Il y a 150 ans : l’aller-retour en enfer d’Arthur Rimbaud

Est-il « loisible à un être humain de posséder la vérité dans une âme et un corps » ? La bibliothèque de la Pléiade des éditions Gallimard, qui propose un volume sous étui spécial à l’occasion du 150ème anniversaire de la publication d’Une saison en enfer, répond positivement, texte sur table, à cette opération rimbaldienne. Exercice de plongée dans l’onde temporelle ouverte par un classique absolu.

Mai 1873. Rimbaud évoque dans une lettre à Ernest Delahaye son travail d’écriture sur de « petites histoires en prose», qualifiées d’« atroces » et destinées à intégrer un « Livre païen ou Livre nègre ». Attention, la confidence s’avère tenir de la tonitruante prémonition, le poète de dix-huit ans est ferme et lucide au possible sur ce qui dans son destin se met à ce moment-là en jeu : « Mon sort dépend de ce livre ». Rimbaud se tient secrètement en pleine ascension dans l’intérieur du géant corps royal de la littérature et quelques lignes plus en avant demande à son ami le Faust de Goethe et des traductions de Shakespeare, à chercher où qu’elles puissent se trouver, lui promettant des timbres pour se les faire envoyer. C’est bien la littérature en soi, ronde et autonome, qui naturellement vibre et vit quand s’écrit Une saison. Même chimie acide inouïe dans le bain du plérôme littéraire que lorsque Joyce lit Homère, que Kafka déchiffre Flaubert. Il y a je crois, en un retrait silencieux, unisson et entente des grands écrivains à l’instant-éclair où prend forme leur œuvre capitale.

10 juillet 1873. Vous avez vu sur grand ou petit écran la scène du très mauvais film : c’est l’altercation avec Verlaine à Bruxelles. Ce dernier a acheté un revolver le matin même, il l’utilise et blesse Rimbaud au poignet. L’un est hospitalisé, l’autre écroué dans la foulée. La postérité estime souvent qu’Une saison en enfer est l’aboutissement de la tragique affaire armée entre ces deux hommes. Rimbaud lui-même indique à la fin de son texte final les dates « avril-août, 1873». Mais Jean-Jacques Lefrère (1954-2015), le génialement minutieux biographe de Rimbaud, explique dans son ouvrage référence paru en 2001 chez Fayard que les différents lieux de l’écriture montrent que celle-ci était en déhiscence depuis longtemps et ne pouvait de toute façon qu’éclore : « la Saison a été conçue dans des endroits variés, et dans trois pays différents : à Roche du 11 avril au 23 mai, à Londres jusqu’au 3 juillet, à Bruxelles jusqu’au retour en France, enfin à Roche en août. »

Ainsi, Rimbaud n’écrit pas Une saison en enfer pour ou contre Verlaine mais parce qu’il doit nécessairement le faire. La romance a bien son piquant et a alimenté le Spectacle de l’époque (les ragots, la mauvaise réputation) comme elle irrigue celui d’aujourd’hui (on a même tenté ici et là il y a quelques années de faire entrer le jeune homme au Panthéon en icône gay) mais elle n’épuise pas ce qui se dit dans ces 36 pages de prose et de vers.

Coincé avec sa famille à Roche pour la fin de la rédaction, Rimbaud y est exempté de toute tâche agricole ou manuelle, autant parce qu’il ne supporte pas cela qu’à cause de la blessure au poignet qui l’en empêche mais au final, aussi factivement que paradoxalement, cet handicap ouvre l’espace de l’écriture. Berrichon, beau-frère en charge avec la sœur Isabelle Rimbaud de l’immédiate postérité, en rajoute romantiquement à propos des conditions de l’écriture, comme si seule une emphase fébrile pouvait approcher de l’événement en cours : […] dans la salle à manger, à la table de famille, il est de plus en plus triste, muet. Mais, aux heures de travail, à travers le plancher, on perçoit les sanglots qui réitèrent, convulsifs, coupés, tour à tour, de gémissements, de ricanements, de cris de colère, de malédictions.

Description familiale bien faible pour ce passage douloureux à travers l’enfer le plus précisément décrit depuis Dante. L’affaire qui occupe Arthur Rimbaud est bien plus grave qu’une colère qui sanglote.

Je ne suis plus au monde. – La théologie est sérieuse, l’enfer est certainement en bas — et le ciel en haut. — Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes.

Il est en tête à tête avec la vérité et ne cesse de le répéter, quitte à flirter avec la folie. Il oscille entre ces deux soifs.

Et dire que je tiens la vérité, que je vois la justice : j’ai un jugement sain et arrêté, je suis prêt pour la perfection…

Orgueil. – La peau de ma tête se dessèche. Pitié ! Seigneur, j’ai peur. J’ai soif, si soif. Ah ! l’enfance, l’herbe, la pluie, le lac sur les pierres, le clair de lune quand le clocher sonnait douze… le diable est au clocher, à cette heure. Marie ! Sainte-Vierge !… — Horreur de ma bêtise.

Retournons vers les dates, aidés en cela par Lefrère : fin août ou début septembre 1873, Rimbaud apporte son manuscrit chez Jacques Poot, éditeur à Bruxelles. Il édite à compte d’auteur, ayant probablement obtenu l’argent de la part d’Elisa Verlaine en « remerciement » du retrait de la plainte contre son fils. Drôle de ménage, drôle de manège !

Le livre existe alors mais comment le lire ? Sa mère Vitalie ne capte pas la vibration tellurique que son fils vient d’initier, elle lui demande en effet par quel bout prendre son texte, ce à quoi il lui aurait répondu le plus simplement du monde : « Ça se lit littéralement et dans tous les sens ! » Effectivement, la prose de Rimbaud est radicale et sa praticité surprenante, par exemple : Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Ou bien : La vie est la farce à mener par tous. Littéralement et dans tous les sens, pas de système métaphorique élaboré, du pur jus de tête, de l’aphorisme enchanté : il y a incompatibilité radicale entre Rimbaud et le monde, donc personne ne le lit. Rideau résolu. Il n’y aura aucune recension de l’œuvre, aucun article dans la presse ou les revues littéraires : walou. La plupart des exemplaires sont laissés à l’éditeur qui les range dans son grenier où ils ne seront découverts qu’en 1901 ; Rimbaud en récupère quelques-uns fin octobre 1873 dont un destiné à Verlaine prisonnier et portant la dédicace furieusement hautaine : « à P. Verlaine, A. Rimbaud », on songe d’ailleurs à la figure de celui-ci quand il découvrit la phrase Ainsi, j’ai aimé un porc.

Ensuite ? Rimbaud n’est plus qu’illumination, puis décision pour finalement quitter tout : poésie, famille, continent. Mais reste sa furieuse Saison comme une traversée ; tout fait même signe vers une supplique qui, dans l’étirement du temps, atteint la hauteur du sacré.

Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer — les premiers ! — Noël sur la terre !

On signe cette prière à deux mains, non ? Et il n’y aurait aucune raison (strictement aucune) de ne pas donner une libre suite à la vision sidérante de Rimbaud dans sa trouée au cœur des phénomènes.

 Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

Croisades, voyages, révolutions, déplacements, enchantements, dévoilés sur le chemin du retour de l’enfer, à continuer dans tous les sens.

Septembre 2023. En ouvrant le Dictionnaire Heidegger (CERF, 2013) à l’entrée Rimbaud signée Dominique Saatdjian, je découvre l’existence d’un texte du philosophe daté de 1972, intitulé Rimbaud vivant et à ma connaissance non traduit en France. Je lis que l’allemand conservait dans le minuscule bureau de son petit chalet de Todtnauberg un volume de la Pléiade de Rimbaud (aux côtés de Baudelaire, Mallarmé et Pascal, est-il précisé). Je poursuis en me souvenant que l’ami de Heidegger, René Char, estimait que Rimbaud était « le premier poète d’une civilisation non encore apparue ». Que les deux ont parlé des Lettres du voyant de 1871, de ce qu’est une vie, du fait d’être vivant différemment « si les poètes et les penseurs restent ouverts à la nécessité de se faire voyants pour l’inconnu ». Puis Heidegger évoque le rhythmos grec, comme du rapport qui tient l’homme à ce qu’il a de plus essentiel : « Le dire du poète qui vient bâtira-t-il en prenant appui sur ce rapport et préparera-t-il ainsi pour l’homme le nouveau séjour sur la terre ? »

 

Rimbaud, Œuvres complètes – Étui anniversaire. Édition établie par André Guyaux, avec la collaboration d’Aurélia Cervoni. Bibliothèque de la Pléiade, volume sous étui illustré à l’occasion du 150e anniversaire d’Une saison en enfer. Gallimard, 28 septembre 2023. 1168 pages. 64,50€.

À noter également la sortie le 5 octobre de l’édition anniversaire d’Une saison en enfer dans la collection Poésie de Gallimard avec une préface de Yannick Haenel et une postface de Grégoire Beurier.