L’art voyage, nous dit Jacques Rancière, il se déplace et franchit des frontières – celles qui le constituent, qu’il traverse et reconfigure pour, en lui-même, devenir. Les voyages de l’art est un livre qui explore et déploie cette logique par laquelle l’art est mouvement avant d’être identité ou essence – son essence étant une forme de nomadisme.
L’art serait comme ces lignes qu’Henri Michaux, dans « Aventures de lignes », qualifiait de rêveuses. Les lignes de Michaux sont des aventures, sans direction prédéfinie, sans créer une forme mais des possibilités de formes instables et éphémères. Le livre de Jacques Rancière aurait pu s’intituler « Les Aventures de l’art », une des idées directrices de ce recueil de textes étant que l’art ne cesse de reconfigurer sa propre superficie, ses propres limites ou frontières – idée qui est distincte de la seule évolution de l’art ou d’une histoire de l’art. La pensée de Jacques Rancière privilégie le mouvement plutôt que l’identité fixe, l’histoire et le temps plutôt que l’immobilité des états de fait, la vie plutôt que la stagnation, la relation plutôt que la clôture sur soi.
Les voyages de l’art réunit des textes écrits à l’occasion de conférences et d’interventions publiques. Chaque texte a ses objets propres – ici la musique, là l’architecture, ailleurs Kant, Hegel, le cinéma, la peinture, le théâtre, etc. – et chacun participe à la réflexion générale concernant l’art et son rapport à ses propres frontières. Chaque texte peut être aussi l’occasion du retour de tel objet déjà présent dans un autre, de sa reprise, de son interrogation à partir d’autres rapports, l’ensemble présentant une pensée qui se déploie moins selon l’ordre linéaire d’une horizontale que d’un ensemble de lignes qui s’amorcent, se croisent, se distinguent, déploient ici certaines virtualités qui étaient esquissées ailleurs : une pensée faite de boucles, de spirales, de variations, que l’on pourrait qualifier de « musicale », selon un temps qui n’est plus linéaire, qui est davantage irrégulier, reconfigurant volontiers son ordre – temps d’un devenir, d’une pensée en mouvement. Ne pourrait-on pas transposer à la pensée philosophique que Jacques Rancière déploie dans Les aventures de l’art ce qu’il écrit au sujet du rapport entre architecture et théâtre : « Elle devient un art du corps qui transforme la pensée en mouvement et donne à l’espace les rythmes du temps » ?
Bien que parfaitement structurée, cette pensée existe selon une certaine vitesse, non dans le sens où il s’agirait de penser vite mais où sont construites des transversales ou des diagonales plutôt que des volumes, que des édifices, que des sortes de jardins à la française – transversales et diagonales qui condensent, juxtaposent, accélèrent, rapprochent selon un geste rapide des points a priori distincts (ce qui ne signifie pas identification), qui accomplit des sauts dans le temps, condense (à l’intérieur d’un même texte, dans le rapport entre les textes) ce qui ailleurs donnerait lieu à une progression plus lente. C’est une certaine image de la pensée qui est exposée, un mode ou une vie de la pensée qui pourraient, pour être explicités, être mis en rapport avec ce que Jacques Rancière écrit au sujet, par exemple, de l’affiche dans le texte consacré à « l’art communiste » : un art du montage, de la mise en commun d’éléments séparés, une synthèse d’éléments hétérogènes et qui transforme chacun de ces éléments, une façon de reconfigurer l’espace des rencontres et des répartitions. Et Dziga Vertov, dans L’Homme à la caméra, ne fait pas autre chose lorsque, par un montage qui privilégie la vitesse, il réunit en un même espace commun et mobile un ensemble de mouvements, de gestes épars. Il y a des compositions différentes de la pensée, de ses plans, de ses vitesses, des créations différentes de lignes et relations – une dimension esthétique de la pensée y compris philosophique, abstraite, et qui, indépendamment de l’intelligence du propos et du contenu, peut être sentie et procurer de la joie, du plaisir, ce qui est particulièrement le cas ici.
On peut lire Les voyages de l’art, comme le mouvement d’une pensée qui redessine l’espace de la pensée, mettant en avant, justement, le mouvement, faisant l’effort d’un certain « formalisme » de la pensée, dans le sens que Jacques Rancière donne à ce terme dans son analyse du formalisme des « artistes communistes » qui « s’emploient à produire des mouvements et des symboles en rupture avec les modes traditionnels de figuration et de narration ». La forme du recueil, la vitesse de la pensée, permettent le déploiement de cette pensée qui reconstruit son propre espace, qui redéfinit son propre temps, les conditions de sa progression, la nature des idées (qui sont des relations), la finalité de la pensée qui est théorique et pratique : créer les conditions d’une vie de la pensée, d’un espace commun par et dans la pensée (dans le sens où la pensée met au jour un mouvement de l’art rendant possible une certaine expérience commune de l’art).
L’idée la plus générale qui traverse les textes de ce recueil est celle de l’art comme mouvement vers un dehors, l’art ne cessant de sortir de lui-même, de ses propres frontières. Lorsque Jacques Rancière parle ici de l’art, il parle de ce qu’il nomme le paradigme esthétique de l’art par distinction d’avec le paradigme représentatif. A partir de la fin du XVIIIe siècle, l’art qui entre au musée rompt avec ce qu’il avait pu être jusqu’alors, une forme d’expression au service d’autre chose : la religion, les intérêts de la noblesse, etc. A l’occasion de cette rupture, l’art acquiert une autonomie par rapport à ce qui auparavant le définissait et devient une activité qui ne possède plus de frontières distinctes, définies une fois pour toutes : quels sont ses objets ? quelle est sa finalité ? de quoi se distingue-t-elle et avec quoi est-elle en rapport ? Ce sont ces questions qui, ne se résolvant en aucune réponse permanente, ne cessent de se poser, chaque réponse donnant à l’art une identité qui sera brouillée par le retour constant des questions. L’art ne cesse d’être hors de soi, et c’est ce mouvement, ce voyage recommencé, qui alors le définit. L’art n’est pas, il devient.
Il y a une forme de vitalisme à penser l’art ainsi, comme il y a une forme de matérialisme puisque ce qu’est l’art est lié à une rupture historique et contingente (le passage au régime esthétique au XVIIIe siècle). Ce point de vue sur l’art oblige à une pensée relationnelle : l’art n’a pas d’identité, il devient à l’occasion de relations à autre chose que lui-même sans que ces relations ne soient fixes, définies une fois pour toutes – les relations par lesquelles l’art devient pouvant être tout autant celles qui existent et se reconfigurent entre les formes d’art elles-mêmes.
Il s’agirait donc de répondre à la question : « Qu’est-ce que l’art ? » en niant la détermination de l’essence en elle-même qui semble appelée par la question. L’art n’est pas, il devient, son essence, paradoxalement historique et contingente, réside dans le devenir (l’art ne se conforme à aucun concept sauf celui qui implique la répétition de la distance à lui-même), dans le mouvement par lequel – tel le vivant – l’art se transforme sans cesse, cette réponse impliquant une logique de la relation et non de l’identité. Mais les enjeux liés à cette question ne sont pas exclusivement philosophiques ou esthétiques (dans le sens philosophique du terme), ils sont aussi politiques. Les objets et les thèmes de ce livre sont pluriels, nombreux, la réflexion qui y est à l’œuvre étant particulièrement riche, dense, embrassant des temps, des lieux, des courants très divers : musique, architecture, installation, actions, peinture, cinéma, design, théâtre, etc. Cependant, une question traverse l’ensemble du livre, moins évidente et explicite que celle concernant la définition de l’art, et qui est politique dans la mesure où elle concerne le pouvoir, une certaine forme d’exercice du pouvoir. Cette question se fait jour si on suit le lien qui est fait par Jacques Rancière entre l’art, le politique et ce qu’il nomme le « partage du sensible ».
Ce qui est appelé ainsi concerne l’esthétique non dans le sens de « science du beau » mais dans celui, conforme à l’étymologie grecque du terme, de « capacité de sentir », « faculté de sentir, de percevoir ». L’esthétique concerne les sens, le sensible, la perception, et la pensée. Le pouvoir au sens politique implique un certain partage du sensible, la capacité à construire et réguler un champ commun à l’intérieur duquel ce qui est visible ou non, ce qui perceptible ou non, ce qui est audible et parlant, ce qui est muet ou « cacophonique » vont être déterminés, définis, répartis. Le pouvoir existe et s’exerce aussi par la production d’un certain partage du sensible, partage paradoxal puisqu’il empêche certaines populations, certains corps, certains individus d’entrer dans ce qui est perceptible ou sensible (en ce sens, le commun n’est pas commun). Ici, le champ sensible, le champ de la perception exige que certains et certaines n’en fassent pas partie ou y soient inclus mais en tant qu’objets passifs, angles morts de ce qui se dit, de ce qui s’entend, de ce qui se voit.
Dans Les aventures de l’art, Jacques Rancière écrit : « En effet, esthétique ne signifie pas d’abord ce qui concerne l’art ou la beauté. Cela signifie : ce qui concerne l’expérience sensible, la capacité de construire ou d’éprouver telle ou telle forme de cette expérience en liant des perceptions, en les associant à des affects, et en leur donnant une signification. La politique, en ce sens, a toujours été une affaire esthétique. Elle a toujours été la constitution d’une certaine sphère d’expérience ». Et il ajoute : « La politique, ce n’est pas l’exercice du pouvoir en général, c’est l’exercice du pouvoir lié à la capacité de percevoir et de formuler ce qui est commun à une communauté ». En ce sens, la réflexion sur le partage du sensible est politique. Mais cette réflexion concerne également l’art dans la mesure où l’art agit dans le champ du sensible, de la perception, dans la mesure où par cette action il peut reconfigurer le partage du sensible existant, en produire un autre – ce que Jacques Rancière montre et explore depuis de nombreuses années par sa réflexion avec la littérature, la photographie, le cinéma, etc.
En ce sens, l’art est politique et ce rapport au politique, son action ou ses effets dans le partage du sensible, ne cessent de se transformer par les transformations de l’art. A travers les différents textes du livre, d’une manière plus ou moins explicite, la question du rapport de l’art au politique est omniprésente. Se font pressantes les questions : Comment l’art peut-il être une sorte de contre-pouvoir ? Comment peut-il être un moyen par lequel le partage du sensible serait reconfiguré pour d’autres places et d’autres rapports qui ne seraient pas de domination ? Comment le commun déterminé par le partage du sensible pourrait-il, par l’art, devenir effectivement commun ? Par ces questions, on voit que l’art sort des frontières de l’art, étant susceptible, par ses propres moyens, de produire des effets qui ne sont pas uniquement artistiques mais bien politiques. C’est par ce rapport au politique que l’art est ici pensé, et les réponses apportées par Jacques Rancière passent, par exemple, par une analyse de l’architecture ou de l’affiche, du cinéma – par des analyses qui concernent effectivement l’art, qui sont esthétiques au sens courant du terme, mais dont la finalité est aussi politique.
L’art peut redéfinir le champ du sensible ou participer à sa redéfinition. Il peut y faire apparaître de nouveaux espaces et de nouveaux temps pour de nouveaux corps, des corps qui peut-être étaient là mais n’étaient pas vus. Ou de nouvelles voix, confondues jusqu’alors avec du bruit, et qui pourraient parler, être entendues, comprises comme des voix humaines. La réflexion de Jacques Rancière est plus singulière encore : l’art, par la reconfiguration du partage du sensible, appelle de nouveaux corps, de nouvelles voix qui n’existent pas encore, qui ne sont encore ni vu.e.s ni entendu.e.s, qui ne sont pas encore envisageables ni peut-être possibles. L’art porte avec lui des corps et des voix à venir, un « peuple à venir », écrit Jacques Rancière, peuple en lui-même, comme l’art, sans doute non encore déterminé par des finalités déjà connues, par un concept de peuple déjà connu. Un peuple libre dans le sens où – comme la « beauté libre » chez Kant, que le deuxième texte du livre analyse – est libre ce qui existe sans concept. Un peuple qui, comme l’art, sans identité, ne peut que devenir (loin, donc, de l’identitarisme fasciste) : le commun d’une communauté plurielle par définition ouverte à son propre dehors.
Ce mouvement politique de l’art implique une sorte de valorisation du dévalorisé, une émergence, dans le champ du sensible, de ce qui en était exclu ou n’y existait que sous la forme du dévalorisé, de l’inaudible, de l’obscur et non visible. Par l’art, le peuple remonte à la surface – des corps en rupture, sans règles prédéfinies, des voix discordantes et pourtant signifiantes, porteuses de leur propre harmonie. Chez Jacques Rancière, l’art ne se sépare pas de cette dimension politique, de cette vie commune qu’il rend possible ou à laquelle il participe – vie qu’en un sens il crée. L’art est aussi un art de vivre qui ne se sépare pas d’un mode vie incluant l’art non pas nécessairement en tant que pratique ou ensemble d’objets à contempler mais en tant que dimension nécessaire à une expérience sensible commune. Ainsi, l’art n’est pas séparé de la vie d’un peuple commun puisque, par l’art, le partage (division, distribution, hiérarchisation) du sensible peut effectivement devenir un partage (comme un partage un repas) du sensible – ce qui n’implique pas du tout que ce commun soit réduit à l’identique.
Ce renversement, pensé théoriquement par Jacques Rancière, est mis en pratique dans ses livres. On se souvient de la façon dont, analysant le baromètre évoqué dans Un cœur simple de Flaubert, Jacques Rancière faisait de cet objet banal le catalyseur des préoccupations et pensées d’un peuple qui n’était pas convoqué dans la littérature, demeurait hors de ses frontières, n’y existait que sous la forme d’un amas obscur. Le baromètre devenait un signe impliquant un monde remontant à la surface, et rendait possible, comme Rancière l’écrivait alors, « une texture nouvelle du réel produite par la transgression des frontières entre les formes de vie ». Il ne s’agit pas uniquement, dans ce cas, de commenter une œuvre mais de montrer comment, par et dans celle-ci, apparaît ce qui n’était pas vu, ce qui n’était pas perçu, ce qui était recouvert par un partage du sensible pourtant transgressé et redéfini : le monde autre que celui de la bourgeoisie, le monde populaire avec son rapport au temps, ses questionnements, ses buts, ses désirs, etc. Comme par le moyen du baromètre de Flaubert, ce monde émerge alors dans les pages de Jacques Rancière, dans une pensée philosophique qui l’accueille et l’expose, selon un mouvement de la pensée qui renverse l’ordre du sensible et du pensable, qui transgresse à son tour les hiérarchies d’un certain partage du sensible.
C’est un mouvement semblable qui traverse Les voyages de l’art, une série de mouvements par lesquels le peuple est exposé (rapport entre l’art et le peuple, le « peuple à venir », etc.), devient ce qui insiste dans la pensée, le discours, la perception. Mais ce mouvement, à travers les textes qui composent le recueil, est plus général, la pensée y opérant sans cesse une sorte de renversement des valeurs, une dé-hiérarchisation par laquelle est valorisé ce qui est d’ordinaire dévalorisé, placé à un rang inférieur. Ainsi, sont développées, par exemple, des analyses qui, contre la condamnation historique des formalistes russes au profit de ce qui a été considéré comme le véritable art communiste, à savoir le réalisme socialiste, montrent que l’art réellement communiste est celui des formalistes. De même, sont valorisés – et redéfinis – l’affiche, l’architecture, le design, l’imperfection, l’inachèvement de l’art, la contingence de l’essence, la fragmentation, le formalisme, le mouvement plutôt que l’achevé, le collage, le photomontage, etc. Il ne s’agit pas de montrer que l’architecture ou l’affiche valent mieux que la peinture de chevalet mais de créer une égalité, d’inventer un plan commun, non hiérarchisé, un plan immanent de différences.
C’est ce plan immanent, égalitaire, commun que crée la pensée philosophique de Jacques Rancière : une surface horizontale où coexistent, se relient, des différences, où circulent des mouvements. Surface qui implique certainement ses formes de sélection, une redistribution, mais en vue d’un commun véritable. Participant à une transgression du partage du sensible, du pensable, la philosophie, ainsi, est politique, est elle-même l’effectuation d’une politique pour la vie d’un peuple à venir.
Jacques Rancière, Les voyages de l’art, Seuil/La librairie du XXIe siècle, septembre 2023, 176 pages, 22€.
Le jeudi 5 octobre à 19h à la Maison de l’Amérique latine, dans le cadre des soirées « Coïncidences Maurice Olender » : rencontre avec Jacques Rancière en compagnie de Jean-Philippe Cazier, à l’occasion de la publication de Les Voyages de l’art. Une soirée en association avec Diacritik et la librairie Volontaires. Réservations ici, dans la limite des places disponibles.