À la frontière (21) – Brocante d’été, première partie

Victor Erice, L’Esprit de la ruche © Tamasa distribution

Au moment où tombent les premiers chiffres confirmant la bonne réception en salles d’Anatomie d’une chute de Justine Triet (262 000 entrées pour 379 copies au terme du premier week-end d’exploitation, ce n’est pas rien), me revient une remarque saisie au vol au cours des premiers échanges après projection : c’est vraiment bien, mais il manque « quelque chose ».

1. Vieille antienne, non du « défaut qu’il faut » (pour reprendre un concept de Bernard Stiegler), mais de ce qui fait défaut, que l’on ressent intérieurement, sans arriver à trouver les mots pour le formuler concrètement – du moins dans un premier temps. Comme trois mois ont passé depuis cette première vision, force est de constater que ce qui demeure gravé dans le souvenir est une assez grande adhésion au film : manière de reconnaître qu’on a été, d’une certaine manière, comblé. Contradiction ? Pas vraiment. Ce « quelque chose » – qui n’a que peu avec voir avec le manque (ce que l’enquête doit combler) sur lequel est construit le procès (qui a le mérite de ne pas prétendre tout résoudre) – n’est peut-être pas grand-chose, même si c’est bien là, tout aussi profondément gravé, mais cette fois en pointillés. Quoi qu’il en soit, allez-y, et peut-être en sortirez-vous « un peu sonné et très admiratif », comme j’ai pu le lire sur Facebook où le commentaire sur cette Palme d’or 2023 bat son plein, dans un sens le plus souvent « positif », même si on peut relever çà et là quelques dissonances, parfois sévères : « oui, le scénario est virtuose, [mais] tout cela reste un jeu intellectuel dont passions et illusions (qui font les êtres et les crimes) sont exclues. »

Anatomie d’une chute : beau titre. Qui m’en fait aussitôt revenir deux autres : un film (Anatomie d’un rapport de Luc Moullet) ; un livre (Anatomie de la mélancolie de Robert Burton). Mais les liens sont assez faibles, peut-être un peu plus vifs avec Moullet – le mot « rapport » faisant sens – qu’avec Burton (même si quelque chose de mélancolique se dégage parfois, surtout dans le regard de qui en est grandement privé – j’y reviens très vite). On pourrait aussi penser à Anatomy of a Murder d’Otto Preminger, mieux connu en France sous le titre Autopsie d’un meurtre, mais le plus important, finalement, c’est le mot « chute ». Justine Triet : « Il y a une obsession de la chute dans ce film, d’abord de façon très physique, concrète. Comment ça fait quand quelque chose tombe ? Cette idée du « poids du corps », d’un corps qui tombe, je l’ai en tête depuis longtemps. […] Dans mon film, on ne fait que monter et descendre des escaliers, regarder d’en bas vers le haut, du haut vers le sol, tenter de comprendre comment la chute s’est produite. Alors, il fallait rentrer dans le film par le côté : une balle tombe, rattrapée par le chien [en aparté : notons au passage qu’Anatomie d’une chute a obtenu un doublé Palme d’or / « Palme Dog »], qui vient regarder Sandra, notre personnage, et nous dire : c’est elle qu’on va essayer de comprendre, qu’on va regarder pendant 2h30. »

Anatomie d’une chute © Justine Triet, distribution Le Pacte

Je me permets, une fois de plus, de ne pas résumer l’histoire, d’autant plus qu’il est aisé de se renseigner en quelques clics et de tomber par exemple sur : « Sandra, Samuel et leur fils de 11 ans, Daniel, vivent depuis un an loin de tout à la montagne. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée, malgré l’ambiguïté : suicide ou homicide ? Un an plus tard, Daniel assiste au procès de sa mère, véritable dissection du couple » (synopsis peu satisfaisant, mais informatif ; on n’ajoutera rien au sujet de comment et sur quoi le film s’achève). Parmi les principaux personnages de ce film (il y en a une dizaine), ce sont l’enfant (Milo Machado Graner, prodigieux) et le chien qui m’ont le plus impressionné, même si c’est bien elle le « sujet » – sensible, énigmatique, surtout quand elle se rapproche d’eux, langue coupée et regard moins figé qu’en apparence : qui nous sidère par sa force de résistance au bavardage. L’enfant, à l’écoute, ne dit rien qui ne fasse vibrer le paysage mental que nous nous construisons, intérieurement, le temps de la projection. Ce qui surgit de la pensée du “mal voyant” (doué « d’une malvoyance qui soit la plus légère possible à incarner, une forte myopie sans atteinte de la vision périphérique » nous précise Justine Triet) a le don de nous éclairer davantage que ce nous est montré du paysage extérieur (sombre ou lumineux, naturel, enneigé, ou construit comme un décor, tous lieux accordés à l’histoire – à ce qu’on doit tenter de comprendre, même si le désir nous vient régulièrement de nous perdre dans quelque chose de plus ouvert, de moins impeccablement scénarisé et dialogué). Bien plus que par les échanges verbaux, on est touché par certaines métamorphoses, notamment sonores (l’imparfait dans le rendu de la partition, ou le passage d’une langue à l’autre, d’un accent à l’autre). Tout ce qui échappe aux mots nous prend à la gorge quand les acteurs cachent leur jeu.

Anatomie d’une chute © Justine Triet, distribution Le Pacte

Comme toujours, la question n’est pas savoir si tel film est (ou non) un « chef d’œuvre » – une Palme d’or ne pouvant que rarement prétendre à ce « statut » (par ailleurs douteux, même s’il semble convenir à Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul ou à Elephant de Gus van Sant, pour ne citer que des lauréats d’après l’an 2000 – Le livre d’image de Jean-Luc Godard étant hors concours) –, mais bien plutôt de s’interroger sur notre désir de relancer ce qui nous a fait signe au premier contact, non seulement pour retrouver ce qui nous a plu, mais aussi – et surtout – pour toucher, par le regard, et l’écoute, ce qui nous aura échappé. Pellicule (et aussi bien fichier numérique) : terra incognita, quelle que soit la volonté de contrôle de l’auteur ou de l’autrice. Ce qui manque (puisqu’il faut bien tenter de lancer des hypothèses), ce sont peut-être des « trous » dans le dispositif, des zones non cartographiées sur la partition, permettant de faire circuler librement ce « quelque chose » d’apparemment insaisissable, mais que l’on perçoit comme relevant d’une certaine évidence : celle de l’égarement nécessaire pour trouver son propre chemin. Reprendre, ce n’est pas réévaluer, mais creuser l’expérience toujours en cours, attisant le désir de tisser un espace simultané d’émerveillement et de réflexion. Ça peut sembler un peu étrange, mais c’est plus que concret : cette manière de reformuler notre lecture comme on relance la traversée du paysage à chaque promenade, en confrontant ce qu’on a plus ou moins (in)consciemment mémorisé à ce qui revient, à chaque fois, parfaitement identique et sensiblement différent.

Victor Erice et Jose Coronado, photo © Manolo Pavon

Fermer les yeux, quatrième long métrage de Victor Erice en cinquante ans, vu il y a quelques jours dans une salle de banlieue étonnamment pleine (alors que nous étions en « heure creuse »), est de ces œuvres qui continuent mine de rien de vous travailler, alors que vous croyez être passé à autre chose. Beau film, non pour un palmarès, mais pour une hantologie. Et cette fois, il ne viendrait à l’esprit de personne d’affirmer à son sujet : c’est très bien, mais il manque « quelque chose » – non qu’il ne manque rien, mais ce « quelque chose » ne cesse d’affirmer sa présence, fantomatique et matérielle, tout au long des 2h49 du film : comme s’accrochant sur des patères sensibles de notre théâtre de la mémoire intérieur que l’on revisite volontiers dans les rêves. Vivement la sortie en DVD / Blu-ray, que l’on puisse repasser sans compter ce subtil et émouvant agencement d’images et de sons (ce qui ne nous empêchera pas de revenir dans les salles, car c’est bien là où le temps nous traverse avec le plus d’intensité).

Avant d’aller découvrir cet opus 4 d’Erice, j’ai tenu à revoir L’Esprit de la ruche (1973), premier long métrage de ce trop rare cinéaste espagnol, en accès libre jusqu’au 15 octobre sur Arte. Reprenons le bref résumé du film proposé par la chaîne : « Au début des années 1940, dans la froideur et l’ennui d’un village castillan isolé, deux sœurs découvrent le film Frankenstein lors d’une projection ambulante. Si l’aînée Isabel, comprend l’illusion propre au cinéma, la cadette Ana, développe une fascination pour la créature et, persuadée de son existence, se lance à sa recherche dans la campagne environnante. Poussée par la puissance de son imagination et son désœuvrement, l’enfant va se laisser happer par sa quête et se retrouver brutalement confrontée à la violence du réel, en croisant la route d’un soldat républicain traqué par la police franquiste. » Ce qui m’a le plus frappé, c’est que ces cinquante années séparant mes deux visions du film ont passé comme si de rien n’était. Il ne m’a pas fallu bien longtemps pour retrouver, non pas l’état où j’étais à première vision (sortant tout juste de l’adolescence), mais ce territoire familier inconnu saturé d’altérité – et simultanément de vérité : où tout sonne juste, où rien n’est de trop, où les silences comptent autant que les mots, où la lumière résonne, où le son éclaire…

Victor Erice, L’Esprit de la ruche © Tamasa distribution

Ce frottage opérant entre deux mondes demeure inoubliable. Et ne parlons pas du visage de la petite fille, Ana, jouée par Ana Torrent dont c’était, à 6 ans, la première apparition sur écran (on la retrouvera très vite, en 1976-77, dans deux films de Carlos Saura, Elisa, vida mia et Cria cuervos, mais, ma préférence pour L’Esprit de la ruche n’a cessé de s’accroître avec le temps). On le reconnaît immédiatement, même si cinquante ans ont passé, dans Fermer les yeux, où elle joue une nouvelle fois un personnage prénommé Ana : la fille de Julio Arenas, « un acteur célèbre, ayant disparu pendant le tournage d’un film – son corps n’ayant jamais retrouvé, ce qui fait que la police conclue rapidement à un accident. Vingt-deux ans plus tard, une émission de télévision consacre une soirée à cette affaire mystérieuse, et sollicite le témoignage du meilleur ami de Julio et réalisateur du film, Miguel Garay. En se rendant à Madrid, Miguel va replonger dans son passé… » Bien entendu, les choses sont plus complexes – ce qui n’empêche pas le cinéaste de rechercher la plus grande économie possible, comme le font les « vieux fous de cinéma » qui n’ont plus rien à prouver (au sens où on applique cette expression à Hokusai : « Gakyōjin, littéralement ‘Vieux Fou de dessin’  » ; en nous souvenant au passage de Manoel de Oliveira qui, à 83 ans, n’en était qu’à son 12e film sur 32, si on ne compte que les longs métrages). Dans Fermer les yeux, hantologie et mélancolie riment – et l’humour, permanent, ne peut faire pièce aux larmes. Le film est long (20 minutes de plus qu’Anatomie d’une chute), mais on en vient à regretter que le cinéaste ait dû couper plusieurs scènes. N’en dévoilons pas davantage. Écoutons plutôt la voix de Victor Erice : « Mon impression est que, au-delà des détails de son argument, la fiction que le film va proposer au spectateur tourne autour de deux sujets intimement liés : l’identité et la mémoire. Mémoire de deux amis, qui un jour déjà lointain furent un acteur et un réalisateur. Au fil du temps, l’un d’eux l’a tout à fait perdue, au point qu’il ne sait plus ni qui il est, ni qui il a été ; l’autre, cherchant à oublier, et malgré avoir trouvé refuge dans un petit coin perdu, constate à nouveau qu’il la porte encore en lui avec son fardeau de douleur. […] Le récit surgit à mi-chemin du vécu et de ce qui a été imaginé. […] Fermer les yeux met en relation deux styles différents : celui du cinéma classique, avec son canon illusionniste, tant dans les atmosphères que les personnages ; et un autre, chargé de réel, celui du cinéma moderne. Ou, en d’autres termes, deux types de récit : l’un qui raconte la vie moins comme elle était que comme elle devrait être ; et l’autre, à la dérive, contemporain, sans mémoire ni avenir certains. » Interrogé par Marcos Uzal (pour les Cahiers du Cinéma de juillet/août 2023), le cinéaste précise : « Il existe en général une identification ou assimilation entre l’image et le visuel, qui sont des choses sensiblement différentes. Le visuel n’est rien d’autre que la vérification optique d’une fonctionnement purement technique, ce qui en soi est fermé et autosuffisant. Alors que l’image, cette image que nous aimons tant au cinéma, est à peu près contraire : ouverte, évocatrice, trace de ce qui est perdu, destinée à témoigner d’une certaine altérité. » L’audiovisuel – dit-il – « s’est imposé, socialement », alors que selon lui, « il existe une différence substantielle entre ce que fut le cinéma et ce qu’est l’audiovisuel ».

Victor Erice, Fermer les yeux, Haut et court distribution, photo © Manolo Pavon

Ce que fut… : « Aux jeunes cinéastes d’aujourd’hui de livrer cette bataille », ajoute-t-il. Espérons qu’il sera entendu. Et, comme le dit Max, le merveilleux projectionniste du film : « Il n’y a plus de miracle au cinéma depuis la mort de Dreyer ». Mais, va savoir… Après tout, Fermer les yeux en est un – et c’est peut-être à cause de cela qu’il n’a pas été placé en compétition à Cannes, mais un peu à l’écart, dans le cadre de « Cannes Première ». Film du terrain vague, mélancolique (et non nostalgique), qui nous apprend à vieillir, c’est-à-dire à nous souvenir, non de ce qui fut, mais de ce qu’on n’avait pas perçu en l’emmagasinant. Entre l’enfant que la terreur émerveille et celui, ou celle, qui se frotte dangereusement à sa propre disparition, il n’y a rien, ou quasiment, qui ne nous entraîne dans l’obscur, sinon pour y trouver une certaine lumière. Et cette simplicité s’avère payante, comme on l’a encore vu, récemment, avec De nos jours de Hong Sangsoo, même si quelques dispositifs délicieusement complexes ont fait ces derniers temps merveille (comme celui d’Asteroid City – mais encore faut-il posséder le génie graphique de Wes Anderson). Dans l’attente des Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki (sortie le 20 septembre), donc du « plus beau film de l’année » au suivant qui pourrait bien l’être aussi, le combat continue.

2. Le projet initial de cette brocante est simple : déposer au sol, dans un certain ordre ou « arrangement », ce dont on n’a pu parler en temps voulu, pour cause de trêve estivale. Deux épisodes sont prévus. Le prochain s’intéressera à un certain nombre de livres sortis ce printemps sans faire de bruit. Ayant eu la chance de voir, et ce plus d’une fois, mes propres essais publiés en juin, je suis bien placé pour savoir que, côté critique, ils sont passés à la trappe au moment de leur sortie en librairie (avec néanmoins quelques rattrapages après « rentrée ») – ce qui ne les a pas empêchés de vivre leur vie, rencontrant çà et là quelques esprits pointus ou quelques âmes égarées.

Celle qui continue à s’activer quand l’été s’est installé, c’est la grande faucheuse, dont les derniers actes, parfois révoltants, font sortir le monde de la culture de sa torpeur. Même quand on croit être coupé de tout, les mauvaises nouvelles arrivent avec une déconcertante facilité. Exemple : … alors qu’on roulait depuis des heures, portables éteints, le « système audio » de la voiture ne diffusant que des CD minutieusement choisis, on se décide à allumer la radio, le temps d’un bref fil info. Et inévitablement… À la seconde même où nous reprenions contact avec le « monde » extérieur tombe la nouvelle de la mort de Jane Birkin (14 décembre 1946 / 16 juillet 2023). Ce qui n’aurait pu n’être qu’une information people de plus nous a touché, tant nous avions de souvenirs avec celle que nous n’avions jamais rencontrée de près – ses chansons vivant dans nos têtes (impossible de les chasser – elles font partie de la bande-son de nos rêves), et ses rôles dans les films de Jacques Rivette, de Jean-Luc Godard, ou même de Hong Sangsoo, et bien entendu de Michelangelo Antonioni, n’ayant pas que peu contribués à forger de solides liens. Le plus profond, c’est la peau, tendue comme un écran où s’impriment de belles apparitions (où la voix s’exprime aussi, en contrepoint, donnant le ton, voire le « la »).

Pour Birkin, pas besoin d’en rajouter : la flamme est – et sera – entretenue. Mais pour les autres victimes de la faucheuse, qu’ils nous soient proches – ceux et celles avec qui on a travaillé, et même tissé des liens d’amitié – ou non – simples et tenaces admirations envers des personnalités peu connues, plutôt discrètes… Voici une liste, qui sonne comme une suite de je me souviens (d’aucun(e)s s’offusqueront de ne pas trouver certains noms – et il est vrai qu’il y en eut bien d’autres qui ont passé l’arme à gauche ; d’autres grogneront qu’on devrait arrêter d’égrener sur la toile des suite de noms et de dates, manifestant ainsi leur angoisse de s’y trouver un jour, si quelqu’un se dévoue pour annoncer la mauvaise nouvelle) : quelques artistes, peintres, graveurs, assembleurs : Jean-Pierre Marchadour (25 mai 1940 / 19 juillet 2023), Brice Marden (15 octobre 1938 / 9 août 2023), Patrick Saytour (18 septembre 1935 / 15 août 2023) ; un graphiste, Jamie Reid (16 janvier 1947 / 9 août 2023) ; un auteur de bande dessinée, Philippe Petit-Roulet (21 mars 1953 / 3 août 2023) ; deux poètes, Keith Waldrop (11 décembre 1932 / 27 juillet 2023) et Pierre Alferi (10 avril 1963 / 16 août 2023). On ne se fait à aucune mort. On est révolté d’enterrer de plus jeunes que nous. Mais on est tout autant hanté par celles et ceux qui nous ont quittés à un âge qu’on n’atteindra peut-être jamais.

J’aimerais simplement ajouter quelques lignes au sujet de l’artiste, plasticien, que j’ai nommé en premier : Jean-Pierre Marchadour. D’abord parce que, même pour l’immense majorité des amateurs de dessin et de gravure, il demeure un quasi-inconnu, malgré la rigueur incomparable de son travail, plusieurs fois montré à la Galerie Weiller, 5 rue Gît-le-Cœur à Paris (avec, à chaque fois, un petit catalogue offert). C’était un être assez secret, ne divulguant qu’avec réticence ses frappes (car il en était rapidement venu à ne plus travailler qu’à la machine à écrire, sans pour autant produire de texte – j’en reparlerai dans peu de temps, montrant quelques images, au moment où s’ouvrira à Paris une exposition éphémère de ses travaux – en principe courant octobre). Il est aussi, d’entre les professeurs d’arts plastiques, un des plus marquants de l’après-68 (à UP6, dans l’enceinte de l’École des Beaux-arts de Paris, puis à L’École nationale supérieure d’architecture de Paris-la-Villette, ainsi qu’à Paris I – St Charles). Aussi faudra-t-il veiller à entretenir son héritage, donc mettre à disposition. Pour ouvrir la série à venir, une seule image : travail à la pointe sèche sur carte postale, datant de 1976, et réalisé dans le cadre des activités du Collectif Change initié par Jean-Pierre Faye (à suivre).

Jean-Pierre Marchadour, pointe sèche sur carte postale, 1976

Quelque chose donc de marginal dans son œuvre, mais, me semble-t-il, particulièrement réussie : travail de haute précision, qui ne la ramène pas (virtuosité secrète, seule qui vaille). Il y en eut bien d’autres, de cartes postales retravaillées, notamment par recouvrement… Il faudra tenter de rassembler tout ça un jour, des plus anciennes (car cette affaire démarre bien avant) aux plus récentes qui, pour la plupart, auraient pu s’intégrer à ce qui s’échangeait il y a presque 50 ans entre écrivains, musiciens et plasticiens. C’est un peu un rêve où l’on imagine que les toutes premières pourraient être perçues comme des plagiats par anticipation des toutes dernières, dont cette carte postale publicitaire fournie par l’Hôtel Primavera à ses clients et visiteurs sur laquelle Jochen Gerner s’est exercé à divers exercices de recouvrement.

Jochen Gerner, “Rotorelief”, 2023

Hôtel Primavera est le nom, en hommage à Marcel Duchamp (qui a brièvement résidé à Sanary-sur-Mer en 1941), d’une exposition de Jochen Gerner à la Maison des Arts de Bages qui s’est ouverte le 24 juin dernier et qui va fermer ses portes le 10 septembre.

Catalogue de l’exposition « Jochen Gerner. Hôtel Primavera ». Texte de Thomas Clerc

« Mes recherches laissent une grande part au hasard. C’est ainsi que j’ai acquis, il y a quelques années, une lettre de Marcel Duchamp datée du 4 septembre 1941, où il regrette d’avoir manqué la visite de son ami Jacques-Henry Levesque, l’invitant à revenir à l’adresse où il résidera encore plusieurs mois avant son départ pour les États-Unis, Hôtel Primavera, à Sanary. L’énigme modeste que proposait cette lettre m’a paru propice à une enquête. »

S’il est donc trop tard pour parler de cet accrochage, surtout quand on n’a pu se déplacer, il convient de noter qu’un ouvrage magnifique a été édité à l’occasion par les Éditions Bernard Chauveau associés à la Maison des Arts de Bages. Vendu à un prix dérisoire (15€) et accessible en librairie, ce catalogue bénéficie de textes originaux de Thomas Clerc et de nombre de reproductions d’œuvres de Jochen Gerner (recouvrements sur cartes postales – de l’Hôtel Primavera, mais aussi de Bages – ou sur divers supports imprimés, et : Oiseaux, Pictogrammes, Villas provençales, planches d’un Livre de cuisine et autres dessins sur papier, toujours imprimé). On en reparlera plus longuement quand sortira Chiens, le nouveau livre de l’artiste chez B42 (où Oiseaux avait déjà été publié en 2021).