Meier en montrant son invisibilité parmi les foules urbaines.” On serait tenté de continuer infiniment ce montage de lignes de prose, mais on se quittera avec un simple vers de Sappho, cité en épigraphe : “Oui, quelqu’un plus tard se souviendra de nous.”

(Juste avant d’envoyer ce “papier”, je découvre l’entretien avec Albert Serra publié dans le n° de novembre des Cahiers du cinéma. Il me semble en écho avec ce qui vient d’être dit : “J’ai cette théorie comme quoi la caméra se charge de tout, elle voit des choses invisibles pour des yeux humains. C’est pourquoi je ne regarde pas le combo pendant le tournage.”)

Albert Serra, Pacifiction, en salles le 9 novembre 2022, distribution Les films du Losange.

Frédérique Martin-Scherrer, Pol Bury, Livres et écrits, CFC-Éditions / Le Centre Daily Bul & C°, septembre 2022, 272 p., 27 €
Christian Dotremont, Dépassons l’anti-art, édition établie et présentée par Stéphane Massonet, L’Atelier contemporain, octobre 2022, 944 p., 25 €
Gilles Aillaud, Pierre entourée de chutes, édition établie et présentée par Clément Layet, L’Atelier contemporain / Éditions Loevenbruck, novembre 2022, 672 p., 30 €
Marion Grébert, Traverser l’invisible, Énigmes figuratives de Francesca Woodman et Vivian Maier, L’Atelier contemporain, octobre 2022, 240 p., 25 €