À la frontière (24) – Images & bandes dessinées

© Christian Rosset

Dans le Terrain Vague, où le guetteur mélancolique est à l’affût de ce qui ne se laisse pas enfermer dans tel genre ou catégorie, la bande dessinée est bien autre chose qu’un souvenir pieusement entretenu : une forme encore et toujours en devenir. Touché par ce qui réanime certaines émotions graphiques ancrées en lui avant même l’apprentissage de la lecture, il tente de prendre langue avec ce dont les mots ont tant de mal à rendre compte. Comment converser avec le dessin – avec ces images, certes fixes, mais non figées, qui vivent en silence leur propre vie, tout en racontant en creux des histoires, parfois sans paroles, mais non sans récit ?

1.

Commençons par Le Mystère Paul Cuvelier (Les Impressions Nouvelles) : un épais volume de « lettres et documents choisis et commentés » par Philippe Goddin avec la collaboration de Martine Mergeay. Paul Cuvelier (1923-1978) est une figure incontournable, mais cependant mal connue, de l’aventure du journal Tintin au sortir de la seconde guerre mondiale. Philippe Goddin, dont le nom sonne familièrement aux connaisseurs de l’œuvre d’Hergé, a d’abord été un exégète de Paul Cuvelier (dont il fut l’ami), comme en témoignent deux livres : Paul Cuvelier – L’Aventure artistique (Magic Strip, 1981) et Corentin et les chemins du merveilleux (Éditions du Lombard, 1984), ce dernier bénéficiant d’une préface d’Hergé, certes très admiratif de l’ambition de son cadet, mais estimant qu’il s’était perdu à vouloir « être Raphaël » au lieu de chercher à devenir Paul Cuvelier : « Je me souviens de [sa] première visite, en 1945. […] J’ai regardé attentivement ses carnets de croquis et j’ai été ébloui !… […] Le plus impressionnant était un carnet contenant de très belles aquarelles, en pleine page, qui illustraient les points forts d’une histoire qu’il racontait à ses jeunes frères et dont le héros s’appelait… Corentin ! Après avoir examiné – et admiré – tout cela, j’ai dit : “Vous venez me demander des conseils, dites-vous ! Eh bien, c’est moi qui devrais vous en demander !” Naturellement, il ne m’a pas cru. Et pourtant c’était la vérité… Car il doutait de lui, de son talent, de ses possibilités. C’est bien pourquoi on ne peut pas dire qu’il ait laissé une œuvre. Il nous a laissé d’innombrables croquis, des dessins qui, tous, constituaient une ‘préparation’ à quelque chose qui n’est, hélas, jamais venu. »

© Fondation Paul Cuvelier

Le Mystère Paul Cuvelier est composé pour l’essentiel de lettres adressées par le dessinateur au « grand amour de sa vie, Ta Huynh-Yen » (1931-2004) : correspondance passionnée, mais malheureusement pour nous à sens unique, puisque la quasi-totalité des adressées par Huynh-Yen à Paul a disparu. « Un amour hors-norme » écrit Goddin, dépositaire de ces lettres qui ont sommeillé pendant une trentaine d’années avant de ressurgir comme « témoignage exceptionnel ».

Le Mystère Paul Cuvelier, couverture.

La toute première lettre, de juillet 1949, prend pour prétexte une analyse graphologique de son écriture par cette jeune Vietnamienne de dix-huit ans : « Ne vous faites surtout pas une obligation de ce travail dont il ne faut pas exagérer l’importance. […] Je vous félicite de vous être placée d’emblée sur un plan supérieur, ne vous attachant qu’à l’aspect le plus intime et profond de mon être. » D’une lettre à l’autre, nous assistons à la naissance, puis à l’entretien, de quelque chose comme une addiction : « Ma petite chérie, délicieux refuge, que ne pouvez-vous pas m’emprisonner tout à fait dans votre espace, si intime et, à la fois, infini ? (14 novembre 1949). Pour le coup, les mots ne manquent pas pour exprimer l’inexprimable, même si, bien entendu, rien n’est simple : « Mon idéal, c’est la beauté, pouvoir vivre en communion directe avec elle au sein d’une harmonie retrouvée. » Très vite, ces missives s’enflamment : « Ma petite Yen chérie, / Mon silence vous étonne, vous peine, et peut-être a-t-il fait déjà que vous m’oubliez, et je le mériterais (début septembre 1949). » Cette longue lettre, dévorée par les remords, sera prolongée par beaucoup d’autres (on note que la première année d’échanges s’étale sur près de 150 pages).

Il arrive qu’une réponse de l’aimée échappe à la destruction. Septembre 1953 : « Je sais par jugement premier et instinctif que vous êtes un artiste d’une valeur exceptionnelle, d’une nature riche de mille dons. Aussi je me dois de rompre les amarres afin de vous permettre de tenter, au seuil de la maturité, les dernières chances de vivre intensément, de vous engager vers une plus grande richesse et ferveur de vie qui, seules, permettront d’épanouir vos talents et de réaliser les grandes œuvres qui justifieront votre vie. » On l’aura compris, ces « grandes œuvres » ne se matérialiseront jamais. Et pire encore, le succès des bandes dessinées et illustrations de Cuvelier ne sera qu’éphémère. Bruxelles, mai-juin 1959 : « Petite Yen chérie, / Mon silence n’est que l’expression de la vie morose que je mène, et qui m’a ôté jusqu’à l’illusoire liberté dont croyait s’adoucir mon effroyable solitude. » Quelques beaux dessins érotiques (je ne parle pas d’Epoxy, bande dessinée adulte pour Éric Losfeld, qui me fait regretter les sages aventures de Line que je lisais enfant dans Tintin), comme une gravure à la pointe sèche de 1977, reproduite dans ce livre associée à quelques mots de Cuvelier à Goddin : « Je retiens votre définition : ce vice merveilleux. Elle est tellement vraie dans mon cas, sauf pour l’adjectif ‘merveilleux’ qui se transforme le plus souvent en ‘pernicieux’ ou même ‘maudit’. » On s’attardera aussi sur quelques portraits sensibles, de Yen notamment, qui apportent une idée de ce qui n’aura finalement pas eu lieu.

© Fondation Paul Cuvelier

Le Mystère Paul Cuvelier égrène le ressassement infini de thématiques obsessionnelles où le corps est perturbé par l’esprit (et réciproquement) : où la main a du mal à suivre… 1956 : « Soir de Toussaint, entre Toussaint et Jour des Morts : Petite Yen, c’est mortel de n’avoir plus de vos nouvelles ni par écrit ni d’autre manière. Je me sens très seul en ce moment. / Déjà les premiers froids rigoureux, et mon feu s’est éteint. Radio allumée, dans un vain essai de me réchauffer l’âme, plus froide encore que mon corps. Cette chaleur qui se perd, cédant peu à peu au froid envahissant, c’est l’image de la vie qui se retire. Je sens mon univers restreint à cette heure de nuit glaciale, à ma table sous la lampe, à la musique inefficace que la radio débite. Je suis bien retranché de l’univers, cependant peu abrité, comme devant un néant vertigineux. »

Il faudra un jour se pencher sérieusement sur les destins tragiques des plus grands auteurs pour la jeunesse de l’après-seconde guerre mondiale : sur leur alcoolisme, sur leur érotomanie, sur leur mélancolie, sur leurs vies trop brèves…

2.

Chiens est le titre du nouvel opus de Jochen Gerner aux Éditions B42. Il propose, à l’imitation d’Oiseaux (2021), une collection de « spécimens » d’un genre animal, via « 200 dessins de pensée ou d’observation structurés de mars 2022 à avril 2023 sur les fines lignes horizontales et verticales à carreaux ou millimétrés de carnets de géométrie chinois ou de cahiers d’écriture de provinces indiennes. »

Jochen Gerner. Chiens

Ce qui fait la différence sensible entre Chiens et Oiseaux, passant de de plumes à poils et d’une palette de couleurs à l’autre, c’est que le silence que diffuse ce livre n’est cette fois pas peuplé de chants (on s’éloigne d’Olivier Messiaen et si l’on veut écouter la Rousserole effarvatte, il nous faudra glisser le CD adéquat dans la fente du mange-disque) ; mais il ne l’est pas davantage d’aboiements. Comme toute tentative de creusement par accumulation, l’art de Gerner se tisse ainsi, dans le souvenir de Beckett : « aller de l’avant » / « continuer, il faut continuer, je vais continuer », mais sans « en rajouter » – sans s’encombrer de repentirs, ni se prendre pour un autre que lui-même. Le sous-titre d’Oiseaux était Inventaire chromatique réel et imaginaire ; celui de Chiens est Inventaire graphique authentique et fictif. Et pour cette fois, pas de postface, juste une page d’introduction de l’auteur : « De simples formes souples quasi-abruptes, ponctuées de deux ou trois points (œil et truffe), composent les silhouettes des chiens des premiers dessins de cette collection. Poursuivie sur plusieurs mois, elle dresse aujourd’hui un inventaire varié des races canines, réelles, semi-réelles ou chimériques. » On saisit d’emblée ce sens de la variation – pas de double, chacun pour soi – dont fait montre cet ensemble de 200 « mammifères domestiques » transgressant les poncifs de l’imagerie documentaire [je reprends ici ce que j’avais déjà noté au sujet d’Oiseaux] au profit « d’une évidence plastique, sans afféteries, où tout est à sa place, sans que cette fixité n’oblitère de nombreux déplacements, d’une rigueur non rigoriste, d’une vigueur non décoratrice, en recherche de ce que toute forme d’arrêt du temps peut produire comme ouverture. »

Chiens © Jochen Gerner / Éditions B42

Certains se demanderont : Pourquoi Chiens plutôt que Chats (et pourquoi pas Insectes ou Reptiles) ? Y aura-t-il une suite (car « jamais deux sans trois ») ? Aura-t-on la chance de voir bientôt quelques originaux accrochés en galerie ? Ce qui est certain, c’est que deux autres livres de Jochen Gerner paraîtront sans trop tarder chez B42, ce dont on ne peut que se réjouir, tant cet éditeur fait part égale au contenu et à la fabrication. Rappelons enfin la sortie récente d’Hôtel Primavera aux Éditions Bernard Chauveau associés à la Maison des Arts de Bages (dont nous avons déjà parlé, dans « l’épisode 21 » de cette chronique). Car, si l’exposition du même nom a bien fermé ses portes, ce petit livre-catalogue aussi dense que bien conçu est toujours accessible.

Chambre d’amies, couverture.

Chambres d’amies est le titre du cinquième livre d’Anna Sommer, après Amourettes (2002), Tout peut arriver (2009), Les Grandes Filles (2015) et L’inconnu (2017) aux éditions Les Cahiers dessinés. On y retrouve avec plaisir cet art du papier découpé, déjà expérimenté dans Les Grandes Filles, qui tient davantage de la gravure sur bois (de Sharaku à Vallotton) que de Matisse, car il s’agit moins de tailler dans la couleur (soit dessiner et peindre d’un même geste) que de composer avec patience, au cutter et à la colle, des images : portraits ou « scènes de genre », parfois improbables comme ces deux boxeurs jouant aux échecs (les pièces du jeu ayant forme de molaires arrachées) tout en gardant leurs gants. C’est virtuose et généralement très beau. Ça danse parfois ou s’embrasse en tous sens. Ça nous conduit à ressentir les effets du temps suspendu, bien autrement qu’avec la photographie – la lenteur d’exécution se ressentant pleinement, même si l’artiste a le don d’effacer la moindre trace de labeur. On constate aussi dans ces nouvelles images une tendance à épurer – à aller, non au plus simple, mais à l’essentiel : moins de décor (tout en préservant « l’idée du décoratif » via l’usage de morceaux de « papiers peints »), et moins de narration, sans pour autant rechercher quelque abstraction que ce soit. Et, comme avec tout ce qui est vivant, ça raconte – au moins un peu. D’une image à l’autre, la galerie reste ouverte. Aux bruits du monde, comme au silence…

© Anna Sommer / les Cahiers dessinés.

Autre ouvrage d’Anna Sommer agençant des papiers découpés : L’Encre (au FRMK), plus ouvertement narratif, et plus furieusement japonisant. Mais, n’ayant pu encore le découvrir que sur écran, je ne peux que faire passer le sentiment qu’il donne envie de le tenir en mains. Notons enfin que quelques originaux de ces deux livres sont accrochés jusqu’au 7 octobre 2023 à la galerie Martel (17 rue Martel à Paris). Aller les voir de près est le meilleur moyen de ressentir physiquement ce travail au cutter et à la colle. Dans sa préface à Chambre d’amis, Julie Bouvard nomme Anna Sommer « La Magicienne » : praticienne « d’une magie, hélas, impossible à rendre en deux dimensions. Et pourtant, pourtant ! »

Saubón, couverture.

Saubón, Histoires inédites est le deuxième volume d’Archives de Carlos Nine (1944-2016) édité par Les Rêveurs. Comme on le sait depuis la sortie en 2020 du premier volume, Buster Mix, ce formidable auteur argentin a laissé après sa mort plusieurs projets dans un merveilleux état d’inachèvement. Doté d’un texte conséquent du fils de l’auteur – Lucas Nine, lui-même illustrateur et auteur de bande dessinée – proposant nombre d’illustrations en contrepoint, ce nouveau volume d’archives regorge d’épisodes de Saubón, le canard qui aimait les poules (et autres personnages hauts en couleurs), pour certains prépubliées mais encore inédits en album, et pour d’autres, simplement esquissés. Si l’on ajoute de multiples surprises, on obtient par petites touches comme un portrait de l’auteur par lui-même : aussi présent qu’absent, fabuleux fabulateur et dessinateur vif et touchant. On s’amuse beaucoup. Et on ne s’étonne pas que Carlos Nine ait été impressionné par la lecture de Popeye, de Krazy Kat et de bien d’autres univers plus ou moins autonomes où règne une fantaisie aussi débordante que parfaitement contrôlée. Logique du rêve et regard aiguisé sur le monde cohabitent. Lucas Nine : « Saubón représentait aux yeux de son auteur la bande dessinée à l’état pur, celle qui s’incarnait dans les premières lectures de la revue de Donald Duck. Il n’est [donc] pas surprenant qu’il ait essayé de la revêtir de toutes les prérogatives que l’on associe à son langage. Jusque-là nous avions une bande dessinée déguisée en théâtre, en cinéma, en roman-feuilleton. Saubón est encore autre chose : c’est une bande dessinée déguisée en bande dessinée. »

Saubón © Carlos Nine / Les Rêveurs.

Ici, le petit monde de Donaldville (que quiconque fut un jour enfant ne peut ignorer) s’imprègne d’esprit latino-américain, s’érotise sans perdre de son innocence, et s’encanaille sans se déprendre de sa grâce. Et comme nous sommes dans le règne de l’inachevé, même quand tout semble parfaitement mis au propre, l’amateur de labyrinthe est à son aise. Impossible de raconter ce qui s’y trame sans en perdre l’essentiel. Qui désire l’expérimenter concrètement doit, comme il se doit, y mettre du sien : belle idée de partage qu’on ne peut qu’encourager.

3.

Trop de bandes dessinées envahissent les rayons des librairies, spécialisées ou non, pour qu’on puisse imaginer, même superficiellement, en rendre compte. Cette profusion n’est pas nouvelle, mais, ne serait-ce que pour mettre en évidence quelques balises – pour en faire passer un avant-goût, sans rien trahir de ce qui fait leur prix –, quel épuisement ! Donc, même si j’en ai quand même lu un peu plus, je me limiterai à 5 titres, avec le projet pour chacun de prendre comme une empreinte rapide du corps lisant. C’est parti.

Mandoline, couverture.

Mandoline est une bande dessinée « muette » de Pia-Mélissa Laroche aux Éditions Matière : un premier livre déployant (nous chuchote-t-on) quelques « variations musicales au charme vénéneux » susceptibles de « séduire les yeux comme les oreilles ». C’est donc en compositeur-interprète que je déchiffre cette partition graphique, même si, contrairement à ce qui se passe en musique (du moins comme je l’entends), ça raconte, d’une case à l’autre, d’une page à l’autre, mais sans nous imposer de fable ; ou alors une histoire « sans âge », ou mieux encore, entremêlant les âges de la vie : tant enfantine qu’issue d’un cerveau ayant roulé sa bosse (mais dessinée d’une main libre, non atteinte par les ravages d’une longue pratique). De réminiscences pop en acrobaties pianistiques (L’Escalier du diable est le titre d’une Étude pour piano de Ligeti qui me revient, tournant les pages), de souvenirs de serials du temps du muet en histoires jouées sur les tréteaux depuis des milliers de lunes, on suit cette partition en créant de nouvelles mesures de silence, sans pour autant arriver à se débarrasser de ces maudits « vers d’oreille » qui reviennent sans prévenir.

Mandoline © Pia-Mélissa Laroche : Éditions Matière.

Comme un jeu d’enfant se frottant soudain aux échecs…, comme une histoire racontée avant l’endormissement se mixant aux derniers restes d’un rêve échevelé…, Mandoline apporte une jolie promesse, ce qui n’est pas rien.

Le Nécromanchien, couverture.

Le Nécromanchien est le troisième album de Matthias Arégui aux Éditions 2024, après Bob & Sally et l’épatant Micro-Zouzou contre les Maxi-Zinzins (en collaboration avec Léon Maret). C’est un bien étrange projet, écartelé entre plusieurs langages, ou plutôt : créant de belles hybridations entre ces langages aussi bien graphiques que narratifs ; ce qui ne facilite pas le travail de qui en rend compte, même si la lecture est aussi fluide que plaisante. Comme on dit, y a quelqu’un : un explorateur qui, même s’il lui arrive de se perdre un peu en manipulant certains concepts, retombe toujours sur ses pattes. On note aussi que l’ensemble est fermement rythmé et que c’est bien là l’essentiel. L’esprit de sérieux rode parfois, que recadre aussitôt un fameux sens de la caricature. En deux mots, Le Nécromanchien est l’histoire de deux peintres, le détestable Dubonheur et le pathétique Morose, « l’un ayant pour compagnon un chat, l’autre un chien », le premier étant « un aimant à succès tandis que l’autre voit la réussite le fuir comme la peste. » Bien entendu, ce qu’ils ont en commun, c’est d’être de déplorables artistes ; mais là n’est pas la question, car ce qui compte, c’est ce qui échappe aux problèmes de la peinture pour nourrir les exigences de la bande dessinée. Il convient donc d’être attentif aux détails, aux petites inventions ; et de prendre distance avec la fable, tout en en appréciant les côtés ludiques.

Le Nécromanchien © Matthias Arégui / Éditions 2024

Si cette histoire ne se passe pas à Donaldville, nous n’en sommes pas si loin. Quand une boutique de matériel pour artistes se reconvertit en animalerie (à l’enseigne du Magichien d’os), quand le bâton qu’un chien « grignote frénétiquement » devient pinceau suite à une greffe de poils canins, un miracle a lieu – non celui de la peinture (qui a surtout besoin de passages à l’actes sur supports adéquats), mais celui de l’amour, en ce sens qu’« aimer ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est se promener dans la même direction ». Comme l’auteur n’a pas la prétention de nous tenir en laisse, on acquiesce volontiers, avant de refermer cet album, doté par mimétisme d’une véritable « s’ouaf » de vivre.

Le Visage de Pavil, couverture.

Le Visage de Pavil de Jeremy Perrodeau (toujours aux Éditions 2024) donne d’excellentes nouvelles d’un auteur dont nous suivons depuis quelques années le parcours – la dernière fois, c’était Le long des ruines (2021), « fameux bond en avant » après Isle et Crépuscule, ouvrages peu bavards à l’écriture graphique identifiable. « En imaginant un personnage coincé dans un endroit dont il ne peut par partir, [j’ai pris] le contrepied des récits d’exploration que j’ai toujours faits » dit Jeremy Perrodeau. Ce personnage se nomme Pavil. Il vient de l’Empire où il exerce la profession de scribe. Suite à un accident d’aéroplane, il se trouve contraint de passer quelques semaines au village de Lapyosa, territoire autonome baigné, comme dans le Philémon de Fred, par deux lunes, où il subira une sorte de rituel d’initiation semé d’embuches : vieille affaire de quête des origines qui suppose un sens du partage et une réelle acuité à déchiffrer les signes. Comme on explore la cartographie intime de tout visage, l’étranger peut aussi bien figurer cet autre plus ou moins attendu que l’intrus dont il convient de se débarrasser au plus vite. « Tout le récit s’articule entre le dévoilé et le caché », nous dit l’auteur. Il ajoute que Pavil est « un voyageur qui prétend être ce qu’il n’est pas ».

Le Visage de Pavil © Jeremy Perrodeau / Éditions 2024.

« Qu’est-ce qu’un visage ? Le temps remonte, comme si les cercles revenaient où chuta la pierre, et dans le trouble de la surface, voici que prend forme quelqu’un, dont les traits rassemblent tout ce qui fut perdu » (Bernard Noël). Que lit-on de « vil » dans le visage de Pavil ? Pourquoi – et comment – cache-t-il son jeu : scribe, espion, messager ? D’un bout à l’autre de l’histoire, il n’est question que de masques, certains contribuant au brouillage du dialogue, tandis que d’autres incitent à le relancer. Donc : de présence et d’absence (d’effacement, partie prenante du dessin). « L’autre » – celui avec qui on échange – est pluriel et singulier : contemporain et immémorial. Belle idée de jeu accordé à quelques stéréotypes en veine de métamorphose, ce qui n’est guère étonnant de la part d’un auteur qui a saisi le concept de ruine et qui bâtit, page à page, un univers en expansion : ramassant d’étranges artefacts, avant de les réanimer au contact de la matière organique. Il conviendra de faire plusieurs lectures du Visage de Pavil avant de se lancer dans un commentaire plus élaboré. Il est encore trop tôt pour faire la part de ce qui tient d’une certaine innocence (accordée à un inconscient plutôt actif) et ce qui est le fruit d’une pensée (en complicité avec qui s’embarque avec l’auteur). « C’est ce qui me plait et ce pourquoi j’invente des histoires, créer du dialogue en provoquant des émotions. »

Le Grand Je, Atrabile.

Le Grand Je de Rachel Deville (Atrabile) est une formidable surprise, cette autrice se faisant rare (on se souvient notamment de L’Heure du Loup (2012) à L’Apocalypse et de La Maison circulaire (2015) chez Actes Sud, étonnantes explorations de l’inconscient en bande dessinée, comme en direct de l’Autre scène). Comme le jour vient après la nuit, Marx prend la parole après Freud dans Le Grand Je : « L’ouvrier s’appauvrit d’autant plus qu’il produit des richesses, que sa production croît en puissance et en volume. / L’ouvrier devient une marchandise. » Tristan Tzara [en aparté : non pas un des poètes du Grand Jeu – dont l’auteur de Treize cases du Je, Bernard Noël (encore lui), est un exégète –, mais leur contemporain] est aussi convié à la fête : « les soucis que nous portons avec nous / qui sont nos vêtements intérieurs / que nous mettons tous les matins / que la nuit défait avec des mains de rêve » (L’Homme approximatif). Dans l’usine où Gus travaille, les cadences sont infernales : « C’est impossible à tenir. » Il se rebelle, passe pour un meneur, ce qui n’est pas simple quand on a trois têtes vissées sur un même corps, qui le conduisent se trouver en perpétuel conflit avec lui-même, à défaillir, à s’effondrer même (mais non à se courber), à force d’alcool ingurgité par trois gosiers assoiffés.

Le Grand Je © Rachel Deville / Éditions Atrabile.

Un « corps à trois têtes », ça ne vous rappelle rien ? « Avoir trois têtes ne m’empêche pas de travailler » proclame Gus, qui suit aussi une analyse, ce qui ne l’empêche pas non plus de craquer : de claquer la porte. Dans ce monde innommé – le nôtre aussi bien – il passe pour anormal, car il est seul à avoir trois têtes ; mais on remarque vite que quelque chose manque à tous les corps, quelque soit leur position sociale : troués, rafistolés, recomposés (comme une famille dévorée de secrets). Là où se déploie le Grand Je, l’hybride est travaillé par la mélancolie ; et les têtes, multiples et singulières, sont animées par des rêves plus longs que la nuit parfois sans issue. Encore une histoire d’altérité cartographiée en noir et blanc d’un trait aussi précis qu’insoumis – trouant de blancs lumineux un univers plutôt sombre, même si souvent drôle, effectuant ainsi un pas décisif de L’Autre côté de l’espoir

La Tête de Melek est le titre du troisième tome de La part merveilleuse de Ruppert & Mulot (Dargaud). Nous nous sommes déjà longuement penchés sur les deux premiers volumes de cette trilogie : Les Mains d’Orsay (2021) et Les yeux de Juliette (2022). Faisons-en, pour commencer, un rapide remix : « La Part merveilleuse n’est pas exactement, comme on nous le suggère, une ‘excursion inattendue’ de Ruppert & Mulot dans la science-fiction (ou le fantastique, genre moins circonscrit). C’est la poursuite d’un travail où il s’agit en premier lieu de traiter des corps, de leurs mutations : motif récurrent de l’art contemporain – toutes formes et techniques confondues. S’ils s’engagent dans un récit où s’opèrent des rencontres entre humains et une forme d’altérité radicale – les Toute, ni aliens d’aspect plus ou moins humanoïde, ni spectres, naissant par la force de l’image, et requérant quelque imagination pour se les figurer sensuellement : les toucher, les sentir, leur apporter quelques contours, pensées et sentiments, à la fois indéfinissables et profondément concrets –, nos deux auteurs conduisent leur affaire de manière, comme toujours, assez ‘tordue’, traitant par surprise de la beauté ou de la douceur – sujets difficiles en bande dessinée, si l’on désire échapper au sentimentalisme, ou dépasser les limites de l’humanisme standard. » Comment parler en peu de mots de cet épilogue qui n’échappe pas, cette fois, au sentimentalisme ? Surtout quand on vient de voir Les Feuilles mortes – nouveau film d’Aki Kaurismäki six ans après L’Autre côté de l’espoir et second miracle cinématographique de l’année après Fermer les Yeux de Victor Erice – dont le dénouement, beau à pleurer, ne nous contraint pas à verser de larme : minimalisme versus sentimentalisme. Ne jamais s’encombrer du moindre stéréotype ou symbole formaté par l’humanisme : pas de coupure entre la tête et le cœur, toujours solidaires.

La Tête de Melek © Ruppert & Mulot / Dargaud

À part ça, vive les artifices ! C’est ce qu’on retient une fois de plus dans La Tête de Melek qui s’égare parfois dans de mièvres digressions où s’articulent diverses considérations sur comment panser le monde de ses plaies : « Le soleil diffuse de la lumière et la terre diffuse de l’amour. / Appelons cet amour : beauté invisible. / Si tu communiques depuis ton cœur, tu te connectes à cette beauté invisible […et] alors tu peux résoudre tous les conflits sur cette planète. » Mais la violence – pure, sans concession – persiste dans ce monde (dit « réel ») d’éradicateurs d’altérité. Si l’on assiste à la guérison (voire à la « résurrection ») de la mère (atteinte d’un cancer en principe incurable), c’est au prix de la mort du père. Car, là où piété filiale s’accorde au retour à mère nature, les enfants prétendus sages cachent bien leur jeu. Le « super pourvoir de communiquer depuis son cœur » acquis par le héros de l’histoire est en permanence travaillé par son revers. Il convient de se méfier de tout happy end, et, au final, ce troisième et dernier tome de La part merveilleuse sonne clairement comme un livre de deuil – et pas seulement parce que la page Ruppert & Mulot est aujourd’hui tournée, en raison de faits qui ne peuvent être pris à la légère (lire Médiapart à ce sujet, je n’ai aucun désir de les commenter). En attendant de découvrir de nouvelles parties en solitaire qui apporteront peut-être quelques indices pour relire autrement cette Part merveilleuse, gardons-en en mémoire certaines images : celles qui associent, de la manière la plus inextricable, le silence à l’agitation… (à suivre)

Phillipe Godin, avec la collaboration de Martine Mergeay, Le Mystère Paul Cuvelier, Les Impressions nouvelles, août 2023, 552 pages, 29€
Jochen Gerner, Chiens, Éditions B42
, septembre 2023, 216 pages, 29€
Anna Sommer, Chambre d’amies, Les Cahiers Dessinés,
septembre 2023, 104 pages, 32€
Carlos Nine, Archives volume II : Saubón, histoires inédites, Editions Les Rêveurs
, août 2023, 144 pages, 30€
Pia-Mélissa Laroche, Mandoline, Éditions Matière
, septembre 2023, 96 pages, 20€
Matthias Arégui, Le Nécromanchien, Éditions 2024
, septembre 2023, 120 pages, 24€
Jérémy Perrodeau, Le Visage de Pavil, Éditions 2024
, septembre 2023, 160 pages, 29€
Rachel Deville, Le Grand Je, Atrabile
, septembre 2023, 160 pages, 20€
Ruppert & Mulot, La part merveilleuse3, La Tête de Melek, Dargaud
, septembre 2023, 140 pages, 24,50€