Passionnant : tel est le terme qui vient spontanément à l’esprit après avoir achevé la lecture des Voyages de l’art de Jacques Rancière qui vient de paraître au Seuil dans la collection « La Librairie du XXIe siècle ». Passionnant, parce que Rancière revient, en rassemblant et en articulant six interventions, sur le régime esthétique de l’art qui l’occupe notamment depuis Le Partage du sensible pour l’éclairer cette fois à la lumière de considérations sur l’architecture et la musique. Passionnant, parce que Rancière revient avec une rare force sur la question de la modernité et des ambiguïtés qui y sont attachées. Passionnant, parce qu’il déploie la question du mouvement de l’art en dehors de lui-même en partant de l’art lui-même pour questionner ses frontières toujours en déplacement. Autant de propositions stimulantes sur lesquelles Diacritik ne pouvait manquer d’interroger le philosophe le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de vos passionnants Voyages de l’art qui viennent de paraître au Seuil. Qu’est-ce qui vous a décidé à réunir ces six interventions qui, comme vous l’indiquez, déploient ce que vous avez déjà pu nommer le régime esthétique de l’art, à savoir la constitution, contre l’ancien système des beaux-arts, de l’art « comme une sphère particulière d’expérience » ? S’agissait-il d’insister, à la différence des propositions qui avaient déjà été les vôtres sur ce régime esthétique de l’art, sur la question du mouvement, c’est-à-dire ce qui pousse l’art « au-dehors et au-delà de lui-même » ? Est-ce pour matérialiser cette question du mouvement que vous avez choisi pour titre les déplacements qu’évoque le titre Les Voyages de l’art et que vous avez ainsi placé l’organisation de votre essai sous le signe d’un drame en trois actes, à savoir d’une dramatisation sinon d’un procès qui fonderaient le régime esthétique de l’art en perpétuel déplacement de frontières de l’art au-delà de lui-même ?
Bien évidemment, cette organisation est rétrospective. Je n’ai jamais planifié d’écrire un livre sur les voyages de l’art. C’est une constante dans mon travail : je suis mes pistes propres et en même temps je réponds à des sollicitations extérieures qui m’invitent à des détours sur des territoires pour moi plus aventureux et cette réponse crée de nouveaux nœuds de pensée dans mon travail. En l’occurrence, les sollicitations étaient très diverses : le deux-cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Hegel, une exposition sur l’art communiste, une société d’architectes qui organisait une suite d’interventions sur « l’architecture en représentations », la Philharmonie de Paris qui invitait des non-musiciens à parler de la musique…
Dans certains cas, le rapport entre ces différents sujets s’imposait de lui-même. Ainsi, l’architecture et la musique jouent un rôle significatif dans la construction de Hegel, lequel s’attache à délivrer la première de sa servitude utilitaire et rabat, au contraire, les prétentions de la seconde à être la langue pure de l’esprit. L’architecture, ou du moins son idée, était au cœur de la préoccupation des artistes révolutionnaires soviétiques et leurs idéaux comme leurs réalisations constituent encore la toile de fond à laquelle se rattachent, positivement ou ironiquement, bien des installations de l’art contemporain. D’autres fois, j’ai eu à chercher un peu plus loin, par exemple pour mettre au jour, dans les sages considérations de Kant, les linéaments d’une idée de l’art au service de la vie appelée à innerver les grands projets modernistes, voire révolutionnaires. Mais, dans tous les cas, je retrouvais dans mes réponses aux sollicitations « extérieures » deux grandes préoccupations communes et centrales dans mon travail : l’attention aux contradictions qui habitent chaque art en particulier et à la contradiction fondamentale qui est à leur base : l’incertitude même de la frontière entre l’art et son dehors.
Cette incertitude, je l’avais pointée dans Le Partage du sensible : le même mouvement qui fait exister l’art comme une sphère d’expérience autonome efface les critères permettant de séparer ce qui est artistique de ce qui ne l’est pas. Il s’ensuit ces incessantes traversées de frontières qui caractérisent le régime esthétique. Je les avais d’abord étudiées surtout dans l’autre sens : du dehors vers le dedans : Aisthesis étudiait la manière dont la sphère de l’art se constituait en incluant ce qui était auparavant exclu de son domaine ou relégué à ses marges : les pantomimes des funambules, les danses de music-hall, les ustensiles ménagers, les techniques de la reproduction mécanique, etc. Il m’a semblé que ces six textes illustraient plutôt le mouvement inverse : celui par lequel l’art est poussé à sortir de soi, à devenir autre chose que lui-même. Celui-ci est évident dans les deux épisodes qui forment la troisième partie du livre : la grande tentative d’identification entre l’art et la vie au temps de la Révolution soviétique et l’effacement des frontières entre art et politique et – plus profondément – entre art et non-art qui caractérise les installations et performances de l’art contemporain. Mais il m’a semblé qu’il pouvait aussi définir le fil solide qui relie ces six textes. Il traverse la musique quand elle veut devenir la langue des esprits ou le chant du peuple et l’architecture quand elle veut construire non plus seulement des édifices mais un nouveau monde sensible. Et on peut en trouver les prémisses théoriques chez les « pères fondateurs » de la pensée esthétique : dans la Critique du Jugement de Kant qui voue le beau à l’intensification de la vie ou dans l’Esthétique de Hegel qui pousse chaque art au-delà de lui-même tout en réprimant sa volonté de se dépasser lui-même. C’est ainsi que le livre a pris cette allure d’un drame en trois actes et six tableaux.
Pour en venir au cœur de ces Voyages de l’art, peut-être davantage encore que dans vos précédents essais, vous vous attachez immédiatement à montrer combien le régime de l’art peut être saisi notamment à travers deux pratiques artistiques : l’architecture et la musique. Vous convoquez, tout d’abord, l’architecture, notamment à travers les réflexions de Hegel qui, parmi les premiers, fait glisser l’art architectural du côté d’une perfection mineure, à savoir pose l’architecture hors d’elle-même, là où les frontières entre les arts et la vie finissent par devenir indiscernables. Se met alors en place, selon vous, l’idée de l’architecture mais comme « perfection de l’imparfait » selon votre éclairante formule. Pourquoi avez-vous choisi avec privilège de solliciter l’art architectural ? S’agissait-il pour vous de montrer, à l’aide de cet art très concret, combien le régime esthétique de l’art était une tension permanente, une manière de paradoxe constant entre la matière et la pensée de cette matière ? Pourquoi n’existait-il pas des paradoxes de cette nature dans le régime mimétique des arts qui précède le régime esthétique de l’art ?
Comme je l’ai dit, ce n’est pas moi qui ai décidé de solliciter l’architecture pour illustrer le fonctionnement du régime esthétique de l’art. Il se trouve que, depuis quelques années, j’ai été à diverses reprises sollicité par des architectes qui pensaient que j’avais quelque chose à dire non pas sur leur pratique mais sur la place occupée par leur art et par son imaginaire dans notre monde. Il se trouve que cette place a toujours été paradoxale. D’un côté, l’architecture offre, en concurrence avec l’organisme, le modèle de l’œuvre d’art : le tout où toutes les parties sont en harmonie les unes avec les autres et concourent à la même fin. Mais, en même temps, ses normes propres l’écartent de celles qui définissent les régimes de l’art. D’un côté, elle est trop matérielle, trop asservie à une fonction utilitaire. De l’autre elle est trop intellectuelle : trop semblable à l’idée qui lui a donné naissance, trop dépendante de la volonté qui l’a mise en œuvre. Dans le régime représentatif, déjà, elle se trouvait, malgré la gloire des Alberti ou Brunelleschi, mise aux marges des Beaux-Arts car elle n’imitait pas la nature mais se contentait d’en utiliser les produits et les lois. C’est pourquoi Batteux, dans Les Beaux-Arts réduits à un même principe, n’hésitait pas à placer la science mathématique des architectes dans la même catégorie que la cuisine empirique des rhéteurs : celle des arts utilitaires.
Le régime esthétique n’a fait que radicaliser le problème : il manque à l’architecture la part d’inconscient et d’imperfection par laquelle le travail de l’art se distingue des produits des beaux-arts. Hegel met en lumière le paradoxe : pour être incluse dans le monde des arts, l’architecture doit devenir un art radicalement imparfait. La vocation qu’il lui donne pour cela n’est pas de construire des maisons mais de dire le divin, tâche à laquelle elle est totalement impropre et qu’elle s’efforce en vain d’accomplir depuis la Tour de Babel jusqu’aux flèches des cathédrales gothiques à jamais inachevées. Avec ou sans temple, le régime esthétique place l’architecture dans le rapport instable entre deux genres de construction aux exigences opposées : la construction des édifices et celle d’un nouveau monde sensible. La première fixe, enferme et isole. La seconde doit abattre les murs, relier les humains séparés et les mettre en mouvement. L’architecture doit alors acquérir les vertus contraires à sa perfection propre. Elle doit effacer la frontière du dedans et du dehors, rompre ses attaches avec la terre ferme et devenir mobile.
Il m’intéressait de suivre cette « mobilisation » de l’architecture qui s’exprime, au temps de la révolution soviétique, dans la « cité volante » de Krutikov, se poursuit avec les projets de Le Corbusier ou la New Babylon de Constant et continue à travers la volonté contemporaine de transformer un aéroport en lieu de vie ou de faire engendrer de nouveaux espaces culturels par la circulation dans un parking. Beaucoup de ces projets sont restés non réalisés mais c’est aussi cela qui est important : l’architecture modifie notre perception de l’espace et notre manière de l’habiter tout autant par ses dessins, ses projets non réalisés, ses textes, etc., que par les édifices effectivement construits. Moins que jamais, on ne peut séparer les « réalisations concrètes » d’un art des « représentations » auxquelles il donne lieu. Moins que jamais on ne peut l’isoler de l’espace de pensée qu’il partage avec d’autres arts, ce que j’essaie ici de montrer à travers les rencontres de l’architecture avec l’art des jardins et celui de la mise en scène théâtrale.
Dans le même mouvement qui permet de cerner au mieux le régime esthétique de l’art, la musique s’offre également comme l’un des arts auquel vous consacrez de très belles et fortes pages dans Les Voyages de l’art. De fait, dans ce mouvement de l’art qui va toujours au-delà de lui-même, la musique est comme poussée en dehors d’elle-même pour aller vers la poésie ou l’expression langagière. Là aussi, en manière de perpétuelle tension, ou comme vous le dites plus justement d’« oscillation », la musique se tient entre « l’art des muses et le chant des sirènes », ayant toujours besoin d’un langage qui exprime ce qu’elle veut dire mais sans le vouloir, pourrait-on dire. Cet exemple de la musique paraît l’antithèse même de l’exemple de l’architecture, à savoir un art immatériel contre l’art le plus matériel qui soit : est-ce cette tension même entre ces deux arts qui entretient un rapport antithétique à la matière qui vous permet de mieux définir encore l’état de tension entre lettre et esprit ?
Les choses sont en réalité plus compliquées puisque les positions mêmes du matériel et de l’immatériel ne sont pas fixées. Le romantique Wackenroder, qui exalte l’immatérialité musicale, la montre comme le produit paradoxal de deux matérialités : « un appareillage de cordes de boyau et de fils de laiton » mais aussi : le « pauvre tissu de rapports de nombres » que cet appareillage sert à exécuter. Autrement dit, la science harmonique qu’on serait tenté de prendre pour l’idéalité même de la musique est mise par lui du côté de la matérialité. Et l’immatérialité elle-même peut prendre, comme en témoigne Hoffmann, deux figures opposées : la monodie où la musique se fait la servante des paroles exprimant la pensée, et l’œuvre instrumentale pure qui exprime, à l’inverse, une intériorité du sentiment qui échappe au langage des mots. Dans ce jeu des contraires se manifeste en tout cas une tendance obstinée de la musique à devenir autre chose qu’elle-même. Berlioz, l’amoureux des poètes, déplore que chez Rossini « le musicien ne se laisse jamais oublier ». Beethoven, par la voix du baryton qui ouvre la partie chorale de la Neuvième Symphonie, réclame « des chants plus agréables et plus nouveaux » alors même que l’orchestre a déjà entonné le thème de l’Hymne à la Joie. Le jeune Wagner radicalise cette injonction en tâche historique. Il demande à la musique de sacrifier son individualité égoïste pour devenir l’art de la réconciliation des arts du corps et de l’esprit qui sera aussi celui d’une humanité réconciliée. Au temps de la révolution soviétique, Arsenii Avraamov exécutera le programme à sa manière en noyant le chœur des musiciens dans la symphonie des sirènes d’usines et de bateaux du port de Bakou. Et, au temps des désillusions, Adorno demandera, lui, à la musique d’être l’art vivant de la contradiction : elle doit dénoncer les promesses de bonheur de l’art bien fait des muses mais utiliser pour cela les voix sauvages du chant des sirènes qui dénonce, lui, toute renonciation à ces promesses. Comme Hegel, mais autrement que lui, Adorno voue la musique à être un langage perpétuellement imparfait. Cela veut dire aussi qu’il doit l’accompagner d’un langage qui exprime ce qu’elle dit en le taisant.
Dans votre mouvement pour cerner le régime esthétique de l’art, vous vous attachez immédiatement à poser combien le régime esthétique des arts doit se comprendre comme une mise au point autour de la question de ce qu’on a appelé jusqu’ici la modernité. Depuis de nombreuses années, d’essais en essais, vous évitez d’employer le terme de « modernité » qui vous paraît être un terme ouvrant à une certaine confusion et induisant notamment une série de malentendus. Est-ce pour cette dernière raison que vous n’usez pas de ce terme ? Est-il pour vous une source de trop grandes confusions, voire de contresens, à laquelle vous ne voulez pas ajouter du trouble ?
Le terme de modernité a plusieurs inconvénients. Le premier est de faire coïncider une révolution dans les manières de percevoir, de penser et de faire avec une étape dans le développement d’un temps linéaire, alors que ces transformations font intervenir des facteurs hétérogènes et des temporalités non synchrones. Pensons simplement à la façon dont les redécouvertes de l’antiquité se sont, depuis le dix-huitième siècle, succédé en se mêlant diversement avec les révolutions politiques et les nouveautés technologies. « Classique en tant que moderne tout à fait », dit Mallarmé de la danse de Loïe Fuller qui mêle une énième réinvention de danse antique avec l’usage de la projection électrique. C’est ce mélange des temps qui disparaît dans l’idée d’un tournant simple du temps, lequel se laisse trop facilement identifier à un signifiant maître, permettant de tracer des lignes droites menant, par exemple, du cogito cartésien au Goulag ou au réchauffement climatique.
Ce n’est pas que le concept de modernité et la volonté d’être modernes, c’est-à-dire d’identifier son œuvre à une tâche historique, n’aient joué effectivement un rôle dans les transformations des arts et de l’art. Mais il y a bien des manières d’être moderne. Georgii Krutikov et Dziga Vertov sont deux artistes résolument modernes et communistes. Le premier invente une cité volante. Le second célèbre les triomphes du communisme en assemblant des plans d’éleveurs de rennes dans la toundra, de pêcheurs de la Caspienne et de musulmans en prière dans l’Asie soviétique. Et, bien avant lui, Emerson réclamait comme poète de l’âge moderne, un « nouvel Homère ». Or, ces multiples modernités ont été recouvertes par le dogme moderniste qui a prétendu les ramener à un seul modèle. La modernité signifierait essentiellement selon lui la rupture avec la volonté de représenter, l’autonomisation de chaque art qui se concentrerait désormais sur sa perfection propre et sur les ressources de son propre médium : peinture non figurative, musique atonale, poésie en rupture avec les « mots de la tribu », etc.
Si on regarde les choses à l’échelle d’un siècle, ce genre de rupture a joué un rôle tout à fait infime au milieu d’une multitude d’entreprises artistiques qui impliquent, à l’inverse, la conjonction des différents arts, leur contamination et toutes les formes d’indistinction qui en résultent en même temps que toutes les tentatives d’identifier les formes de l’art à celles de la vie. L’on sait par exemple comment l’abstraction picturale s’est souvent associée, notamment dans les premiers temps de la révolution soviétique, au désir d’une vie transformée par l’usage des formes pures dans le décor de la vie collective. L’adjectif « moderne » et le mot « modernité » sont des interprétations – variables et parfois contradictoires – des formes et des transformations du régime esthétique de l’art. Je suis, plus que personne, convaincu que les interprétations sont aussi des réalités. Mais ce n’est pas pour cela qu’il faut les transformer en causes premières et déduire les formes de l’art des manifestes des artistes ou des critiques.
Un des aspects majeurs du régime esthétique de l’art s’impose donc comme la manière de réévaluer des questions liées à la modernité et à ses contresens. Par exemple, une des analyses parmi les plus décisives concerne ici la question du formalisme. Loin d’en faire, comme la doxa moderniste le répète, l’outil majeur d’une rupture avec le monde et d’un geste autotélique per se qui condamne à l’enfermement, vous posez au contraire une définition aussi stimulante que juste du formalisme : « Le ‘formalisme’ dénoncé, ce n’est pas la pratique d’artistes qui cultivent la beauté formelle et l’art autonome, loin des réalités sociales et des exigences politiques. C’est au contraire celle des artistes qui ont envoyé promener l’art pour l’art au profit de la construction des formes d’une vie sociale et qui, pour cela même, s’emploient à produire des mouvements et des symboles en rupture avec des modes traditionnels de narration et de figuration. » En quoi, finalement et paradoxalement, le formalisme repose-t-il sur le principe d’une intensification, par l’art, du rapport à la vie ?
Je n’ai pas cherché dans ce livre à définir positivement le formalisme. Je suis parti de l’usage négatif qui en est fait par les responsables communistes soviétiques. Le mot « formalisme » tel qu’ils l’emploient associe plusieurs connotations négatives. Forme s’oppose à contenu et implique que les artistes visés se complaisent à des jeux avec les matériaux de leur art sans se soucier de la vie sociale qu’ils devraient exprimer. A cela s’accorde tout naturellement l’idée que leur art est inaccessible aux profanes parce que trop compliqué et trop éloigné de l’expérience des travailleurs soviétiques. On pourrait en somme avoir le sentiment qu’il leur est reproché de faire de l’art pour l’art sans se soucier du monde du travail. Or, c’est tout le contraire : ces artistes ne cessent de montrer sur leurs toiles ou leurs écrans ouvrier(e)s, usines, tracteurs, paysan(ne)s et troupeaux. Et surtout ils ont répudié l’art pour l’art. Ils entendent ne plus faire des tableaux ou des sculptures à regarder ou des films « joués » à consommer. Ils veulent être des producteurs parmi d’autres producteurs, et les formes qu’ils emploient traduisent cette volonté de participer à une collectivité d’hommes et de femmes entièrement occupés à la création d’un monde nouveau qui ne connaît plus la passivité du consommateur en général et du consommateur d’art en particulier : montage cinématographique accéléré pour mettre en valeur la solidarité de toutes les actions qui créent le nouveau monde communiste ; peinture présentant une surface plane sans illusion perspective pour assembler et mettre en relief, dans leur pureté et leur puissance mobilisatrice, les symboles de la vie nouvelle ; privilège de la ligne oblique qui projette les réalités terriennes dans l’espace et l’espace dans le temps. Toutes ces distorsions de l’espace et du temps participent d’une volonté explicite d’exprimer la vie socialiste et de la renforcer.
Or, c’est justement cela qui leur est reproché par la dénonciation du formalisme : l’idée que l’art participe directement à la construction des formes du communisme, une idée qui appartient à la logique même du régime esthétique : l’art qui se dépasse lui-même pour devenir une forme de vie. C’est cela que les officiels communistes ne veulent pas : ils veulent, eux, que les artistes fassent seulement de l’art et que cet art, au lieu de prétendre construire la vie communiste, se mette au service de ceux qui la construisent. A la logique du régime esthétique, ils opposent donc les vieilles normes du régime représentatif : la fonction des artistes est de représenter pour distraire et pour instruire : une double tâche que se partageront les comédies distrayantes demandées aux cinéastes et les tableaux édifiants demandés aux peintres.
Un des points majeurs de votre réflexion s’attache à discuter, sinon à remettre en question, l’interprétation qu’on a pu faire des liens entre art et politique depuis 1968, et notamment ce qu’on a pu appeler, à la suite de Chiapello et Boltanski, la « critique artiste ». Prenant appui sur deux performances récentes, l’une de Yael Bartana, l’autre de Doris Salcedo, où art et politique paraissent échanger leurs places et redéfinir leurs sphères d’action, vous démontrez qu’il ne s’agit pas d’un usage ludique de la politique ou de l’appropriation folklorique par une performance d’enjeux politiques. Ces deux expériences ont en commun d’être des expériences qui veulent construire du commun et s’interrogent sur la manière de le produire : s’agit-il là encore, dans cette poussée de l’art vers la politique, de cette puissance intrinsèque du régime esthétique de l’art à vouloir produire ce que vous nommez une intensification de la vie ?
Il y a deux choses différentes. D’un côté, l’opposition entre critique sociale et critique artiste me semble impliquer une idée extrêmement réductrice du social et du mouvement social qu’elle ramène à la sphère des besoins et de la lutte pour leur satisfaction qui se trouve opposée au luxe des préoccupations esthétiques jugées bonnes pour les nantis. Mon travail sur l’émancipation sociale me l’a montrée au contraire comme l’expression d’une volonté de ne plus être enfermés dans la seule sphère des besoins, de participer à l’ensemble des formes d’expérience qui effectivement intensifient la vie. Mais ce n’était pas cela que je voulais montrer dans les exemples que vous citez. Si j’ai convoqué la vidéo-installation de Yaël Bartana à Venise sur le « retour des juifs en Pologne » et le blanc tissu, portant les noms des morts, cousu et étendu, à l’initiative de Doris Salcedo, sur la place Bolivar à Bogota comme symbole de réconciliation, c’était pour montrer, à un niveau plus élémentaire, tout ce que la performance artistique et la démonstration politique ont en commun : l’usage des mots, des récits, des gestes et des images, la transformation d’un espace matériel en espace symbolique. La performance conduite par Doris Salcedo venait juste après une manifestation politique qui avait le même objectif : un appel à la réconciliation nationale après le refus par la majorité des électeurs colombiens de ratifier la paix conclue avec la guérilla. On lui a reproché d’avoir éclipsé ce mouvement proprement politique. Mais si elle a pu le faire, c’est bien qu’elle avait le même objectif, qu’elle était comme lui une action collective et qu’elle utilisait comme lui un lieu hautement symbolique de la capitale. Et il serait bien difficile de dire quelle performance a été plus efficace que l’autre. Plus significative encore est la performance de « libre expression » mise en place par Tania Bruguera dans une biennale d’art à Cuba. La performance ne déborde pas le cadre de l’institution d’art et l’artiste est arrêtée quand elle veut la reproduire sur une place publique. Mais dira-t-on pourtant que ce n’est là que de la « critique artiste » ? Il y a bien, même en lieu clos, une ligne qui est franchie lorsque des gens se mettent à faire ce qu’ils n’ont pas le droit de faire. Faire comme si on pouvait faire ce qu’on ne « peut pas » faire est une pratique commune à l’art et à la politique. Ce genre d’action met en question la trop simple opposition entre ceux qui transforment le monde et ceux qui se contentent de l’interpréter dont l’opposition critique sociale/critique artiste n’est qu’une version contemporaine.
Un des points majeurs également de votre réflexion consiste à interroger ce que l’on a pu nommer l’art communiste. Pourquoi ne peut-on ainsi pas parler du réalisme socialiste comme d’une formule évidente où la forme correspondrait au fond, le récit aux intentions et réduirait pour tout dire le réalisme à un slogan socialiste ? Qu’est-ce qui dans l’art communiste excède selon vous l’expressivité qui ne ferait de l’œuvre d’art qu’un simple message à destination des masses ?
On a tendu à identifier l’art communiste au réalisme socialiste, un peu comme on a tendu à identifier modernité et abstraction. Mais le réalisme socialiste n’est pas l’incarnation de l’art communiste. Il est bien plutôt un retour en arrière et une forme de répression par rapport aux ambitions des artistes communistes. L’art communiste de l’époque révolutionnaire ne voulait pas créer des œuvres d’art transmettant des messages socialistes. Il voulait construire les édifices, les équipements ou les formes de communication constituant la réalité sensible du communisme : des choses réelles et non des œuvres d’art socialistes. C’est cette volonté de former un monde nouveau à partir des formes nouvelles de l’art qui a été dénoncée comme formaliste. Le réalisme socialiste a donc d’abord été un rappel à l’ordre. Il demandait aux artistes d’être des artistes et rien de plus. Il identifiait la tâche de l’art à la création de représentations transmettant des contenus visuels, émotionnels et intellectuels positifs. Et il subordonnait l’efficacité de ces représentations à l’adoption d’une certaine formule visuelle : le réalisme entendu comme l’ensemble des moyens de faire garantir la réalité du sujet représenté par les propriétés de l’espace de la représentation : perspective, répartition des lumières et des ombres, distribution des personnages sur la toile, précision des détails, etc.
C’est l’ensemble de ces moyens qui est employé dans une toile que je commente et qui représente Gorki lisant une de ses œuvres à Staline, Molotov et Vorochilov. Tous les personnages sont reconnaissables et situés dans un espace qui se donne comme réaliste. Mais aucun caractère propre ne définit ce réalisme comme socialiste. C’est simplement de la peinture académique, qui rappelle ces scènes représentant de grands personnages dans des attitudes familières qu’on voyait dans les Salons dans la France du XIXe siècle. Ce réalisme est socialiste uniquement parce qu’il représente les chefs de l’État socialiste. Et il n’est pas évident que son efficacité propagandiste soit supérieure aux procédés symbolistes et synthétiques que les peintres utilisaient encore au début des années 1930 pour exalter l’industrie ou l’agriculture soviétiques. Contrairement aux idées reçues, la clarté des idées se marie mal avec la vraisemblance des corps. Et, après la chute du bloc soviétique, les artistes rompus aux techniques de ses académies ont pu, sans aucune difficulté, transformer ces formes de représentation édifiantes en formes de dérision.
Ma dernière question voudrait porter sur un point remarquable dans vos Voyages de l’art comme dans vos précédents essais : vous êtes l’une des rares pensées à ne pas cristalliser la contradiction dans la polémique et à la fustiger dans un chapelet de noms : est-ce parce que vous estimez que la question du régime esthétique de l’art est bien plutôt une question de tendance de fond historique qu’une simple histoire de personne ?
D’une manière générale, la polémique m’attire peu, même si l’actualité m’oblige quelquefois à en adopter le ton. Et, s’agissant de l’art, j’ai l’avantage d’être un outsider, étranger au monde – donc aux querelles – des critiques et des historiens de l’art. Et surtout je crois peu à la vertu des manifestes et des actes individuels spectaculaires. Et puis, j’ai été formé par l’exemple de Foucault. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de juger la valeur de telle ou telle œuvre ou de tel ou tel manifeste. C’est la transformation des manières de faire, de voir et de penser qui permet que cette œuvre soit reçue ou que ces propos sur l’art soient tenus et entendus.
Dans Le Destin des images, je m’étais intéressé non pas aux manifestes de l’art non figuratif mais aux modifications du regard porté sur la peinture qui avaient créé déjà une manière « abstraite » de voir la peinture figurative en reléguant le sujet du tableau pour mettre en récit les événements de la matière picturale. Dans Aisthesis, la formation du régime esthétique est scandée non par des manifestes – réalistes, symbolistes, futuristes, surréalistes ou autres – mais par des événements ponctuels qui montrent comment des performances, des objets, des techniques qui étaient exclus du domaine artistique ou relégués dans les domaines inférieurs des arts populaires ou des arts décoratifs sont maintenant perçus comme de l’art et modifient par le fait ce que l’on voit, entend et pense comme art. C’est de la même manière que je me suis intéressé ici à ce que les installations et performances de l’art contemporain nous révèlent sur les frontières mouvantes de l’art et de la politique, du musée et de la rue, de la réalité et de la fiction, plutôt qu’aux interminables dénonciations qui démontrent soit que ce n’est pas de l’art, soit que ce n’est pas de la politique, et souvent même les deux à la fois.
Jacques Rancière, Les Voyages de l’art, éditions du Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », septembre 2023, 172 pages., 22 €.
Le jeudi 5 octobre à 19h à la Maison de l’Amérique latine, dans le cadre des soirées « Coïncidences Maurice Olender » : rencontre avec Jacques Rancière en compagnie de Jean-Philippe Cazier, à l’occasion de la publication de Les Voyages de l’art. Une soirée en association avec Diacritik et la librairie Volontaires. Réservations ici, dans la limite des places disponibles.