Laurent de Sutter : « Qui n’est pas critique ne pense pas : cette maxime est encore la nôtre » (Superfaible)

Avec Superfaible : penser au XXIe siècle, Laurent de Sutter signe un important essai sur notre temps. Paru chez Flammarion, sous la bannière « Climats », cet essai est une somme vigoureuse, profonde et neuve sur la manière dont chacun est saisi par la critique.

Synthétisée par Kant il y a plus de 200 ans, cette fameuse critique semble être bien plutôt un théâtre d’affrontements tragiques qui aliène chacun plutôt qu’il n’autorise à une quelconque émancipation. Retraçant avec force la généalogie de la critique, De Sutter propose de troquer la superforce critique contre un éloge de la faiblesse qu’ouvre l’ère post-critique qu’il appelle de ses vœux. A l’heure où Gianni Vattimo, inventeur de la « pensée faible » dont cet essai se réclame explicitement, vient de nous quitter, Diacritik ne pouvait manquer d’aller interroger Laurent de Sutter, son digne successeur, le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre puissante somme, Superfaible : penser aux XXIe siècle. Comment vous est venue l’idée de mesurer la place hypertrophiée qu’occupe la critique, « l’équipement de la superforce » comme vous la qualifiez d’emblée, dans nos sociétés ? Si vous ouvrez votre réflexion sur de très belles pages sur le moine Nikkan dans La Pierre et le sabre d’Eiji Yoshikawa, il apparaît que l’origine de votre réflexion procède d’un projet dont vous aviez eu l’idée en 2004, au contact de Bruno Latour, auteur de l’article décisif, « Why Has Critic run out of Steam ? ». Pourriez-vous nous en dire davantage ? Par ailleurs, Superfaible s’inscrit dans le mouvement de l’ouvrage collectif, Postcritique, que vous aviez dirigé en 2019 et qui réunissait notamment Marion Zilio, Pacôme Thiellement ou encore Emanuele Coccia. Pourquoi avez-vous décidé de poursuivre plus avant cette exploration du rôle de la critique dans nos vies ?

Au début des années 2000, j’ai eu la chance de travailler avec Bruno Latour et Isabelle Stengers dans le cadre d’un projet universitaire au sein duquel j’ai rédigé ma thèse. A l’époque, Bruno, qui nous a hélas quitté l’an passé, était très préoccupé par ce qu’il considérait être une sorte de dérive de la pensée critique. L’article auquel vous faites référence fait partie des quelques tentatives d’explication avec la critique qu’il a livrées – explication tournant autour d’une intuition simple mais dévastatrice : la critique a toujours raison. J’ai longtemps eu envie que Bruno s’exprime davantage sur le sujet, voire qu’il en fasse un livre – mais il a toujours refusé, prétextant que d’autres sujets le requéraient, entre autres celui, devenu de plus en plus urgent pour lui, de Gaïa. Depuis, cet article n’a pas cessé de me travailler. Ce qui m’a décidé à tenter moi aussi de me mesurer à ce qui semble pourtant le monument le plus intouchable de la pensée moderne est le fait que la manière critique de se donner raison a aujourd’hui atteint un niveau de létalité presque total. Se donner les moyens intellectuels d’avoir toujours raison semble être devenu le premier réflexe de tout individu, quel qu’en soit le bord. Des réactionnaires les plus recuits aux révolutionnaires les plus radicaux, ce sont les mêmes moyens intellectuels qui sont utilisés, dans le même but de triompher, par la raison, des raisons de l’autre. Bien entendu, une telle entreprise, malgré la force qu’elle se confère, et qui est irrésistible – il n’est pas une personne, une action, un être, une œuvre qui ne puisse résister au jugement critique –, ne peut qu’aboutir à un pat complet à partir du moment où sa démocratisation est achevée.

Quand tout le monde a raison sur tout le monde tout le temps, la pensée ne peut plus avancer sur rien. Je ne suis pas le seul, bien entendu, à faire ce constat – ni le seul à tenter de trouver une manière un peu différente de se débrouiller avec l’héritage de la pensée critique. Postcritique, que vous mentionnez, rassemblait déjà les propositions faites par un certain nombre d’amis – dont vous étiez, Johan – afin de rouvrir ce que la critique a fermé. Mais j’ai jugé que je n’avais pas tout dit, ou en tout cas pas le plus important, dans ma contribution à ce volume. D’où Superfaible, qui rassemble une partie de mes obsessions des deux dernières décennies autour de la possibilité de refermer l’âge de la critique et d’en ouvrir un autre, qui renouerait avec la capacité exploratoire de la pensée.

Pour en venir au cœur de votre réflexion, Superfaible se propose comme l’examen de la saturation de la critique dans nos existences. D’emblée, vous posez ainsi que la critique, loin d’être une force positive et émancipatrice, s’affirme comme une surpuissance d’affirmation qui, depuis Kant qui en a cristallisé la notion, offre à chaque sujet une indéniable supériorité. En ce sens, contre toute attente, par son exercice forcené de la raison à tout prix, vous faites avec justesse de la critique à toute force une formule d’aliénation à tout esprit libre : « Personne ne peut avoir raison contre la raison ». Peut-on ainsi dire que la critique occupe une place centrale mais jamais réellement interrogée dans le logocentrisme qui détermine toute la pensée européenne et occidentale depuis le 18e siècle ? Pourquoi la critique n’a-t-elle ainsi jamais été inquiétée durablement dans le rôle premier qu’elle s’est elle-même accordée ? Est-ce que cette impossibilité à la dénoncer fait partie du piège dont vous parlez de la raison même, à savoir empêcher, par aporie, toute critique à la critique ?

En effet, il est assez étonnant que, malgré son omniprésence, le statut de la critique dans la modernité n’ait pour ainsi dire jamais été interrogé – sauf, peut-être, par Reinhart Koselleck, dans ce livre singulier et sans descendance véritable, Le règne de la critique. Avant Kant, pourtant, la critique faisait l’objet de débats houleux, qui agitaient les théologiens autant que les écrivains, les philosophes que les observateurs du monde de l’art. A l’époque, la puissance que la critique plaçait entre les mains de ceux qui décidaient d’y recourir était à la fois perçue comme une opportunité – d’en finir avec un certain nombre d’autorités reçues, qu’elles soient politiques, scientifiques ou religieuses – et comme une menace – dès lors que la remise en cause des autorités conférait de fait une autorité supérieure à ceux qui l’opéraient). On craignait, en particulier, que la critique ne fît taire : dans le vocabulaire du 17ème et du 18ème siècle, le mot « critique » possédait aussi le sens de « censure ». Ce que Kant a réalisé, avec la publication de la Critique de la raison pure, c’est la synthèse de deux siècles de débats sur la critique en une forme si massive, si gigantesque, si totale, que, soudain, tout le monde s’est aligné : refuser la critique devenait équivalent à refuser en même temps la modernité et la possibilité de penser – puisque, pour Kant, pensée et critique étaient une seule et même chose. Le tour de force de la critique, donc, a été d’opérer un nettoyage par le vide dans le champ du pensable, en s’appuyant sur les nombreuses réussites effectives qu’elle a permis, que ce soit dans le domaine de la tolérance religieuse, de la démocratie, du droit, etc. Qui n’est pas critique ne pense pas : cette maxime est encore la nôtre.

Or, comme vous le rappelez, cette maxime constitue avant tout le fondement d’une défense de la superpuissance ou de la superforce dans le domaine de la pensée – une force qui fait de chacune et chacun d’entre nous une sorte de super-héros à qui rien ne résiste. Chaque développement nouveau dans l’histoire postkantienne de la critique – qu’on pense à la place de la critique chez Marx, dans l’École de Francfort ou chez Michel Foucault, par exemple – n’a fait qu’opérer un redoublement de son blindage : assurer encore un peu plus sa puissance, en la bouclant toujours davantage sur elle-même. Car c’est là que se situe le tour de force colossal de Kant : d’avoir permis que la pensée ne trouve de sens que dans son propre mouvement – en l’occurrence, celui de la forme juridique du jugement, en tant que véhicule d’une raison ne cessant jamais de s’interroger sur les lois qui la règlent. Qui aurait pu résister à la séduction d’une telle arme ? Personne. Ce qui est littéralement le cas aujourd’hui : quoi que certains puissent dire sur la fin de l’esprit critique et autres fadaises, la critique est devenue le réflexe de base de tout le monde.

Qui dit imposture de la critique dit ainsi surtout, comme vous le suggérez tout de suite, posture, c’est-à-dire violence sociale qui opprime chaque individu, sature tout de sa superforce qui clame sa supériorité ultime. De fait, selon vous, la force de la critique s’effrite largement en raison de cinq faiblesses absolues : esthétique, politique, juridique, textuelle et épistémique et dont Superfaible, avec une rare pertinence, retrace la généalogie sous la forme d’une passionnante enquête. Deux de ces faiblesses paraissent pouvoir donner la mesure de la violence sociale dont la critique s’affirme coupable selon vous : la faiblesse du goût, tout d’abord. En soulignant là encore le rôle clef de Kant, vous montrez de manière très convaincante combien, par la promotion de l’esthétique, l’autorité des règles a cédé la place à l’autorité du jugement comme épreuve du goût. Si bien que, dites-vous, « Qui juge mal n’est pas ». En quoi une telle posture aboutit-elle à une non-existence sociale ? Est-ce que finalement la critique, notamment quand elle juge mal, transforme l’existence en épreuve, en déréliction sociale : est-ce ainsi que l’exercice du goût pourrait également s’entendre ?

Pour comprendre comment fonctionne la critique, et en quoi, en effet, elle constitue désormais un des obstacles majeurs à toute possibilité de transformation sociale véritable, il faut commencer par en redéplier les attendus. Elle ne vient pas de nulle part. En elle se synthétisent des décennies, et même des siècles, de préoccupations dans toute une série de domaines, qu’ils concernent la cosmologie – l’idée que le monde ait un ordre –, le droit – l’idée que cet ordre requiert des lois –, le savoir – que la connaissance du monde soit connaissance desdites lois –, etc. Ce que la modernité a ajouté à tout cela est un trait de nature esthétique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’invention même de l’esthétique par Baumgarten, un des grands inspirateurs de Kant, s’est faite depuis le lieu de la critique. Pour Baumgarten – et Kant partageait cette conviction –, l’esthétique devait être considérée comme la forme la plus importante de connaissance, car si elle ouvrait – servait de « propédeutique » – à la connaissance abstraite, cette ouverture était aussi la seule chose qu’on pouvait prétendre connaître jusqu’au bout. L’esthétique, parce qu’elle était la discipline par laquelle un homme de goût témoignait de la qualité de son jugement à l’égard des objets sensibles – donc des œuvres d’art –, était aussi la discipline qui disait la capacité à reconnaître les lois du monde, donc le monde lui-même.

Au contraire de ce qu’on imagine trop souvent, le jugement de goût n’est pas une sorte de petit caprice individuel sans importance : il est la manifestation d’un pouvoir de dire qui repose sur l’assomption d’un certain type de pouvoir de connaître. Kant reprendra cette idée en faisant du jugement – dont la forme achevée reste, pour lui aussi, le jugement de goût – le mode opératoire même de la raison – de toute raison. Il faut donc remettre la catégorie de goût au cœur de l’histoire moderne de la critique, sous peine de n’y rien comprendre – de ne rien comprendre à l’« attitude » critique qu’il est désormais attendu de chacun de manifester, sachant que cette manifestation prend toujours la forme d’une domination sur ce qui est jugé. Pour les modernes, si critiquer c’est penser, alors penser c’est juger. Et dès lors que toute chose peut faire l’objet d’un jugement, sur le mode de l’esthétique, c’est aussi se donner la capacité d’être au-dessus des choses – en ce compris les autres individus. Ce qui ne pouvait qu’aboutir à la compétition brutale des avoir-raison à laquelle on assite aujourd’hui.

La faiblesse de la critique est également de pousser les uns et les autres à user de cette critique comme d’un outil de discrimination. Car, décidément, par son exercice forcené de la raison, cette épreuve sociale de la critique se mue aussi, par une démultiplication de distinctions, en une suite de discriminations. La critique trie et classe dans la mesure où, comme vous le dites : « Dès lors que critiquer signifie distinguer, discriminer ou séparer, il faut accepter que la critique soit aussi une manière de fonder, donc de policer – sous peine de sombrer à nouveau dans le chaos, c’est-à-dire dans l’indistinct, le sans-fond, le sans-raison. » A ce titre, diriez-vous qu’il existe, d’une certaine manière, une attitude discriminante de la critique incompatible avec tout projet d’émancipation : une manière de violence pénale qui vient s’ajouter à la violence sociale ?

C’est très clair, oui. « Critique », à la base, signifie cela : distinguer, séparer, discriminer, faire la part des choses. Le contraire de la critique, de ce point de vue, est le chaos : l’indistinct ou l’indiscriminé. Le motto de la critique est donc : tu dois discriminer. S’il n’y a pas de discrimination, alors il n’y a pas de pensée. Il ne faut pas trop s’étonner qu’une violence terrible ne naisse d’un tel dispositif : dès lors que la discrimination devient le lieu de la pensée, celle-ci doit de manière nécessaire donner naissance à un espace des places qui soit un espace des classements – donc, à nouveau, un ordre. Les Grecs, de ce point de vue, étaient très clairvoyants : la polis, qui constituait leur unité de monde fondamentale, était ce qui faisait monde en se distinguant du chaos – en se distinguant par l’entretien d’un ordre de la distinction. C’est ordre était à la fois politique, juridique, théologique, philosophique, mais qui reposait sur une crainte forte – celle que la tendance fondamentale de l’univers à retourner à l’indistinct n’emporte tout si jamais la vigilance humaine baissait. La modernité critique a donné à cette crainte une sorte de tournant laïc en instituant la pensée comme la garante du monde, pour autant qu’elle puisse être dite garante d’elle-même.

Mais pour garantir le monde, il faut que son ordre soit solide, ses lois sévères et la menace de punition omniprésente ; c’est exactement ce que Kant a légué à l’histoire de la philosophie : un système de police de la pensée par la pensée, en tant que lieu où pouvait être verrouillé le monde lui-même. On peut trouver cela délirant, ou bien considérer que c’est accorder beaucoup à la pensée – mais il n’en demeure pas moins que l’ordre des choses, même s’il se traduit en prisons, matraques et tribunaux, est d’abord quelque chose qui s’imagine, se pense et se conçoit. Il y a donc un paradoxe à soutenir que la pensée critique puisse être – encore – une pensée de l’émancipation, puisqu’il n’y a d’émancipation en son nom que pour autant qu’il y ait abandon total à l’ordre qu’elle promeut pour la pensée, donc pour le monde. C’est ce paradoxe, que Bruno avait touché du doigt, qui nous explose désormais à la figure.

Ce qui ne manque pas de frapper dans votre énergique et pertinente relecture de la critique, c’est combien vous parvenez à réinterpréter ce qu’ont pu être les Lumières. En des pages très fortes, vous démontrez combien, par sa raison rationaliste poussée à bout, la critique permet d’affirmer qu’il n’existe pas de différence entre les Lumières et les Anti-Lumières. Vous dites : « Il n’y a pas de différence entre Lumières et Anti-Lumières ; elles sont les deux faces d’une même réalité – qui est la réalité du complotisme généralisé de la raison : la réalité du retour perpétuel de l’architectonique et de son pouvoir dans l’ordre du discours public. » Pourriez-vous nous dire en quoi précisément ce complotisme rassemble Lumières et Anti-Lumières ?

La superpuissance que la critique offre à ses usagers est une superpuissance qui repose sur un principe de fonctionnement simple : si c’est le jugement qui constitue l’opération première de la pensée, alors il faut qu’il y ait un coupable. Pour qu’il y ait pensée, il faut qu’il y ait erreur, illusion, bêtise, méchanceté, injustice, ratage, etc. Ce que la critique rend possible est de toujours trouver le coupable, où qu’il se cache – de le débusquer, de l’exposer en pleine lumière, et d’en révéler toute l’horreur aux yeux du public. C’est son côté théâtral, si vous voulez. Mais c’est aussi son côté fondamentalement complotiste. Là aussi, il est amusant de constater que la publication de la Critique de la raison pure est parfaitement contemporaine de celle des premiers libelles relevant de la théorie du complot – du moins, s’il faut en croire les historiens spécialistes de la question. Entre les figures réactionnaires qui cherchaient à présenter la Révolution Française comme un complot anticlérical ourdi en secret par les « philosophes », et les penseurs qu’on range dans le grand sac des Lumières, en réalité, il n’y a pas de différence : ce sont les mêmes moyens intellectuels qui sont mis en œuvre – la même machinerie de jugement qui cherche à ordonner le monde en un système de places plus ou moins méritoires, et à désigner du doigt les cancres qui se cachent au fond de la classe.

Lorsqu’aujourd’hui on lit un représentant de la fachosphère hurler à l’islamogauchisme ou une révolutionnaire lire la totalité du monde sous le prisme de la violence patriarcale, c’est toujours ce système de pensée qui se trouve à l’œuvre – une pensée fondamentalement flicarde, dont la condamnation, donc la mort, constitue le seul horizon véritable. Le bavardage scolaire sur les Lumières qu’il s’agirait de retrouver me fait donc bien rigoler. Quelles Lumières, vraiment ? Ne voyez-vous pas que ce sont précisément ces Lumières qui nous ont mis dans la merde ? A nouveau, en disant cela, je ne vise pas à nier les indéniables succès qui ont accompagné une partie de son histoire, mais il est temps de s’apercevoir que ce succès s’est accompagné d’un prix à payer, que nous ne pouvons désormais plus acquitter.

Si la superforce de la critique et de son exercice de la raison occupent une large part de votre essai, Superfaible examine aussi bien les conditions de possibilité d’une superfaiblesse comme réponse à ce règne sans partage, cette terreur unanime de la critique. Contre ce qui s’assimile à un véritable rouleau-compresseur, Superfaible clame combien tout d’abord : « Nous sommes les déchets du monde – mais des déchets qui, pendant trop longtemps, ont tenté de transformer le monde en question en une déchetterie à notre image. » Pourquoi est-il important selon vous de clamer, contre la logique de suprémacisme et de guerre de la raison pour elle-même, que nous sommes des déchets ? Pourquoi l’affirmation d’une superfaiblesse offre-t-elle la possibilité enfin d’être libres et émancipés ?

Si la logique de la superpuissance ne nous apporte plus rien, il est nécessaire de changer de logiciel – et d’accepter de tourner la page de la modernité sur ce point au moins. Parler de superfaiblesse, pour moi, est une manière d’ouvrir un chemin en direction d’un espace du pensable qui ne soit plus l’espace de la raison, mais celui du tort. Nous avons besoin d’une forme de pensée dont la fonction première ne soit plus celle de la condamnation à mort et de l’exécution, mais celle de la continuité. Comment fait-on pour continuer ? Voilà la question qui me paraît devoir être mise au centre. Cela implique de manière nécessaire de cesser de se reposer sur une logique du jugement qui ne sert qu’à reconduire des lois et des juges, et de déployer une logique de la connexion, donc de l’accompagnement, donc de la poétique. Ce qui m’intéresse est le faire. Que puis-je faire avec ceci ? Qu’est-ce que ceci rend possible ? Là où la critique s’est toujours inscrite dans un espace de la limitation – les limites de la raison – et de l’impossible – on ne peut connaître qu’à l’intérieur des limites en question –, je plaide pour une pensée qui soit à la fois illimitée et totale.

Giambattista Vico, déjà, un siècle avant Kant, avait reproché à ce qu’il appelait critica son réductionnisme obsédé par une « vérité » réduite à sa plus simple expression. A l’époque, il avait plaidé pour une topica – une « topique » – acceptant d’embrasser l’abondance : une forme de pensée qui rajoute des choses aux choses plutôt que toujours en soustraire. Il était même prêt à accepter que la critica puisse relever du répertoire de la topique – car, qui sait, même la critique peut aider à faire, en tout cas, le rejeter par principe serait contraire à l’idée même d’abondance. Privilégier, comme je le plaide, la curiosité à l’égard de ce que tout peut est une manière de s’inscrire dans cet héritage qui fait de l’abondance, de l’ajout, quelque chose comme une vertu. Il ne s’agit donc pas de se plier à l’état du monde, de se lover dans notre impuissance, notre modestie ou notre faiblesse, comme certains le réclament en guise d’antidote à la violence de la critique, mais au contraire d’inventer une faiblesse supérieure – une faiblesse qui ne cesse de se dépasser dans sa capacité à accompagner l’invention de ce qu’il y a. J’ignore si cela nous aidera à nous libérer ou à nous émanciper, mais je suis persuadé qu’il y a plus de chances que ce soit le cas, que ce que prétendent les avocats du redoublement de la critique.

Dans cette quête de la superfaiblesse comme manière de penser hors de la critique, hors de son appareil d’Etat finalement, vous dressez les cinq qualités mêmes dont la postcritique, entendue comme superfaiblesse, aurait besoin : l’excarnation, l’addition, l’invention, l’impossibilisation et l’indistinction. En quoi la somme de ces cinq qualités s’offre-t-elle comme une réponse à la superforce oppressante de la critique et de la raison ? En quoi dessine-t-elle la postcritique ?

Pour faire court, je dirais que la pars construens de Superfaible est avant tout une théorie de la force créative du chaos – une chaologie, si vous voulez. Ce chaos, à mon sens, doit commencer par l’abandon de la posture – l’« attitude » dont parlait Marx aussi bien que Foucault – plaçant le sujet raisonnant au centre de tout, et faisant de la vie réussie une vie toute entière versée dans la mise en œuvre du jugement de goût. Bien entendu, il s’agit d’une théorie totalement anti-punk – au sens où le punk, comme attitude, marque le point terminal de l’histoire de la critique : celle du devenir-dandy de toutes les formes de vie. Plutôt qu’incarner la critique, j’en appelle à s’excarner dans les choses – à la manière dont Alice Waters, au début des années 1970, a bouleversé l’histoire de la cuisine en plaçant le produit au centre : que peut une carotte ou un céleri ? Que peut-il qu’on ne sache pas ? Une telle excarnation, qui fait primer le dehors sur le dedans, ne peut que s’inscrire dans la diversité absolue de ce qu’il y a, ainsi que dans celle, tout aussi absolue, de ce que peut ce qu’il y a, et qui réclame de nous d’inventer à chaque fois de nouvelles manières de l’expérimenter. Ce qui implique qu’au contraire de ce qu’on imagine trop souvent, rien ne soit impossible – ni, du reste, interdit. Tout est possible et tout est permis : tel est peut-être le dernier mot, somme toute très simple, de ce que j’ai essayé de faire avec Superfaible. Tout est possible et tout est permis – pour autant qu’on le fasse. Ce qui implique – et cela va sans doute faire hurler les esprits forts – que savoir si quelque chose est meilleure, plus juste, plus vraie ou plus belle qu’une autre est littéralement sans aucune importance. Si ça vous amuse de jouer au jeu des bons points, libre à vous – mais ce sera sans moi.

L’important, me semble-t-il, est de parvenir à se mettre à l’écoute de ce qu’il n’y a pas encore, qui est donc, en réalité, le seul domaine de l’existence véritable : il n’y a que du futur. Ma position est donc postcritique aussi dans ce sens-là : dans le sens où tout, à mon sens, est post – tout est au-delà de soi-même, aux antipodes de l’en-deçà perpétuel auquel la critique nous condamne. Mais, à nouveau, cet au-delà est à fabriquer ; il n’est ni donné, ni déterminé, comme le serait un ordre ou des lois ; il est à faire venir. Du moins, il me semble.

Ma dernière question voudrait porter sur la joie mais aussi la prudence avec laquelle vous dessinez la postcritique. Vous ne donnez ainsi de la poscritique que des traits définitoires, esquisser un chemin avec enthousiasme. Cristalliser la poscritique dans une définition fermée, ce serait donc rejouer le jeu de la critique ? Enfin, en quoi la postcritique n’est pas exactement le synonyme même de cette déconstruction si chère à Derrida et au sujet de laquelle, par ailleurs, dans la collection que vous dirigez aux PUF, « Perspectives critiques », vous éditez le fort volume d’Isabelle Alfandary, Anne-Emmanuelle Berger et Jacob Rogozinski, Qui a peur de la déconstruction ?

Tout mon travail s’inscrit dans un espace général qui est celui de la proposition. Je ne fais que proposer. Or, une proposition, cela n’a de sens que dans les possibilités qu’elle ouvre d’être relayée. Elle n’a pas de vérité en soi. Je ne prétends donc en aucune manière remplacer le système kantien par un autre, qui serait meilleur. D’abord, ce n’est pas un système – et si c’en est un, j’espère qu’il est pire. Comme ce qui compte, pour moi, est toujours l’après, je refuse de transformer mes idées en fétiches à adorer. A tout prendre, j’espère juste qu’elles peuvent servir de table d’orientation. Où aller ? Où aller qui ne soit pas ici – ou qui fasse de cet ici quelque chose comme un ailleurs ? Voilà l’inquiétude qui m’anime, et dont j’espère que mes livres, et Superfaible en particulier, rendent l’écho.

Il est vrai que ce n’est sans doute pas sans lien avec le refus de la méthode qui caractérisait la déconstruction derridéenne. Je ne cache pas que je dois beaucoup à Derrida, dont j’ai suivi les derniers séminaires à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, juste avant sa mort. Le travail de la langue par elle-même, du livre par lui-même, la ruine de toute fondation, etc., sont des leçons abyssales, que je ne cesse pas de méditer. La grande différence, toutefois, entre la déconstruction et mon travail – qui serait plutôt constructiviste, lui – est que le démontage de la « différance » produit chez moi un appel d’air dynamique : s’il n’y a que des ruines, alors on peut tout faire. Je ne pense pas qu’un tel appel intéressait Derrida. Peu importe, d’ailleurs. Dans tous les cas, il y aura toujours des merdeux – comme disait William Burroughs – pour voir dans de telles positions le lit de toutes les abominations – mais tant pis pour eux. Car s’il y aura toujours des merdeux, il y aura aussi toujours des types comme moi qui éprouveront un malin plaisir à leur donner des ulcères ou à regarder leur visage se convulser de haine. Quand j’ai appris, grâce à mon ami Fabrice Bourlez, qui y a participé, l’existence d’un colloque répondant à un autre, pathétique, qui s’était attaqué à la déconstruction, j’ai donc aussitôt contacté les organisateurs pour leur proposer d’en publier les actes. Je suis ravi qu’ils aient accepté. Tant que la pensée demeurera nuisible, l’espoir restera permis.

Laurent de Sutter, Superfaible : penser au XXIe siècle, Flammarion, collection « Climats », septembre 2023, 350 pages, 21€.