Terrain vague (12) – Art / poésie, etc.

« Ma Patrie, ma famille, c’est la Terre qui tourne, la brise du vent, les nuages qui passent, l’eau qui se verse, le feu qui chauffe. Herbes vertes – herbes sèches – de la boue, de la neige », écrit Brancusi, probablement sur une feuille volante, de celles que l’on peut raccorder à une autre par montage : « Je suis le roi qui chie sur sa couronne. Je suis le Dieu qui se suicide. Je suis l’esclave qui chercher la liberté en priant Dieu de ne pas la trouver. »

Ces petites pensées, volontiers aphoristiques, de Brancusi, on peut les découvrir dans un recueil publié dans la collection de poche de L’Atelier Contemporain, « Studiolo » : L’art, c’est la vérité absolue (édition établie et présentée par Doïna Lemny). L’ayant emporté sur le trajet qui me conduit au Centre Pompidou où a lieu une nouvelle rétrospective (très discutable sur le plan de la mise en espace, mais passionnante lorsqu’on s’approche au plus près des œuvres exposées) du sculpteur roumain (de 1886 à 1952) puis français (il meurt en 1957, « léguant son atelier à l’État français, à charge pour celui-ci de le reconstituer à l’identique »), je tombe avec plaisir sur certaines propositions comme : « un vrai artiste fait des choses malgré lui » ; ou : « Moi, je ne m’amuse pas, j’amuse les autres » ; ou encore : « Si l’art moderne piétine c’est parce que des millions d’impotents nourris par la Princesse le bafouent en sourdine du matin au soir. » Dans une brève « esquisse autobiographique », l’artiste affirme que « Brancusi c’est un bon bougre : il ne travaille pas pour se vanter ou épater quiconque ; il travaille pour une nécessité à lui propre […]. Il n’est pas un professionnel qui cherche à tirer parti de ce qu’il fait, qui cache le cuisine de son travail et qui pose en maître. […] Quand vous allez le voir, vous le trouvez là tout souple et aimable au milieu de montagnes de diverses matières et vous êtes associé tout de suite à son œuvre sans même vous en rendre compte – l’atmosphère qui se dégage de tous les travaux en cours vous met dans un état de bien inconnu et nous sommes émus comme devant l’amour pur. »

« Je n’ai qu’à laisser courir mon pinceau, jeter ma main, là, il y aura oracle », lâche de son côté André Masson, en réponse à une question de Georges Charbonnier. La même collection « Studiolo » rassemble sous le titre Là, il y aura oracle (édition établie par Nicole Martellotto, préface de Michel Surya) les écrits de Bernard Noël pour André Masson, soit treize textes de longueur inégale écrits entre 1985 et 2010, dont La chair du regard qui remplit à lui seul plus de la moitié du volume. Ce texte, je l’avais lu dans le temps sous un autre intitulé – Le regard incarné – chez Fata Morgana. L’ayant toujours à portée de main, je compare les deux versions imprimées et remarque que, si le texte est bien le même, les illustrations en contrepoint s’avèrent différentes. Dans l’édition de 2010, uniquement des dessins (annoncés comme inédits) ; dans la nouvelle, un mélange de dessins, de gravures et surtout de peintures. J’ai toujours préféré l’œuvre dessinée et gravée de Masson à son œuvre peinte, sans pour autant la négliger cette dernière. « Le dessin, écrit Bernard Noël, dans un texte de 1994, réalise parfois le rêve d’une écriture dont le sens sauterait aux yeux, et qui donc serait intelligible et pensée par la seule vision. Pour qu’un tel saut puisse advenir, il faut que le dessin excède l’image qu’il est, et même qu’il la détruise afin que la ligne cesse d’être un simple contour illustratif. C’est que, pour se jeter en avant, le dessin doit renier la position immobile qui est évidemment la sienne, et il ne peut le faire qu’à la condition de rendre l’acte de son tracé plus sensible que l’image représentée. »

« Un dessin, une toile de Morandi – si rares dans le débordement des formes sans racines –, j’y retrouvais la même note grave, recueillie qu’aux œuvres ultimes de Falla, le Concerto pour clavecin, le Sonnet à Cordoue. Là, en ces quelques traits qui semblent arrachés à un plus solennel silence, se fondait une loi, douloureuse sans doute et toujours menacée, d’un essentiel renoncement » – voici l’incipit du premier texte (publié en juillet 1964 dans le Mercure de France) de Par-delà les figures. Écrits sur l’art, 1964-2006 de Claude Esteban, toujours à L’Atelier contemporain (édition établie et annotée par Xavier Bruel & Paul-Henri Giraud ; préface de Pierre Vilar) : près de 800 pages, prolongées par CXXIV supplémentaires de notices, annexes et index, soit une sacré somme. Le poète, qui travailla notamment chez Maeght où il fonda la mémorable revue Argile, s’est intéressé à ses contemporains, comme aux grandes figures du passé : Rembrandt, Caravage, Vélasquez ou Goya. Difficile de faire un choix dans une aussi riche matière où Matisse côtoie Chillida, Picasso, Tal Coat, et Ubac, Michaux, jusqu’à ce que se détache la présence, aussi discrète qu’essentielle, de Geneviève Asse – Claude Esteban ayant écrit deux textes, superbes, à son sujet. Dès l’incipit du premier (écrit en 1968), tout est dit : « La lumière traverse un temps d’exil. Elle est, peut-être, cette maison qui s’éloigne, aux confins de la route opaque et de la nuit, sur une toile déjà ancienne de Geneviève Asse. » Et plus encore à la toute fin : « Elle est celle qui, dans sa quête d’absolu, lance sur le ciel gris tout le carquois de ses flèches grises ; celle aussi qui n’ignore pas, au plus profond, que l’être humain doit trahir cette même pureté. […] Je crois au présent d’une telle peinture, au témoignage périlleux qu’elle porte. Je vois des terres remontant du gouffre, des promontoires sourds qui battent aux portes de la mer. C’est déjà comme un frémissement aux poignets neufs du monde, un souffle, une respiration – et s’annonçant au large, brassé de ciel et de bruine, un Finistère blanc. » Je me souviens que je m’étais rendu avec un DAT portatif Sony et un couple de micros le 26 août 1991 à l’Île aux Moines, dans le Golfe du Morbihan, où Geneviève Asse vivait et travaillait une partie de l’année. Des échanges que nous y avions enregistrés, me reviennent notamment celui-ci : « – Vous avez besoin du silence quand vous peignez ? – Oui. J’ai besoin de silence. Alors, pendant un temps, je ne fais rien, je me promène. Et puis les choses sortent d’un seul coup, très vite. Mais on ne sait pas quand. Les choses viennent, s’en vont… » ainsi que cet autre, prononcé avec un ton sans appel : « Travailler à la pointe de l’œil ».

Dehors on fait plus attention aux sons, que l’on mémorise simultanément sur support et intérieurement, avant de les agencer, de retour en studio, le plus justement possible, recherchant d’autres sons (récupérés ou composés pour l’occasion) : bruits concrets et musiques, non illustratifs. Je songe une fois encore à cet exercice de la radio d’essai en lisant Temps réel de Jean-Christophe Bailly qui vient de paraître dans la collection « Fiction & Cie » au Seuil – non que ce livre ne s’y rapporte, mais parce qu’au moment de ma première rencontre (à son domicile parisien, le 25 avril 2000) avec celui qui publiait alors dans la même collection Basse continue, je venais de passer plusieurs après-midis d’enregistrement en extérieur, notamment dans la serre du Jardin des Plantes, avec Pierre Alferi, pour un Atelier de Création Radiophonique intitulé Temps réel (sa mise en œuvre durera deux ans ; on y entendra aussi, entre autres, la voix de Denis Roche). Car en ce début de millénaire, on pouvait encore entrecroiser les projets à France Culture, afin de fuir la routine : échapper aux formes de répétition propres à toute grille. Ces derniers temps, ce travail de création radiophonique revient dans mes rêves. Je me retrouve assez souvent dans des studios où rien ne marche : où l’on est, sans raison, empêchés, comme égarés à deux pas d’un précipice. Je le note en souvenir de ce premier contact avec Jean-Christophe Bailly pour l’émission Œuvres croisées, bien plus élémentaire sur le plan formel qu’un ACR : l’invité y proposait, en accord avec l’intervieweur, un choix de musiques, diffusées parfois sur sa propre platine, en contrepoint d’une conversation libre, non en direct, mais contrainte par ce choix. Bailly avait proposé des plages vocales, ou instrumentales, solistes, volontiers monodiques, et le résultat avait été très convaincant. Découvrant Temps réel, deuxième livre de poésie de Jean-Christophe Bailly publié chez « Fiction & Cie » au Seuil, vingt-quatre ans après Basse continue, j’ai ces sons dans la tête – aussi bien des mélopées fragiles que des bruits de la nature avec lesquels elles se trouvent parfois mixées : la pluie, le vent…

« ……… il n’y aurait pas de commencement, / pas d’autre solution que de prendre le train / (micheline ou TGV) en marche : / à pas lents ou rapides mais jamais comptés on irait vers la fin mais / il n’y aurait pas de fin, pas de fin non plus, ce serait juste un passage / une traversée, le suivi d’un sillage / observé par l’arrière, secoué par les bannières les fanions / disant “reviens, reviens ! ” / mais tu ne reviendrais pas / ça ne reviendrait pas // TEMPS RÉEL serait le titre »

Basse continue était composé de 60 chants, dont le premier commençait ainsi : « Ligne à ligne et au jour le jour, discontinu / tenu par une main traînant dans l’eau / à l’arrière d’une barque, un journal / […] » Temps réel, où l’idée de montage est opérante, s’ouvre avec cinq pages de prose intitulées La ponctualité du poème. On se souvient de son recueil d’essais, L’Élargissement du poème, paru en 2015 dans la collection « Détroits » chez Bourgois, dont le dernier, Ralentir, proposait ceci : « L’idée qui vient avec le schème de la lenteur, c’est […] d’affaiblir l’emprise du temps des horloges, non seulement pour libérer le temps libre, mais aussi pour libérer le temps lui-même, autrement dit pour nous donner accès à la plénitude de son emploi. Le “temps réel”, ce n’est pas le temps de la simultanéité spectaculaire, c’est la totalité des rythmes et des vitesses, ce sont des longueurs dilatées, des retours, des suspens. » En ouverture de Temps réel, Bailly écrit que « le poème travaille, et il le fait parfois avec lenteur et très laborieusement, parfois au contraire très vite. C’est plutôt dans la vitesse il me semble que s’obtient la concordance magique des points atteints. […] Soustrait à la signification, le sens demeure, en suspens, non pas sans usage, mais utilisable au contraire comme un extrait du monde. Autrement dit comme le résultat d’un travail d’extraction, celui-ci avançant point par point le long d’une veine […] // Ces points je les vois, ce ne sont pas les mots eux-mêmes mais ce qu’ils touchent. »

Ce volume – travaillant le « poème comme une forme entière et autonome » –, je le lis comme on le ferait d’un journal de bord : où l’on trouverait aussi bien un chant de remerciement à la pluie qu’une promenade à Nîmes par une lourde journée d’automne. Yves di Manno me fait remarquer qu’on y retrouve Les Parques, version russe qu’il avait publié dans un volume collectif de la collection « Poésie / Flammarion » en 2004 :

« des gens font la queue à l’arrêt du bus
un chien traverse la rue les maison pourries s’effondrent
nous entrons dans un sous-sol enfumé
sur l’écran je vois les Parks qui patinent
en faisant des cercles sur la glace
elles vendent maintenant de la bière avec leurs jambes
des cercles concentriques qui donnent le vertige
des cercles de Pembroke avec des tabliers de cuir
et des tutus, l’Ange les rejoint et les enduit
de sa blondeur nous commandons des bières
la mousse déborde et maintenant il n’y a plus
sur l’écran que de la neige »

J’interromps avec regret cette séquence (elle court sur six pages), cherchant de quoi opérer un dernier montage : mais quelle extraction proposer parmi ces extractions ? Peut-être les premiers vers du finale, La belle et la barque, faisant une coupe après le premier point d’interrogation : « Pour se rejoindre la langue doit s’écarter d’elle-même / c’est le pli qu’à chaque fois elle doit prendre / mais il n’y a ni école ni pour cet écart ni pour cette jointure / – il y a dans chaque vocable un secret qui scintille / l’action du poème est, devrait être / la vista de ce scintillement / c’est dit mais une fois que c’est dit tu n’es pas plus avancé / vers quel écho vas-tu te laisser entraîner les histoires / d’autrefois les légendes dans lesquelles comme d’une source / des forces agissantes, des fées, ni plus ni moins, t’adressaient la parole / comme y croire encore ? »

Screenshot

Et une fois de plus, je dois convoquer la radio – je veux dire celle qui fait usage de logiciels de « traitement du son en temps réel », l’étirant, le gelant, le faisant tourner dans l’espace stéréophonique, l’assourdissant d’harmoniques ou le faisant glisser tranquillement vers silence – pour introduire deux fragments d’Une pente très douce, troisième livre d’Anne Calas dans la collection « Poésie / Flammarion ». Le 3 juin 2014, Anne Calas, comédienne, chanteuse et déjà autrice de plusieurs livres « inclassables » (de poésie, de photographies), était venue lire des textes de Philip K. Dick, de Bernard Noël et de Peter Handke au studio 111 de la Maison de la Radio (le résultat est accessible en ligne, ici). Sa voix collait parfaitement aux mots, et du coup son timbre m’est resté en mémoire. Ce n’est pas la même chose de lire en ayant – ou non – la voix de l’auteur(e) en tête. Si vous jetez une oreille du côté de ces lectures, de Dick particulièrement, vous lirez autrement ce fragment d’Une pente très douce : « nous sommes des bourlingueurs / plongeant, replongeant, frappant de nos corps / la surface / nous sommes des cétacés soufflant / mollement / bercés par la longue houle / nous sommes des animaux        nous / remettant sans cesse à l’eau / et laissant nos corps / à la morsure du temps / et du feu / naviguant au large / de nous-même le coin des lèvres / des yeux / piqués de sel /             vagabonds // et ce matin, encore, le chat / derrière la vitre »

Ou cet autre : « disposition de tables inventaire des objets / énumérés / nous aurions à ranger corps & âmes / à manger comme / des pélicans dévorant coquillages et mollusques / tandis que des merles blancs / voleraient en direction / de la lune / odeur de miel     mystérieuse abondance / semblable à des huiles divines / à l’origan // mettre à couvert les litanies / qu’importe ce que je vois puisque / je mange à côté des jardins »

Avec leur nouvelle collection de poche, « Choix de poèmes », les Éditions Unes « invitent une voix importante de la poésie actuelle à composer librement son anthologie personnelle dans une traversée chronologique de son œuvre. » Cette fois, ce n’est pas en premier lieu le son – l’écoute d’une voix – qui nous fait signe, mais l’image, chaque livre de cette collection, « imprimé et cousu en France sur papiers écoresponsables de qualité », bénéficiant de « pastels et lettrages de couvertures dessinés par Pierre Mabille ». Le résultat est agréable à tenir en main. On ne peut que souhaiter longue vie à cette initiative.

Le premier titre est signé Jean-Louis Giovannoni, un auteur qui a publié à partir de 1981 de nombreux ouvrages aux Éditions Unes – le tout premier, Garder le mort (Éditions de L’Athanor, 1975), y étant aujourd’hui réédité. Ouvrant ce choix un peu au hasard, je tombe sur un aphorisme : « On s’agite parce que le vide nous entoure. » Et un peu plus loin : « Peut-être que le corps / n’est que le début de l’imprononçable. » Ou encore (toujours un peu plus loin) : « Tu écris pour faire un peu de bruit / pour entendre passer ta vie. » // « C’est la parole des autres / qui te donne un corps. » De son prochain volume (à paraître prochainement chez Unes), Tout me colore, nous est offert cinq pages, dont j’aimerais retenir la première :

« Quelles couleurs laisserai-je sur ce qui m’entoure ;
Mon corps prend des teintes différentes selon la qualité de l’air, l’humidité des sols, la température ambiante.
Rouge sang virant au brun foncé, chair jusqu’au noir croûteux.
Ma chemise blanche, parfaitement repassée, ne peut tout absorber.
Couleurs sombres, là où le tissu n’est pas froissé. »

Le deuxième titre de cette collection « Choix de poèmes » est signé Geoffrey Squires, l’auteur Irlandais de Pierres noyées(1975), « recueil éclaté et cosmopolite, remarqué pour son innovation formelle héritée de la poésie américaine de l’époque (Charles Olson et les poètes du Black Mountain College), en réaction à la poésie irlandaise lyrique de l’après-guerre ». Ce choix est proposé en version bilingue : à gauche, l’original ; à droite la version française établie par François Heusbourg (qui a traduit et publié huit livres de Geoffrey Squire chez Unes). En parfait ignorant de cette œuvre, je la lis avec d’autant plus de curiosité, retenant au passage quelques vers :

1. « Fleur
qui s’ouvre à moi
dans le noir
quand les fleurs ne s’ouvrent pas »

2. « Pendant cinq jours le vent / n’a pas cessé de souffler et / au matin du sixième / soudain le calme plat // Déconcertés / (nous n’avions rien à faire) / nous nous sommes mis à réparer / les déchirures dans les voiles à calfater / les joints au-dessus de la ligne de flottaison / la rédaction du journal de bord / inutilement longue / notre position étant vérifiée et revérifiée // Nous sentions         un peu mal à l’aise / que ça nous avait été envoyé / expressément / un temps de méditation après la tempête »

3. « De la séparation // De la lumière la lumière du soleil / de s’allonger dedans ou plus loin // Du son       du son de / ou comment quand après // Du // De la soudaineté / des cris      des jours / et des ombres qui grandissent s’étirent // De / de la fin / et de la faim // De la quiétude       et du mouvement / duquel      depuis lequel      à partir duquel / de la nature       et des limites / des moyens »

[En aparté – PAUSE : Déchiffrant tel ou tel poème, l’oreille travaille, songeant parfois à l’art de la radio – à la mise en espace de sons, vocaux mais pas seulement… Car lire, ce n’est pas décrypter les intentions de l’auteur(e), c’est y mettre du sien – ce qui peut s’avérer d’une grande difficulté quand le texte, la pensée, et la voix qui les porte, ne respirent pas : quand on ne trouve pas la moindre place pour un dépôt… Dans ce cas, il est préférable de garder le silence, tout en se mettant en position d’attente. Combien y a-t-il de livres, sympathiques, voire appréciés, dont on n’arrive à rendre compte, sinon de manière neutre et polie, ce qui n’est guère rendre service aux auteur(e)s, et aux éditeurs ? Il vaut mieux passer à autre chose – on reprendra langue avec la poésie un peu plus tard (car elle forme la pile, non la plus épaisse, car de nombreux ouvrages n’ont qu’une faible pagination, mais la plus « peuplée »).]

Retour, maintenant, aux artistes, à qui il arrive d’écrire et de jouer avec la typographie. Deux nouveautés chez ER Publishing, une maison d’édition dont nous suivons régulièrement la collection « Transatlantique » : Guy de Cointet(volume 8 de cette collection) ; Au fil des jours. Le journal d’une artiste d’Anne Truitt (premier ouvrage d’une nouvelle collection, « Diary »).

Avant de parcourir Guy de Cointet Transatlantique, rappelons les titres précédents, tous en édition bilingue (français / anglais des États-Unis) : 1. Martin Barré (2020), 2. Simon Hantaï et 3. James Bishop (2021), 4. Shirley Jaffe, 5. Alice Neel et 6. Louise Bourgeois (2022), 7. Michel Parmentier (2023). Avec ce huitième titre dirigé par Rachel Valinsky (née à Paris en 1990, autrice, éditrice et traductrice vivant à New York), je me trouve pour la première fois en terre inconnue. Comme ces petits livres ne montrent aucune reproduction d’œuvre de l’artiste mis en lumière, je jette un œil sur le site de Guy de Cointet, et constate que certaines choses m’attirent, ce qui fait que je le garde à portée, en attente d’un déclic pour faire passer à son sujet deux/trois observations. Notons déjà que les deux prochains titres de la collection « Transatlantique » – Eva Hesse (sous la direction de Sébastien Gokalp) et Sam Francis (sous la direction de Pierre Wat) – s’aventureront dans des terres qui nous sont plus familières.

Découvrant que le travail de Guy de Cointet a influencé Mike Kelley, je pose la première galette de Dirty de Sonic Youth sur ma platine vinyle. Poursuivant ma petite enquête, je découvre l’importance du théâtre et des performances dans son œuvre, domaines que je ne fréquente guère et sur lesquels j’évite de m’exprimer. Rachel Valinsky : « Dans les performances de Cointet, un livre, un tableau ou une forme géométrique abstraite servent ainsi de support visuel, de moyen mnémotechnique, de carte ou de partition via lesquels le texte peut être convoqué. Mais ce dernier n’atteint jamais la consistance du récit. » Curieuse aventure artistique qui aura conduit ce fils de militaires – né en 1934 à Paris et ayant suivi ses parents en Allemagne, au Maroc, en Algérie – à travailler tout d’abord en France pour le milieu de la mode, avant de s’installer en 1966 à New York. Fréquentant la Factory d’Andy Warhol, il y rencontre Viva qui le conduit à s’installer à Los Angeles en 1967. Les sept artistes invités par l’éditrice de ce volume (née en 1990) sont relativement jeunes (le plus âgé étant de 1971 ; il avait donc douze ans au moment du décès de Guy de Cointet en 1983). Parmi les contributions rassemblées dans ce volume, commençons par celle de Julie Béna, peut-être parce qu’elle s’intitule Guy, Marie et Julie vont en bateau (Rivette a décidément le vent en poupe, ces derniers temps) : « La position de Guy est celle d’un outsider, du gars qu’on ne voit pas, que ne parle pas trop, mais qui observe et qui bosse. Et il observe aussi car il n’est pas d’ici, mais de là-bas. Il observe, car quand on est étranger, quand on est dans un pays dont la langue n’est pas notre mother tongue, on peut s’extraire, on peut se couper, on peut être spectateur, et retrouver la possibilité de voir les codes car on ne les a pas. » De son côté, l’artiste de Brooklyn Alan Reid écrit qu’il envie son travail : « La bonne humeur qui scintille dans sa pensée – une forme de drôlerie plate, érudite. Je veux m’approprier cet effet. Ou habiter cet état d’esprit, je ne sais pas. […] Avec quelle efficacité me voici poussé à déchiffrer ses jeux de langage, mon intérêt piqué bien avant le moindre début de compréhension. » Il prend comme exemple un dessin de 1983 (que je me propose de montrer sur ce journal en ligne, même si, par principe, non repris dans le livre) :

« Je suis captivé, dit-il, par la phrase manuscrite d’abord illisible, écrite à l’envers, comme dans un miroir, et double à donner le tournis – cet impeccable guingois des lettres sur le papier. Au bout d’un moment, je finis par démêler les vaguelettes d’arabesques, ajustant ma vision pour lire les mots, mais la lucidité n’élucide en rien le message. La phrase reste déroutante et fragmentaire. » J’arrête là – le plus important étant de faire passer cet enthousiasme partagé par les participant(e)s à ce volume collectif. Pour le reste, bonne enquête à partir du site de Guy de Cointet.

Et enfin, une vraie belle surprise : Au fil des jours (Daybook), premier volume de Journal d’une artiste d’Anne Truitt, publié en 1982 par Pantheon Books à New York, traduit en français par Catherine Vasseur pour ER Publishing. Avant d’en tirer quelques brèves extractions, il convient, une fois encore, de se renseigner sur ce qu’il y a à voir, en allant faire un tour sur le site consacré au travail de l’artiste. Née à Baltimore et 1921 et morte à Washington, D.C., en 2004, la trop méconnue, du moins en Europe, Anne Truitt était peintre, dessinatrice et surtout sculptrice. Et aussi une formidable diariste, comme en témoigne ce Journal publié aux États-Unis en quatre volumes (Daybook – 1982 ; Turn – 1986 ; Prospect – 1996 ; Yield – posthume, 2022).

« En décembre 1973 et en avril 1974 – écrit-elle en introduction d’Au fil des jours – deux rétrospectives ont été consacrées à mes sculptures et dessins : la première au Whitney Museum of American Arts, à New York ; la seconde à la Corcoran Gallery, à Washington, D.C., où je vis. […] La puissance de cette attention, intense et inédite, portée à mon travail ainsi qu’à ma personne, a déferlé sur moi comme un raz-de-marée. […] Il m’est lentement apparu que plus les œuvres devenaient visibles, moins je l’étais pour moi-même. […] C’est une sorte de panique qui m’a saisie lorsque, inexorablement, je me suis trouvée confrontée à mon œuvre. […] Cette angoisse m’a submergée jusqu’à ce que, tôt un matin, et sans y attacher grande importance, l’idée me vienne que je pourrais simplement consigner ma vie pendant un an et voir ce qui se passerait. » Alors qu’elle se repose chez une amie en Arizona, elle commence la rédaction de ce premier volume de Journal d’une artiste le 6 juin 1974. Elle y note ce qu’elle ressent en travaillant : « Ma main s’est absentée. Je ne sens plus qu’un poids mort pendu à mon bras droit, comme si la vie n’y circulait plus. Sur mon papier à grain fin, les marques ne sont que des marques, des traces matérielles aussi dénuées de sens que des empreintes de pattes de poulets sur le sol ». Et aussi ce qu’elle observe et écoute : « 13 juin. Une femme s’est égarée dans le désert. Un jeune policier est venu nous demander de guetter tout signe de sa présence. Sénile, elle ne retrouvera pas son chemin. […] Elle n’aurait pas dû quitter son hospice, situé à environ huit cents mètres d’ici à travers le désert. […] 17 juin. La vieille femme est morte. Elle a été retrouvée dans le désert, non loin d’ici. Le jeune policier avait dit : “Elle ne retrouvera pas son chemin”, mais il se peut, selon moi, qu’elle l’ait trouvé. Elle a quitté l’hospice dans la soirée – l’heure de rentrer chez soi, l’heure où les animaux du désert se terrent. La vieille femme est allée se coucher avec eux. Ma main est toujours absente. »

Le mois suivant, elle se rend en résidence à Yaddo (Saratoga Springs, New York) où elle mène une forme de vie collective entre artistes : « 2 juillet. Les résidents vont et viennent, aussi chimériques que le Lapin blanc. Cependant notre condition d’artiste nous lie en une sorte d’intimité tacite que chacun appréhende à sa manière. Nous sommes aimablement curieux les uns des autres comme si, tous atteints de la même maladie, nous pouvions en comparer les symptômes et les traitements. Ma main est de retour. […] 31 juillet. [Des] résidents ont lu leurs œuvres poétiques hier soir dans le salon de West House. […] La douleur des poètes me paraît sans mélange. Ils n’ont pas accès à l’activité physique du travail d’atelier, qui offre en soi un cadre propice à la réflexion et à la sensation. » Au total : deux cents pages de travail au fil des jours mais non sans discontinuité, s’achevant en septembre 1980 : « Je ne comprends pas […] pourquoi le simple fait d’écrire a pu, sans effort apparent, me révéler la logique secrète de mon existence. Et, dans cette logique, une foi capable d’éclairer mes jours. »

Que s’est-il passé entre juillet 1974 et septembre 1980 ? L’essentiel – ce qui peut être dit selon Anne Truitt – est consigné dans ce Journal, et c’est toujours passionnant. Ce serait dommage de passer à côté, d’autant plus que des rétrospectives de cette œuvre trop méconnue sont prévues à Madrid et à Düsseldorf en 2026. (à suivre)

Brancusi, L’art, c’est la vérité absolue, L’Atelier contemporain, avril 2024, 256 pages, 9,50€
Bernard Noël, Là, il y aura oracle, L’Atelier contemporain, avril 2024, 256 pages, 9,50€
Claude Esteban, Par-delà les figures, L’Atelier contemporain, avril 2024, 960 pages, 30€
Jean-Christophe Bailly, Temps réel, Éditions du Seuil, mars 2024, 240 pages, 21€
Anne Calas, Une pente très douce, Flammarion, mars 2024, 204 pages, 20€
Jean-Louis Giovannoni, Choix de poèmes, Éditions Unes, mars 2024, 128 pages, 10,40€
Geoffrey Squires, Choix de poèmes, Éditions Unes, mars 2024, 128 pages, 10,40€
Transatlantique – Guy de Cointet, ER Publishing, janvier 2024, 160 pages, 20€
Anne Truitt, Au fil des jours, ER Publishing, mars 2024, 200 pages, 25€