Cathy Jurado : Le corps, un lieu de lutte (J’aimerais mieux pas)

©Judith Lecina

« J’aimerais mieux pas » est devenu célèbre comme une des traductions possibles du « I would prefer not to » énoncé par Bartleby dans la nouvelle de Herman Melville (1856). « J’aimerais mieux pas » et « je préférerais » reviennent dans le livre de Cathy Jurado comme les amorces de huit longs poèmes sur la condition féminine.

Dans Bartleby le scribe, ces périphrases verbales ont pu être analysées comme un signe de passivité par Maurice Blanchot ou une forme de résistance passive par Gilles Deleuze, comme le rappelle l’ouvrage de Gisèle Berkman L’Effet Bartleby (2011). Dans son recueil, Cathy Jurado les reprend dans une tout autre acception, avec une tout autre interprétation. La préférence négative est ici puissamment ironique, comme rappel de ce que subit une femme contre son gré, à son corps défendant, parce que femme dans une société encore largement patriarcale et marquée par la domination masculine.

Le livre s’ouvre sur deux épigraphes, la citation canonique de Melville en second seulement, et en premier un souvenir de Marguerite Duras au sujet d’une remarque de Roland Barthes qui souhaitait qu’elle revienne à l’écriture de ses premières récits « si simples et si charmants ». Le sujet et le ton sont donnés : les poèmes porteront sur l’assignation des femmes à une image donnée, fixe, bien entendu subalterne et vouée à l’approbation masculine. « je préfèrerais ne pas policer ma langue » avertit d’emblée le premier fragment (tout le long du recueil, la forme verbale est orthographiée avec un accent grave, contrairement à l’usage grammatical, pour mieux faire coller l’écriture à la prononciation.) Par homophonie, « policer » appelle « lisser », et par effet de sens la langue est comparée à « une chevelure de bimbo », « une crinière de cheval de cirque ». Le surgissement du stéréotype de la femme séduisante et celui de l’animal dompté forment autant de renvois au même carcan sexiste : les femmes, quand bien même elles écrivent, se doivent d’être belles et soignées, soumises et bien dressées. La métaphore de la langue poétique et du cheval sauvage vient alors bouleverser ces représentations machistes, faisant galoper de concert la liberté de l’expression littéraire et la libération des femmes. Les figures féminines de la mythologie sont ainsi autant de modèles rejetés : « pas Pénélope pour un sou / pas Sirène non plus pour te séduire ou Circé ».

Les huit poèmes ou fragments poétiques, sur quelques dizaines de pages, listent alors ce que le « je » poétique refuse, ce qui lui répugne : « ne pas avoir à faire bonne figure / à faire une bonne tête de bonne fille / de bonne femme » mais aussi :

« je préfèrerais ne pas changer de trottoir »

« ne pas serrer les jambes dans le tramway »

« ne pas avoir à m’expliquer »

« ne pas attendre que tu viennes me parler »

« ne pas vernir mes ongles »

« pas repasser ta chemise »

« je préfèrerais ne pas / ouvrir pour ton speculum / tous les plis de ma fleur / […] comme si mon cul c’était chez toi »

J’aimerais mieux pas présente ainsi la résistance à toute une suite d’injonctions ou de contraintes causées par les risques de violences sexuelles, par la hiérarchie du sexisme, par l’irrespect médical. Le texte parle aussi de l’expédient trouvé par une femme dans un journal : « ne pas se laver / — être sale, une sale meuf, pour qu’on te foute la paix ». Triste extrémité pour décourager les relations sexuelles sans consentement et les grossesses, qui montre qu’on peut en venir à souiller son corps pour éviter les violences. Le corps des femmes, lieu de domination sociale, est montré comme un lieu de lutte, les individues devant batailler pour leur autonomie, leur intégrité, dans la rue ou chez le médecin, dans les bars ou les transports en commun, alors que… elles devraient ne pas avoir à subir tout cela, lutter et dénoncer les peurs et les agacements, les micro-agressions et les agressions. Le conditionnel, censé exprimer la politesse dans le souhait, est si déplacé dans ces contextes que son aspect euphémistique expose aussitôt l’ironie. Les cinq photographies de Judith Lecina sont tout aussi ironiques : les poupées mannequins en plastique sont exhibées, nues, ouvertes, entourées par un gros collier de perles qui les étrangle plus qu’il ne les orne. Le poème en vient à détourner l’élément donné par Virginia Woolf comme condition de l’indépendance des femmes : une chambre à soi ? « faudrait vraiment une chambre / forte ».

En parallèle s’exprime aussi la condition des femmes écrivains, à la forme affirmative : « mon truc c’est brouillon / c’est remplir les pages au noir », comme appropriation d’une activité poétique qui, comme les autres activités intellectuelles et artistiques, a été conquise de haute lutte par les femmes. Mais aussi sous la forme négative : « pas compter les temps / du vers / la petite mesure des hémistiches / la petite cuisine des cuistres », les règles et conventions poétiques peuvent apparaître comme les survivances d’une discipline dépassée, un enfermement dans des canons qui fait aussi écho à la rigidité des schémas patriarcaux. De même, quelques strophes des fragments 5 et 6 s’attaquent plus précisément à l’attitude de certains hommes du milieu littéraire envers les femmes. Au marché de la poésie, elles sont pour certains d’éternelles servantes, réduites à leur physique, et incapables de se hisser à la hauteur du vrai poète, « THE Poète » forcément homme blanc, lauréat d’un prix prestigieux qui a longtemps méprisé les femmes. La rage s’exprime alors avec virulence contre ces « vieux dégueulasses » dont l’obscénité n’a rien de la force d’émancipation chez Rabelais, quand bien même ils s’en réclameraient. Cathy Jurado leur oppose « un poète gilet jaune / […] qui lit la poésie des femmes », conjuguant la radicalité politique et la lutte des classes à l’engagement féministe.

De manière tout aussi importante, la condition des citoyennes surgit au détour de quelques strophes. Devant les errements du pouvoir, et les faibles moyens offerts par la politique, la même ironie s’applique aux actions citoyennes que sont le vote et les manifestations :

« j’aimerais mieux pas avoir à faire barrage / aux élections »

« j’aimerais mieux pas croiser le CRS / quand je cours sous les lacrymos »

On retrouve dans ces dernières observations les préoccupations présentes dans d’autres livres de l’autrice. Cathy Jurado est un pseudonyme repris à l’actrice mexicaine Katy Jurado, qui a fait carrière à Hollywood aux côtés de Gary Cooper ou Marlon Brando, sans perdre son caractère indomptable. L’autrice française contemporaine a aussi publié le roman Nous sommes tous innocents (les forges de Vulcain, 2015) inspiré d’une œuvre d’art brut, le plancher de Jeannot ; le recueil Feu : poèmes jaunes (Le merle moqueur, 2020), coécrit avec Laurent Thinès en solidarité avec les gilets jaunes ; le recueil Ceux qui brûlent – Odyssée (Musimot, 2021) sur les réfugiés qui traversent la Méditerranée ; et Hourvari (LansKine, 2023) inspiré d’une ruse de bêtes chassées.

J’aimerais mieux pas est publié par Gros Textes. « Maison d’édition associative depuis 1991 », Gros Textes contredit son nom par la modestie de son statut et la petite taille de ses livres. Yves Artufel fait partie des petits éditeurs indépendants qui publient de nombreux auteurs laissés de côté par les grandes maisons, des auteurs de tous horizons, dont plusieurs ont tracé leur chemin chez d’autres éditeurs et dans d’autres genres littéraires : Bernard Ascal, Laetitia Cuvelier, Claude et Jacqueline Held,  Karin Huet, Emmanuelle Le Cam, Jean-Louis Maunoury, Isabelle Pinçon, Daniel Pozner, Florentine Rey, Christophe Siébert, Pierre Tilman, Thomas Vinau… Remercions cet éditeur et tous les autres de faire vivre des textes rares, ni médiatisés ni mis en avant, mais parfois détonants.

Cathy Jurado, J’aimerais mieux pas, photographies de Judith Lecina, Gros Textes, 2023, 46 p., 7 €