Chez Pierre Creton – qui se définit d’abord comme ouvrier agricole –, et ce depuis le début (Secteur 545, 2005), le cinéma se confond avec la nature, se fabrique au rythme des saisons, des récoltes, se fraie un chemin hardi entre documentaire et fiction, y balise un terrain fertile, comme en autarcie ouverte, loin du mainstream greenwashé.
Dans Un Prince, son nouveau long-métrage, le « Prince » du titre ne sera pas forcément celui qu’on croit – chaque spectateur élira le sien. Le mien, Pierre-Joseph, a la vie devant lui. Il n’aime pas trop la ville, surtout Yvetot, là où la campagne se défait, là où le désir se brouille. Le film nous raconte comment pousse un homme là-bas, en Pays de Caux, de lycée agricole en dragues de plage côté Varengeville-sur-mer. Il y a des proches, des témoins, des voix bienveillantes (Mathieu Amalric, Françoise Lebrun) qui complètent nonchalamment le puzzle fragile d’une adolescence normande d’aujourd’hui. Un récit à la Guitry se met en place, s’enracine dans les corps filmés. Mais rassurez-vous, nous sommes loin de la complainte éco-anxieuse ou du survivalisme post-Covid. Creton affute sa grammaire filmique économe comme un paysan perfectionne ses méthodes. Et les sirènes cannoises n’ont guère affecté son souci de qualité plus que de rendement. Il faut cultiver son jardin.
Dans Un Prince, comme chez Maupassant, c’est ainsi tout un monde de fleurs et d’odeurs terreuses qui vient germer là, sur le terreau gorgé de pluie du désir, débordant généreusement le cadre de l’écran, le parsemant de verdeur, de chiens qui filent dans la brume, de ferries qui partent vers l’Angleterre, de miracles botaniques, d’étreintes en forêt, de films-souvenir d’Himalaya qu’on remonte indéfiniment, de chasseurs aussi beaufs que sexys et de familles dysfonctionnelles. Car si le matériau reste ontologiquement documentaire, autofictionnel dirait-on, c’est bien d’un conte qu’il s’agit.
Inopinément, le destin va venir bouturer le petit monde horticole et désirant de Pierre-Joseph, d’un autre prince transplanté, lui, d’un orient de mille et une nuits, et replanté par l’adoption au cœur du jardin normand de l’enfance. Et cet étrange Kutta, bientôt reparti vers l’Inde et ses mystérieuses origines, aura cependant marqué de son empreinte musquée le film-territoire du candide Pierre-Joseph. Oui, Kutta a tout déplacé, tout transcendé, l’air de rien. Et si la vie et le film reprennent, si les corps d’hommes se rejoignent joyeusement, si les saisons et les cabanes se succèdent, si la mort surprend les vivants, une sorte d’horizon d’éternité animiste, de réincarnation possible, plane doucement sur le film. La pépiniériste, l’apiculteur, seront comme ensevelis dans le produit de leur labeur prolifique, lors de séquences sans tristesse. Les professeurs, les employeurs se font amants, transmettent leur art, ensemencent et arrosent le jardin en devenir de Pierre-Joseph qui prend tout, avale tout, les ecstas, l’amitié protectrice des femmes-reines, la tendresse des corps usés de tant cueillir, épiant même du côté de Saint-Wandrille pour voler aux moines la beauté furtive de leur chant. La vraie princesse du film de Pierre (Joseph) Creton est peut-être la pluie, ou la joie ? Ça turgesce, ça mouille, ça pénètre, ça pousse, ça bruisse, en larges plans fixes fourmillants de vie…

Mais tout conte, même le plus queer, a une fin. Par une des plus belles ellipses cinématographiques qui soit, le vrai Pierre Creton remplace au pied levé le jeune acteur (Antoine Pirotte) qui l’incarnait jusque-là, rejoignant dans le lit immense ses amants séniors endormis, comme hors du temps (Quel temps ?). Pierre-Joseph repart en motoculteur, un peu plus ridé et lourd et beau, sous la pluie souvent, vers d’autres jardins à entretenir, d’autres cabanes-concepts à construire dans les ronces ou… vers une nouvelle offre d’emploi : un parc à sauver des tronçonneuses voraces de la mafia russe. Après tout ce temps ! (Quel temps ?) c’est le prince Kutta-Shiva aux milles sexes serpentins, désormais riche, désœuvré, offert et capricieux, qui piège Pierre-Joseph pour une ultime étreinte, pour son étrange cérémonial masochiste. Mais quelque chose ne va pas, ne pousse pas bien dans ce jardin de mauvais rêve-Bollywood qui s’évanouit dans le petit matin. Alors seulement, le film se clôt sur une bouleversante séance de spiritisme shamanique, de sorcellerie cauchoise. Amies et amants, morts et vivants du conte s’assemblent dans la cabane des ronces, appelant les animaux, les êtres, les arbres, le vent et la nuit à ne plus faire qu’un.
Impitchable, nimbé de brume et d’une musique envoutante, le film AOC de Pierre Creton reste un prototype absolu, sans nostalgie paysanne aucune que celle de l’enfance, l’enfance de l’art. Et cet entêtement horticole à tracer, en toute indépendance, son sillon de cinéma, demeure un luxe inouï dans le paysage filmique des temps présents. Ceux qui ne connaissaient pas encore le patient travail de Pierre Creton, diront : « Depuis tout ce temps ? » on leur répondra comme Kutta : « Quel Temps ? ». Un Prince, bien nommé film d’auteur, vous grimpe comme du lierre, vous donne envie de semer, de planter, d’herboriser, en Normandie ou ailleurs, ces petits germes de beauté qui fleuriront ou pas, c’est selon.
Pierre Creton, Un Prince, long métrage, 1h22mn, en salles le 18 octobre 2023. Avec : Antoine Pirotte, Pierre Creton, Vincent Barré, Manon Schaap, Pierre Barray, Chiman Dangi, Évelyne Didi… Crédit images © JHR Films