C’est quand le guetteur se surprend à ne plus rien attendre que tout arrive (air connu). Je viens de retrouver ces lignes de Paul Auster dans Moon Palace, recopiées il y a vingt-cinq ans sur une page de carnet : “Avec le temps, je commençais à remarquer que les bonnes choses n’arrivaient que lorsque j’avais renoncé à les espérer. Si c’était vrai, l’inverse devait l’être aussi : trop espérer les empêcherait de se produire.” Être travaillé par l’attente de l’inattendu, c’est avoir l’esprit plus libéré qu’entravé par le sentiment que, vagabondant sur un champ de ruines, nous pourrons ramasser, si la chance nous sourit, quelques vestiges de tentatives en apparence avortées, mais ouvrant certaines voies que le souci de “réussite” interdit de frayer.
1. Couacs au Mont-Vérité de Jean-Christophe Menu vient de paraître chez Dargaud. C’est un album de 64 pages cartonné en couleurs, reprenant la norme établie chez les grands éditeurs belges de bande dessinée (Dupuis, Lombard, Casterman) au moment où la deuxième guerre mondiale imposait de sévères restrictions de papier (ce nombre sera réduit dans les années 1960 à 48). Que ce 64CC sorte chez l’éditeur historique des albums du journal Pilote, rien de plus cohérent, même si l’aspect physique de cet album évoque plutôt Dupuis (donc les bandes dessinées du journal Spirou) : comme une hybridation des deux journaux, le premier dans sa version post-68 (avec la participation notamment de ces grands inventeurs de Mondes que sont Fred, Forest, Mandryka, F’Murrr, etc.) ; le second plutôt dans les années 50 et 60, où l’on sentait frémir une certaine modernité, perturbant l’ordre établi, sans pour autant le renverser ; le tout évitant de véhiculer le vain “c’était mieux avant”, sachant qui est toujours préférable de jouer la carte de la mélancolie plutôt que celle de la nostalgie. Avec Jean-Christophe Menu, on a affaire à quelqu’un qui s’est construit via une lecture ininterrompue de bandes dessinées ; mais sans pour autant négliger d’entretenir une réelle curiosité pour d’autres domaines de création ; et de se frotter à la nécessité de penser sa pratique.
Un Grand entretien avec son auteur étant en cours de réalisation au moment où j’écris ces lignes, je préfère renvoyer à cette suite d’échanges, plutôt que de commenter superficiellement ce qui s’avère déjà comme étant un des opus majeurs d’un auteur dont rien n’est à négliger. Proposons plutôt une sorte de teaser en forme de devinette. Qu’est ce qui caractérise l’invention d’un “Monde personnel d’auteur(e)” en bande dessinée ? Probablement le fait qu’il nous serait impossible de déterminer rétrospectivement l’idée – le pitch – d’origine à partir de laquelle – ou duquel – tout se serait développé. Les séries conventionnelles, même si elles peuvent s’enrichir d’épisode en épisode avec l’apport de nouveaux personnages, de nouvelles situations, s’appliquent à préserver en l’état ce que leurs fidèles ont immédiatement mémorisé : ce même, bien rangé, dont ils réclament le retour. Tandis qu’un “Monde personnel d’auteur(e)” en bande dessinée (ou sous tout autre forme) semble avoir toujours été là, en attente que son rêveur entreprenne de le transcrire sur le papier. C’est précisément le cas du Monde du Mont-Vérité, comme auparavant cela avait été le cas avec Le Génie des Alpages ou le Monde du “A” (Philémon), ou encore ce Bout du monde où le Concombre Masqué mène sa Vie secrète ; sans oublier celui de Coconino qui, bien que déclinant ses variations dans le cadre de la presse quotidienne, semble lui-aussi en prise directe avec l’inconscient de son auteur, George Herriman – ce qui ne cesse de revenir dans les strips de Krazy Kat étant davantage matière de rêve que manière de fidéliser les lecteurs. Couacs au Mont-Vérité n’est pas le nième épisode d’une série. Ce n’est pas davantage le retour du premier (Craques au Mont-Vérité) ; même s’il y a des liens très forts entre les deux, ce Monde se métamorphose sans cesse, de manière imprévue, ou disons assez peu volontariste, plutôt que de décliner rationnellement ses possibles. D’un épisode à l’autre, aucun numéro n’est attribué ; de plus le format, la pagination et le mode de fabrication changent. Le temps qui s’écoule entre deux épisodes, plutôt irrégulier, ne facilite pas la mémorisation, sinon celle, par résonance, de la sensation de s’être frotté par la lecture à une altérité remarquable – une projection étonnamment précise, même si grandement improvisée, d’une intériorité. Un “Monde personnel d’auteur(e)” en bande dessinée – celui du Mont-Vérité en est une des plus belles incarnations – ne peut être que le fruit d’une pratique qui ne hiérarchise pas les tâches, où l’invention graphique n’est jamais assujettie au langage parlé – bien au contraire : où l’invention verbale, non porteuse de message, mais cristallisant une foultitude d’idées encore non figées, semble jaillir directement du dessin, traits et lettres accordés au même diapason – celui de la très concrète jouissance à faire. “Le Mont-Vérité est pour moi un univers parallèle, qui existe même quand je ne le dessine pas, mais qui se révèle quand je le dessine (Jean-Christophe Menu – à suivre… dans notre Grand entretien)”

2. Littoral est le premier livre d’Antony Huchette publié par L’Association. C’est un auteur dont je ne connaissais qu’assez peu le travail avant de me plonger avec délice dans cet ouvrage qui, à sa manière, invente lui aussi un Monde singulier qui, tel celui du Mont-Vérité, tient à part égale de la fiction et de l’autobiographie, mais sans jamais passer par la case “autofiction”. Le parcourant, on a le sentiment d’avoir entre les mains un carnet de notes dépliant une suite de sensations incitant ses lecteurs à le traverser de multiples manières, respectant (ou non) l’ordre des pages – puisqu’elles sont numérotées de 1 à 98 –, chacune étant composée d’une seule image, le plus souvent “sous-titrée”, avec parfois des dialogues ou des paroles de chansons dans des “bulles” ; bref : jouant avec les codes traditionnels de la bande dessinée, mais sans jamais s’en encombrer. Entre abstraction et figuration, entre désir de montrer avec précision et désir de suggérer, une histoire se dessine, nous entraînant d’un lieu à l’autre, à savoir deux des principales villégiatures de l’auteur : New-York (Brooklyn) où Antony Huchette s’est installé pendant cinq ans après avoir fait des études d’animation aux Arts-Décoratifs de Paris ; et Roubaix où il a grandi. C’est aussi une histoire de liens familiaux – donc d’amour, de rupture et de descendance – qui commence ainsi : “Un oiseau s’introduit par la fenêtre de la chambre d’une souris et lui remet une cassette VHS.”

Alors soudain “le décor est rapidement installé : magnétoscope, café éthiopien, bûche magique et théâtre utopique.” “Un doux grésillement… La communication est perdue.” Bien entendu, ce mot – communication – est à double sens : l’image VHS se brouille, et les rapports du personnage principal avec la mère de son fils deviennent impossibles, sinon dans le monde virtuel par échange d’e-mails. Un des plaisirs de lecture que nous apporte cette suite d’instantanés vient de la possibilité de saisie de certains détails généreusement offerte. Chacun le fera à sa manière, selon sa culture, ou ses obsessions. Par exemple (image infra), on découvre sur une table un livre pour moi plus que familier : Lunch Poems (1964) de Frank O’Hara dont Olivier Brossard et Ron Padgett ont publié (joca seria, 2010) une belle traduction française sous le titre Poèmes déjeuner. Du coup, jouant le jeu des constellations, je sors ce livre de la bibliothèque, y trouvant rapidement matière à collage plus ou moins bien accordé à Littoral : “Non mais attends / peut-être ne vais-je pas réussir à dormir / et ce sera une très belle nuit blanche / ou alors je m’écroulerai / complètement à bout de nerf et serai calme / comme un tapis et une boîte de pilules / ou bien soudain je serai au large de Montauk / nageant et aimant ça et me moquant bien de savoir où (Cinq poèmes I, 1960)”

Cependant, le regard s’attarde sur à peu près tout : les feuilles tombées au sol (ce qui fait retour de toute éternité), ou certains signes marquant l’obsolescence technologique (le passé proche) ; ce qui traduit le “réel”, comme une photographie mentale d’une épiphanie que la main transpose avec les moyens du dessin ; et ce qui traduit les sensations, se défiant de toute représentation réaliste, même décalée. Il y a un art du montage à l’œuvre dans Littoral. Et, très curieusement, une grande douceur, certes mâtinée d’anxiété, due à l’irruption du souvenir dans le temps suspendu. Ce qui fait que ce petit livre résonnera longtemps en nous, comme fraternel. Même si nos vies ne se croiseront peut-être jamais ; même si nos souvenirs seront différents ; même si nos familles ne se recomposeront pas de la même façon ; ce que nous garderons toujours en commun, c’est ce qui (se) passe entre les scènes, entre les images, nous permettant ainsi de converser à distance, dans un partage d’expériences et d’affinités.

À noter que L’Association, après avoir publié (en février) une suite de strips d’une grande finesse (I am the eggman de José Parrondo) et avant de sortir (en mai) un essai autobiographique très réussi de Vincent Vanoli (La Grimace), renoue ce printemps, après cinq ans de mise en veille, avec la collection “patte de mouche”, qui approche aujourd’hui les 90 titres (dont deux Mont-Vérité-Chrono-Poche de J.-C. Menu). Entre le 16 avril et le 11 juin, huit nouvelles patte(s) de mouche vont donc être placées en librairie, la moitié d’entre elles s’articulant autour de Richard, personnage récurrent des Aventures de Lapinot de Lewis Trondheim (qui avait inauguré cette collection en 1995 avec Imbroglio).
Joyau d’une première salve de trois, Kyoto Manga de Nicolas Malher (n°84 de la collection) est aussi dense qu’inventif. L’auteur autrichien – dont L’Association a déjà publié une vingtaine d’adaptations de ses très nombreux ouvrages – nous conte son premier séjour au Japon en 2015 à l’invitation du musée du Manga de Kyoto avec le projet d’y exposer son travail. Ayant emporté avec lui six dessins, le commissaire de l’exposition, Ooya-San, exprime sa satisfaction : “Parfait, c’est suffisant ! Notre public ne s’intéresse pas particulièrement aux originaux” (et Mahler, tout intérieurement : “Formidable ! Rafraichissant !”). Le musée est en fait “une énorme bibliothèque. Ici c’est clair : les BD, on les lit, on n’admire pas les originaux”. Mais n’empêche : chaque page, chaque case, chaque trait de cette patte de mouche, vaut la peine d’être regardé(e) de près (je pense qu’il est, parmi les innombrables auteurs de bande dessinée, un des rares dont la vision concrète des originaux ne peut que stimuler le désir d’en acquérir). À la toute fin de Kyoto Manga, Mahler nous dévoile son vif intérêt pour les dessins et calligraphies du maître zen Sengai (1750-1837) qui, selon lui, “maîtrise à la perfection l’art de relier image et écriture” ; avant d’ajouter : “Pour lui, l’idée et la pictographie comptent davantage qu’une réalisation aboutie. Exactement comme moi !” Un homme d’affaire Japonais, rencontré dans la salle d’attente de l’aéroport d’Osaka, remarque que Mahler est plongé dans un livre d’images de Sengai. Il lui propose de traduire les idéogrammes qui y sont calligraphiés (notamment ceux de la “grenouille qui médite”). Il feuillette en tous sens le livre, avant de lâcher : “C’est impossible à traduire. C’est du grand n’importe quoi.” Et Mahler d’ajouter : “Alors ça me plaît ENCORE PLUS !”

3. Un beau voyage de Delphine Panique, chez Misma, est un fort volume (mais de relativement petit format), imprimé à l’italienne, en bichromie. De cette autrice, on se souvient notamment d’une libre adaptation d’Orlando de Virginia Woolf. Ce nouvel opus raconte une curieuse entreprise : un voyage immobile, ce qui est, sinon une première en bande dessinée (professant une certaine ignorance, je ne saurais l’affirmer), disons d’une singularité remarquable : on n’a jamais lu ça et, même si ce voyage court sur plus de 300 pages, on en redemande. Si ce livre était sorti il y a six ans (ou davantage), nous l’aurions fait figurer, Jochen Gerner et moi, en bonne place dans notre “hantologie” du minimalisme (où l’on trouve Sengai et José Parrondo évoqués précédemment – le travail de ce dernier n’étant pas sans affinités avec celui de Delphine Panique).
Comment aborder cette balade statique dans une mer immuablement calme et cependant fort agitée ? Une tentative de résumé n’aurait aucun sens, car, d’une page à l’autre, le récit se déplie comme musicalement, avec des mouvements lents, d’autres plus rapides, des pauses, des silences, parfois accentués par un point d’orgue. Peut-on résumer un “poème symphonique” ? Même si Un beau voyage ne s’encombre pas des anecdotes qui plombent ce genre périmé et fait plutôt songer à de la musique de chambre (et peut-être en premier lieu au théâtre Beckettien – ce qui revient au même), procédant par suite de variations, se gardant d’en faire trop, histoire de nous tenir en haleine, dans une attente de non-résolution, à la fois ironique et apaisante : interrogative et sans réponse. Mais parler d’un tel ouvrage en termes de musique, c’est au fond insister sur cet art du temps que peut être aussi la bande dessinée, notamment sa part narrative, quand bien même progresserait-elle en faisant du surplace (l’immobilité demandant du temps pour s’installer). Et ne parlons pas du trait, plutôt fin, ne cherchant pas plus que ça à remplir les cases ; ou de la calligraphie des mots, d’une écriture un peu enfantine, en caractères attachés, qui colle parfaitement au dessin. Dans les cases (six par planche, le plus souvent), deux personnages visibles de manière quasi-permanente : le Capitaine et Beber, un mousse, dessinés tels des pictogrammes, l’un composé de courbes, l’autres de droites – fragments de cercles d’un côté, et de triangles, de l’autre. Des variations minimales leur permettent une expressivité largement suffisante pour qu’immobilité ne rime pas avec fixité.

Que font ces deux personnages ? Ils s’occupent, discutent, le mousse ne cessant de harceler de questions le Capitaine. Dans la cale, invisibles, d’autres personnages (dont on ne sait pas s’ils sont vivants ou morts, sauf un – et encore –, Jean-Pierre, le cuistot, que le Capitaine appelle Mamadou). Ce voyage immobile est en cinq temps avec, entre chaque, un intermède de deux pages (Le jeune Capitaine et la Sirène) : I. Déclinaisons de toutes sortes d’îles que le navire n’atteindra jamais. II. Baleines. Où le dessin prend ses aises, le gaufrier de six cases cédant souvent à l’image pleine page. III. Autres monstres marins. Du très grand à l’infiniment petit, des cétacés à la composition du plancton. Une crise d’angoisse s’installe, balayée par la tempête, qui s’agite sous les crânes et non dans un verre d’eau. IV. Autres monstres. Autrement dit : les humains, plus morts que vifs. V. Faims. Mot qui sonne comme “fins”. Puis “fin”, au singulier. Ce qui laisse deviner un “sujet” : la prédation ; ou la destinée ; ou encore le compte à rebours jusqu’à zéro, où l’image de fin se trouve être la même que celle du tout début, à ceci près qu’il y est écrit le mot “fin”. Bref : Comment disparaître complètement…

Cependant, s’il nous arrive de pénétrer certaines profondeurs, il ne faudrait pas se leurrer : ce qui caractérise cette bande dessinée, c’est le charme qu’elle dégage ; et son humour, plus souriant qu’hilarant, plus mélancolique que grinçant, assez léger même si parfois un peu sadique, et toujours au bord de l’ironie. On se trouve, non seulement au cœur d’un no man’s land océanique, mais (une fois de plus) directement en prise avec un inconscient aussi libre qu’érudit. Ce beau voyage s’accomplit selon une oscillation entre lâcher prise et conduite accompagnée, entre plaisir purement graphique et désir de relever les esprits plus ou moins naufragés de qui s’y aventure – lectrices et lecteurs étant confrontés à leur propre solitude, à leurs peurs devant l’immensité (“la secrète monstruosité de l’océan”), à leurs faims et à leur finitude.
Après bien des lectures, alors qu’on s’imagine qu’on ne pourra rien en dire, on se surprend à devenir bavard. Il faut donc arrêter là, et passer au livre suivant qui – heureux hasard – semble l’exact opposé du précédent : Les déchets de Michelangelo Setola (né à Bologne en 1980), publié lui aussi chez Misma. De format 30 x 42 cm (et non 17,8 x 15,3 cm), de 32 pages (et non 324), imprimé en noir et blanc (et non en bichromie), agrafé (et non relié), il procède d’une esthétique graphique et narrative fort différente. On rangera donc notre préférence pour le minimalisme au vestiaire, afin de pouvoir s’ouvrir pleinement au charme non moins efficace d’un dessin fouillé, saturé de signes, porteur de détails à la fois précis et vecteurs d’indécision, débordant de renseignements, tout en opérant diverses formes d’effacement : gommages ponctuels, entretenant une forme de diffusion mystérieuse de graphite fine – dure et sèche comme de la pierre, ou diluée comme une encre –, au service d’une histoire sombre et post-apocalyptique (en gros : un groupe d’hommes devant faire des “travaux de maintenance et de réparation industrielle” se trouve sommé d’accomplir cette tâche bien trop rapidement. “Soudain une explosion se produit et le groupe se retrouve prisonnier de cette usine-mouroir, condamné à travailler à côté d’ouvriers défigurés, déformés, par les substances toxiques”).

Le plaisir pris à composer des planches, sinon abstraites, disons éblouissantes d’inquiétude graphique se ressent d’abord en lecteur-corps mis à l’épreuve : pénétrant du regard quelque chose d’à la fois très maîtrisé et incertain, comme échappant en partie à la volonté de l’auteur, inventeur de Monde lui aussi, doublé d’un observateur du “ réel” qu’il s’applique à disséquer sur sa table à dessin. Bref, on se frotte aussi bien au connu, voire à certaines conventions de ce genre de récit où les corps – des humains comme des animaux – se trouvent en état de décomposition avancée dans un paysage de désolation, qu’à l’inconnu, voire l’innommable, qui se matérialise sous nos yeux sous forme plus ou moins ruinée, nous laissant privés de mots pour en partager la force. La seule chose qui compte, c’est ce qui nous retient longuement, alors que nous oublions assez vite les dialogues, non qu’ils ne soient mal formulés, mais parce que c’est surtout le non-dit qui nous touche physiquement : ce silence terrifiant qu’échangent les êtres au bord de rendre le dernier souffle.
“Si débridées que nous jugions nos inventions, elles ne parviennent jamais au niveau des incessantes et imprévisibles vomissures du monde réel. (…) Il peut arriver n’importe quoi. Et, d’une manière ou d’une autre, c’est toujours ça qui arrive – Paul Auster : Léviathan.” Ces lignes (recopiées dans le même carnet que celles déjà données en ouverture) pourraient finalement s’accorder à plusieurs ouvrages de cette constellation. Elles nous aident à glisser d’un univers à l’autre, par exemple de celui, terrifiant, de Michelangelo Setola à l’amusant et carrément foutraque Micro-Zouzou contre les Maxi-Zinzins de Matthias Arégui & Léon Maret (aux Éditions 2024). Se déroulant du côté de l’enfance (retrouvée à volonté – soit du génie selon Baudelaire), cette histoire en trois chapitres a été prépubliée dans le supplément Couac ! de Picsou Magazine à l’initiative de son rédacteur en chef Pascal Pierrey, qui n’en était pas à son premier essai (on se souvient aux alentours de 2002 d’un premier supplément – ou journal pirate, inséré dans le journal officiel – confié à Charlie Schlingo et ses amis. Coin Coin en était le titre et nombre de lecteurs ayant passé l’âge de se gaver d’histoires de canards à la sauce Disney en avait profité pour renouer avec leurs souvenirs d’enfance). Les choses, les idées, les auteur(e)s, les collectifs, circulent de manière parfois étrange dans notre monde trop policé – et heureusement ! De même que ma génération a été tôt marquée par l’intrusion de bandes dessinées subversives dans les journaux de la “bonne presse catholique” (comme Spirou ou Tintin, pour ne citer que les meilleurs d’entre eux), les générations du nouveau millénaire seront plus tard reconnaissantes à Pascal Pierrey d’avoir fait dialoguer l’esprit du créateur de Picsou, le toujours surprenant Carl Barks, avec les dessinateurs, illustrateurs, graveurs, formés aux arts-déco de Strasbourg et agrégés au vivier des Éditions 2024.
Micro-Zouzou contre les Maxi-Zinzins se passe à Couacville où le Club des opulents “refuse d’introniser Dame Mireille” (ce qui la met en rage – de dent bien entendu) “et tient Yvan Marietti par la dette.” Ce dernier, amoureux transi de Dame Mireille, est l’inventeur “génialement barjo” du microcoscope qui permet de s’aventurer à l’intérieur d’un dentier dans le but de mener une enquête. Zouzou est le nom de la nièce de Marietti qui explore au début de l’histoire la 2eme molaire de Mireille et y découvre “une toute petite carie esseulée” qui n’est probablement pas la cause essentielle des douleurs que subit la prétendante enragée au Club des opulents.

On ignore à quel point l’intérieur de nos quenottes peut recéler de dangers. Et pas davantage qu’on y trouve aussi quelques espaces paradisiaques. C’est un peu comme le Centre de la Terre selon Jules Verne : un Monde turbulent, agité, où l’inquiétude cède à l’émerveillement (et réciproquement), nourri de tous les clichés “barksiens” (devrait-on dire plutôt “barksistes” ?), la prépublication dans Picsou Magazine n’étant décidément pas un hasard. Une sorte de portrait extravagant de notre devenir-américain, où les bons et les méchants ont en commun une cupidité décomplexée, où la débrouillardise s’avère le seul moyen de se sortir des pires situations, et où le sens de la famille prime sur toute autre chose. Bien entendu, c’est assez léger, car ce qui compte le plus, c’est de ne pas se prendre (et de ne rien prendre) au sérieux. L’“épatant farfelu” en tant que mode d’écriture est toujours à relancer. Arriver à réconcilier le “mainstream” le plus codé avec le sens du décalage subversif de l’“indé” en trouvant un terrain de jeu commun est pur bonheur… (notons rapidement que dans Couacs au Mont-Vérité, le docteur Colostrum circule en Picsoumobile – tout se tient dans cette constellation d’albums). À noter que les deux auteurs se sont partagé les tâches de manière qu’il nous soit impossible de déterminer qui a fait quoi. Loin du formatage conventionnel qui impose une division du travail entre scénariste et dessinateur, chacun a crayonné, gommé, encré les personnages et les décors (avec parfois le concours de quelques bons amis), participant de concert à l’élaboration des péripéties et des dialogues, de manière non-mécanique, chacun pouvant se trouver tel jour à la place où l’autre se trouvait le jour précédent : entre partie de ping-pong, échange de rôles, manière originale de répondre à une commande.
L’artisanat furieux dans toute sa splendeur pour une histoire inspirée par la peur du dentiste que petits et grands ont en commun. À noter qu’un des deux auteurs, Léon Maret, a publié très récemment aux mêmes Éditions 2024, un livre de grand format, Papa aux enfers, qui ne s’adresse ni aux enfants, ni aux adultes, mais à quiconque – de moins de 7 ans à plus de 77 ans – a le désir de chercher des indications pour se perdre, se retrouvant ainsi dans un labyrinthe infernal (mais sans influence de Tardi !). Ainsi que le notifient clairement ses éditeurs : “un livre pour adultes qui reprend les codes du livre pour enfants”. Ou une sorte d’opérette BD racontant les péripéties d’un Papa devant se rendre aux Enfers pour y retrouver sa cafetière, l’éventuelle bande-son de cette comédie devant être composée dans les têtes des lecteurs qui en éprouveraient le besoin. Ou encore, un parc d’attraction : une fois encore, un terrain de jeu. Dans un temps de couvre-feu où il est interdit de sortir en toute légalité loin de chez soi, il est plus que jamais recommandé de rêver à ces espaces infinis et lointains où tout arrive. Catherine Meurisse a raison d’écrire au sujet de Papa aux enfers : “le journal de confinement qu’on attendait tous.”
4. Maintenant, non plus un livre de bande dessinée, mais un essai – entre autobiographie et “bilan de parcours professionnel” exécuté au moment où son auteur atteint l’âge de la retraite, retrouvant ainsi du temps libre dont il espère bien profiter pour se consacrer à l’écriture, et notamment – nous dit-il – celle “du « grand roman » qui ne [le] quitte pas depuis des décennies.” Parmi les exégètes estampillés “bande dessinée” – ils ne sont pas si nombreux –, Thierry Groensteen est depuis 1980, l’année de publication de son premier livre (une monographie sur Tardi), l’un des plus reconnus. En quarante ans, il aura endossé successivement les “fonctions de critique, essayiste, animateur de revues, directeur de musée, enseignant, commissaire d’expositions, conférencier, éditeur, scénariste occasionnel”. Pratiquement aucun genre ou sous-genre relatifs à la forme bande dessinée de Töpffer à nos jours n’aura échappé à sa vigilance, animée par la volonté de tout circonscrire en encyclopédiste mâtiné d’historien. Et ceci, avec le souci de hiérarchiser une production inflationniste, en commentateur libre d’exprimer ses préférences. On s’attendait donc à le voir un jour ou l’autre se retourner sur son parcours, devenant en quelque sorte son propre exégète. C’est aujourd’hui chose faite, grâce aux éditions P.L.G et à leur collection “Mémoire vive”, riche d’un peu plus d’une trentaine de titres alternant diverses formes d’essais et de témoignages.
Mais ce à quoi on ne s’attendait pas, c’est que cet ouvrage prendrait pour titre Une vie dans les cases – le mouvement de l’écriture, comme celui de la lecture (en bande dessinée ou ailleurs), incitant plutôt à les faire voler en éclats, ces cases : à les libérer de leur caractère d’enfermement de l’idée comme de la sensation, d’emprisonnement de la pensée comme de sa transposition en traits et en mots sur la surface des pages, afin de pouvoir faire surgir le vivant. Bien entendu, l’auteur s’en explique dès les premières lignes d’introduction de son livre : “J’ai passé une grande partie de ma vie à nidifier sans ces petites maisons (pour reprendre les termes de Pierre Sterckx) que sont les cases de bande dessinée. Je m’y trouvais bien, comme chez moi. Elles me procuraient le rêve, l’évasion, le frisson, le rire, elles m’accueillaient en ami, sans faire de chichi. Quoique de petite taille – ne les nomme-t-on pas également vignettes ? –, elles étaient toujours assez grandes pour me faire une place au premier rang.” On pourrait penser qu’ainsi, tout est dit, l’auteur reconnaissant dans la foulée avoir été “un garçon sage, de la famille des bons élèves, des couche-tôt, des citoyens respectueux des lois.” Mais il s’empresse aussitôt de nous confier que “des risques, [il en a] pris beaucoup dans [sa] vie professionnelle, en choisissant toujours d’écouter plutôt [sa] passion que [son] intérêt.” Il a dû donc passer par diverses épreuves : “quitter son pays natal” (Thierry Groensteen est né à Bruxelles en 1957), “divorcer,” devenir “un grand démissionnaire”, afin de “préserver, en toutes circonstances, [sa] liberté d’action et de parole, quitte à en payer le prix fort.” Pour comprendre ce titre La vie dans les cases, il faut bien faire la différence – nous dit-il – entre “cases et cases, conformisme et conformisme.” Il s’agit donc d’un “essai d’ego-histoire”, se frottant parfois à “la vie intime” de son sujet, et tentant surtout de témoigner de quarante années d’activités en plein cœur de la production de bande dessinée, publiée, exposée, commentée, analysée, etc.
Passons rapidement sur l’aspect autobiographique : D’où je viens plutôt que Qui je fus. Groensteen est souvent en conflit, avec ses parents, ses proches, son pays d’origine, les institutions et lui-même. Il cultive une certaine mélancolie, tout en prenant soin de ce qu’il a reçu en héritage, notamment le goût du théâtre, entretenant un côté “comédien rentré”, mais qui ose parfois s’aventurer sur les planches, entre autres pour “faire le clown.” Mais qu’on ne s’imagine pas que cet essai va nous renseigner de manière approfondie sur la vie de son auteur, trahissant quelques secrets jusqu’ici bien gardés. Le non-dit, l’allusif, règnent ; tant pis pour le dévoilement de la vie intime. Alors que, du côté de l’engagement professionnel, les événements sont contés avec précision, et souvent en détail.

D’un chapitre à l’autre, nous naviguons dans un paysage plus ou moins apaisé, selon que se profile ou non quelque combat – les comptes se réglant plutôt entre gentlemen (mais pas toujours). Donc à première vue un parcours on ne peut plus académique, et pourtant singulier. Comme s’il y avait toujours une tension entre ces deux états, non par l’effet d’une oscillation franche et régulière, mais plutôt liée à certains mouvements de danse au bord du précipice dans lequel notre équilibriste est parfois tenté de sombrer. Ça lutte entre une volonté de marquer de son empreinte son domaine de prédilection et la tentation de sombrer avec le navire dont le navigateur a pourtant la maîtrise. Mais si le mode du je bat son plein, c’est surtout ce qui prend distance avec le moi qui donne à ce livre valeur de témoignage – le moi je étant peut-être ce qui propulse et coince simultanément, dans et hors les institutions, ou les entreprises. S’aimer, ne pas s’aimer, se raconter, ne pas se raconter, témoigner d’une voix haute et forte pour l’Histoire tout en mettant en sourdine des pans entiers de sa propre histoire, c’est au fond assez classique. À l’arrivée : un beau parcours, fort d’une trentaine de publications personnelles, sans oublier les collectifs, les catalogues d’exposition, la rédaction en chef de revues mémorables (Les Cahiers de la Bande dessinée dans les années 1980 ; puis 9e art à partir de 1996, passant du papier à la toile en 2010) et l’animation des Éditions de l’An 2.

Le portrait de l’auteur par Emmanuel Guibert en couverture en accentue l’air perpétuellement enfantin (celui d’un capitaine au long cou). L’homme de théâtre aime se parer de divers costumes, afin de se produire sur scène, non en tant que lui-même, mais dans la peau de tel ou tel personnage. Ce livre en est fort empreint, ce qui en fait à la fois un témoignage des plus précieux et une entreprise de diversion. On comprend que, si Thierry Groensteen, sensible à certains travaux non-conventionnels, est empli de curiosité pour ce qui arrive, il reste fondamentalement attaché à ce qui l’a marqué dans l’enfance : ces formes éprouvées, en apparence simples, voire innocentes (même si souterrainement complexes), qu’il prend plaisir à décortiquer à l’aide de diverses caisses à outils, dont certains qu’il s’est lui-même forgés alors qu’il se lançait l’assaut de la forteresse universitaire (comme le dessine son ancien étudiant François Ayroles qui a réalisé quelques illustrations originales pour ce livre) ou qu’il était salarié de diverses institutions qui l’auront parfois laissé KO. Mais il convient de noter qu’il s’en est toujours relevé. Un sacré parcours – qui valait bien un livre pour en conter aussi bien les aspects les plus personnels (même sous forme estompée) que ceux qui sont dorénavant inscrits dans l’Histoire – auquel l’auteur de Système de la bande dessinée et d’Un objet culturel non-identifié n’a pas encore mis un terme, malgré l’excipit de cet ouvrage : “Il aura fait bon vivre dans les cases.”
Jean-Christophe Menu, Couacs au Mont-Vérité, Dargaud, en librairies le 23 avril 2021, 64 p., 16 €
Antony Huchette, Littoral, L’Association, mars 2021, 104 p., 14 €
Nicolas Mahler, Kyoto Manga, L’Association, avril 2021, 24 p., 3 €
Delphine Panique, Un beau voyage, Éditions Misma, avril 2021, 324 p., 19 €
Michelangelo Setola, Les déchets, Éditions Misma, en librairies le 6 mai 2021, 32 p., 17 €
Matthias Arégui & Léon Maret, Micro-Zouzou contre les Maxi-Zinzins, Éditions 2024, mars 2021, 56 p., 15 €
Léon Maret, Papa aux enfers, Éditions 2024, février 2021, 32 pages + une planche d’autocollants, 19 € 50
Thierry Groensteen, Une vie dans les cases, Éditions P.L.G, avril 2021, 236 p., 15 €