Emma Marsantes : « Soustraire et soustraire » (Enjeux contemporains)

EMMA MARSANTES - Erik Kessels - Album Beauty - © Erik Kessels

Quoi de mieux, quand il s’agit de faire commun en famille, que de penser aux traditionnels albums de photographies ? Le faire commun d’une famille se donne à voir et se transmet dans les poses.

On peut y décliner les différentes générations, vêtues de leurs plus beaux atours, rangées en rang d’oignons dans un décor choisi, par exemple sur un escalier, assis les uns au-dessus des autres, ou sur une plage idyllique. Au fil des pages, on croise le regard des vivants et des morts, la famille se constituant ainsi comme pour l’éternité, esthétique, souriante, espiègle parfois, ou alors l’air sinistre et les yeux dans le vague, mais tout de même en bloc.

Tel un projet politique, sociétal ou économique, il y a des acteurs et un espace-temps du faire commun familial. Le groupe se donne un idéal défini par un nom : « le clan », « la tribu », « les  Machins», à visée dynastique et programmatique. L’image est prise à un moment clé, une célébration religieuse ou un anniversaire, qui rendent visibles des rituels, des personnages principaux (qui reçoit ?) et des lieux symboliques du récit familial (Quelle maison ? Quel territoire ? Quel pays ?)

Les clichés servent  à établir le faire commun instantané qui se répètera, constituant une entité, un idéal, une sublimation de chacun qui, non content d’être soi, se voit attribuer une place dans le tableau, est rattaché, est mis en sécurité. L’album de photographies fige et transmet une illustration de ce mouvement centripète, la famille, qui rassemble, qui authentifie, qui fédère.

Ce qui nous amène à nous interroger sur une réalité parallèle, toujours présente dans le faire commun, le mouvement inverse, la force centrifuge, c’est à dire l’exclusion. Car faire commun c’est exclure.

Que, ou qui, doit éjecter la famille pour parvenir à faire commun ?

Je pense au travail qu’Erik Kessels a présenté, en 2013, aux Rencontres internationales de la photographie d’Arles et qui s’intitulait « Album beauty ». Un tirage papier en noir et blanc, typique des années 50, montre cinq femmes, probablement soeurs et mère, qui arborent leurs colliers de perles, leurs robe et leur coiffure « du dimanche », ainsi que des allures de circonstance. La réunion est bien organisée, on a joué la bonne entente, certaines se tiennent tendrement par le bras, toutes semblent proches. En y regardant de plus près, seules deux sourient, une autre évite l’objectif, l’air contrarié, et la cinquième, la plus jeune, pour entrer dans le cadrage, a dû  s’agenouiller et baisse les yeux.

Mais le fait remarquable, c’est que le visage du sixième personnage a été découpé aux ciseaux. Son corps se devine d’autant plus qu’il est privé de tête. C’est le vilain petit canard des contes,  l’inopportun, le paria, le mouton noir du troupeau, le dénominateur commun et le principe définitoire de toute association.

Examinons donc maintenant les absents, cet angle mort du faire commun familial.

En suivant cette piste, on découvre que le domaine d’exclusion ne se limite pas aux personnes. Dans  les familles où s’exercent l’inceste, la contrainte, ou toute forme de crime, ce qui est supprimé, littéralement « sans autre forme de procès », c’est la loi. On fait commun au mépris de la loi.

L’un des membres s’y est octroyé de gré ou de force, de façon explicite ou sournoise, consciente ou secrète, des prérogatives psychologiques (harcèlement moral, insultes, menaces), physiques (coups et blessures), sexuelles (viol, attouchements) ou économiques (privation de ressources financières et maintien dans la dépendance).

Les tiers, qui pourraient faire office de contre poids, s’y soumettent, par peur, par acquiescement, ou pour des bénéfices secondaires, tels que « avoir la paix », « passer pour », « jouir du moment présent », permettant aux mécanismes d’emprise de s’exercer librement sur la victime. On sait qu’il lui sera très difficile de remettre en question un système dans lequel elle a été élevée, qu’elle a toujours connu, et de prendre conscience du caractère abusif des actes de ceux qu’elle aime parfois le plus.

Après l’exclusion de la loi, vient celle de ce qui est juste. La famille a en effet toute liberté d’établir un code de valeurs parfaitement légal et pour autant injuste. Cela concerne les coutumes, les croyances, les habitudes et touche à la hiérarchie, au rôle et à la place de ses congénères. Je pense aux privilèges donnés aux garçons sur les filles, aux aînés sur les puînés, aux plus aisés sur les plus pauvres, aux puissants sur les faibles, aux valides sur les malades, aux jeunes sur les vieux, et à tous les rapports de force qui ont cours. Ces règlements tacites sont variables, souvent irrationnels, et parfois complètement loufoques. Chaque famille a sa charte intérieure, son « c’est ainsi », son « chez nous, cela ne se fait pas », avec des carcans plus ou moins fermes et destructeurs.

Ce qui induit un troisième obstacle au faire commun, qui est : la folie intra familiale. Vase clos par excellence, territoire insulaire et parfois carcéral, terrain privilégié des plus forts déchaînements sentimentaux, émotionnels et passionnels, la famille est le terreau idéal de toutes les violences psychiques. On peut évoquer les oeuvres récentes de Nan Goldin sur l’internement et le suicide de sa soeur, tel que le présente le remarquable documentaireToute la beauté et le sang versé,réalisé par Laura Poitras. Ou encore le magnifique roman La soeur, publié par Pascal Herlem, aux éditions Gallimard, qui explore le destin cruel de la sienne, adolescente internée et lobotomisée pour rétablir « l’harmonie familiale ».

Tout projet loyal de « faire commun » serait donc bien avisé de s’interroger sur ceux qu’il laisse en chemin. Ce qui met en péril, et ce qui pose au contraire les bases d’un faire commun au sein d’une famille serait ainsi que chacun puisse y être nommé, y devenir sujet, ne pas subir, ne pas reproduire, et, cela paraît inouï d’avoir à le préciser, dans le respect du code civil, de la santé mentale de tous, et dans un esprit d’équité.

Rencontre aux Enjeux contemporains le Vendredi 20 octobre 2023 : 14h15 – 15h00 Familles avec Emma Marsantes et Pauline Peyrade, modération Johan Faerber

Les journées de rencontres littéraires, au Théâtre du Vieux-Colombier Comédie-Française 21 rue du Vieux-Colombier 75006 Paris – Entrée libre dans la limite des places disponibles.

Emma Marsantes est l’autrice du remarquable Une Mère éphémère, Verdier, 2022, 128 pages, 15,50 euros 

A paraître en janvier 2024 toujours aux éditions Verdier : Les Fous sont des joueurs de flûte