À la frontière (22) – Brocante d’été, seconde partie

…au sol, dans le jardin, par temps de canicule © Christian Rosset

Je reprends : le projet de cette brocante est de déposer dans un certain ordre ce dont on n’a pu parler en temps voulu. Positionner sur une natte – ou un drap, ou à même le sol – divers objets, dans le but d’inciter les flâneurs attentifs à en acquérir un ou deux, c’est d’abord faire de la mise en page éphémère : composer dans l’espace, un rectangle jaune en côtoyant deux autres ivoires, puis un quatrième, couleur terre, avant que d’autres ne s’ajoutent, remettant en jeu, à chaque fois, la donne graphique. Il arrive que l’agencement soit impeccable : n’y touchons plus !

Puis, si tout va bien, ces objets changent de main. Dans ces brocantes, ou vide-greniers, je me trouve invariablement du côté des acheteurs, jamais du côté des vendeurs. Pour cet épisode (22, soit 2 fois 11), j’ai disposé quelques ouvrages sur un vieux tissu ; ou à nu sur un des regards du jardin, afin d’en prendre quelques photographies – contrepoint visuel à ce qui est avant tout un exercice de montage marqué par une longue pratique de la radio, seul moyen selon moi d’exercer un regard “critique”, en prenant distance avec l’idée d’accorder bons et mauvais points ; non que tout se vaille, mais il me semble plus intéressant de relever des indices que d’apporter des jugements plus ou moins définitifs. Le montage – de citations tirées des ouvrages choisis – comme contrainte, avec secrètement, une pensée du mixage, et en guise de ciment, le commentaire le plus court, le plus condensé possible.

Relisant ce premier paragraphe, je compte 2222 signes, espace comprises, ce qui est un bon présage vu qu’il va être question de 2 + 2 + 2 + 2 livres, auxquels s’ajouteront, en toute fin, trois autres (soit au total 8 + 3 = 11) [en aparté : quelques jours plus tard, suite à diverses correction, j’obtiens 1881, nombre palindrome – on en restera là, car, d’ci la publication, ce nombre de signes devrait encore diminuer].

Il y a toujours grand plaisir à lire des ouvrages façonnés avec art – je ne parle pas de tirages de tête, mais d’exemplaires courants bénéficiant de cahiers cousus, de couvertures avec rabats, de papiers solides, sans oublier, bien sûr, de choix typographiques pertinents, ou de vignettes et autres culs-de-lampe disposés à bon escient. Les livres dont on va parler sont tirés à relativement peu d’exemplaires ; ils ne sont pas soumis à cette épouvantable alternative : succès ou pilon. C’est le cas avec Unes, éditeur particulièrement exigeant. On peut lire sur les deux volumes dont il va être question : « cette édition est composée en Garamond corps 11, imprimée sous presse offset KBA sur bouffant Munken Print de 115g issu de forêts durablement gérées et façonnée en cahiers de 16 pages cousus […], sous couverture vélin Rivoli ivoire 25% chiffon de 240 g, imprimée sous presse typographique Johannisberg… » Voilà qui sonne agréablement à l’oreille, tandis le regard, tournant les pages, est satisfait.

Le début des pieds, couverture.

Commençons par Le début des pieds, suivi de Ventre, de Ludovic Degroote : « j’ai envie d’une bière / voilà de la poésie prise au vif / 58% des français se plaignent de la poésie contemporaine, leurs attentes ne sont pas satisfaites, ils pensaient que ce serait autre chose, ils ont déjà tant de mal, c’est inutile d’en rajouter, ils croient qu’on le fait exprès » Dans ce livre, l’humour se fait souvent grinçant, surtout quand il est question du corps, de ses mouvements, de ses faiblesses, de ses maladies, et aussi des relevailles : « la mort n’existe pas tant qu’on est en vie, et c’est bien ce qui est terrible, de ne pouvoir se défaire de sa vie sans mourir » […]

« je n’aime pas mourir
mieux vaut cependant un poète mort qu’un mort et un poète
la mort, canal de la mémoire
suicide. Comment ne pas se louper ? – En continuant à vivre.
c’est au moment de mourir qu’il faut tenir la route » […]

« je regarde les effondrements / je crois que je suis seul à les voir / ainsi allons-nous chacun à son bord / nous n’allons pas plus loin / ce doit être question de vertige »

Sensation de déséquilibre – de  devoir négocier chaque pas, chaque tournant, pour ne pas s’effondrer, avec la possibilité d’en rire, la peur au ventre : « nous partons des pieds parce que c’est la partie la plus proche de notre tête / nous ne quittons pas notre tête / nous avons des lésions partout / toutes ces failles occupent notre corps / mourir nous devient impossible / sinon dans les mots / qui sont en dehors / de ce que cela dit / le monde est pris par la racine / et par ses crevasses / nous tombons dans le silence » Comme il est écrit dans une brève présentation du livre, il s’agit « de supporter la gravité de l’existence avec légèreté, et d’y répondre avec farce et sérieux : ‘ce qui nous manque, c’est de n’avoir pas connu autre chose que la vie’ ». Ou, pris dans Ventre, seconde partie de ce diptyque :

« tenir jusqu’à
ce qui aurait pu
ne pas être
avant
disparaître »

Disparition initiale, de Raluca Maria Hanea, est le premier livre de poésie de cette autrice, née en Transylvanie en 1982, que je découvre (mais je me souviens de sa postface à Je cherche l’obscurité d’Emily Dickinson, traduit pour les mêmes éditions par François Heusbourg). Fragment – histoire de donner le ton (j’ignore si j’habite en poète, mais il est certain que je lis en musicien) : « Chaque rêve creuse sa grotte qui fut notre maison / Parfois les animaux sculptés émaillent ces murs de pierre qui nous entourent comme des ventres. // Ni chaude ni froide, la pierre sent la poussière car nous ne sommes pas les premiers à l’habiter. // Ici on nous apprend sans cesse à regarder, les lumières cognent.  // Les animaux nous traversent au galop, deviennent des doigts, des mains et nous rions ensemble. // les mains pleines, nous inventons cette fine pelure qui nous tient dans l’invisible. » La vignette de couverture ainsi que quelques rares culs de lampe de Philippe Favier contribuent à souligner la finesse de l’écriture, et de la pensée. Cette disparition initiale est liée au souvenir : au lieu de naissance (écrivant ceci, je me rends compte que j’écoute – pur hasard – les derniers Quatuors à cordes de Shostakovitch, alors que du Ligeti serait mieux approprié, et ce d’autant plus que nous sommes dans l’année du centenaire de sa naissance en Transylvanie ; je change donc de disque, avant de reprendre le montage) :

« Quand tu es triste je chante / dans une langue que tu ne connais pas / puis dans cette langue que je ne connais pas non plus, un contour d’air soufflé. / Autour de nous le monde insomniaque des arbres doublés dans le brouillard. // Nous étions réunies sur la terrasse qui surplombait le parc […] // Il y avait là des ancêtres d’éléphants gris à peau lisse, des animaux massifs et amènes. / Ils attrapaient les friandises et les gobaient avec appétit. // Au bord de la terrasse avec mon panier je jette une petite pastèque, elle rate la gueule d’un animal qui s’ouvre lente er imprécise. // La pastèque tombe dans l’herbe et éclate. Il la partage avec d’autres. // Repus, ils se retirent dans un puits rond d’eau claire. / Au fond ils font de petits jeux en cercles, dans un silence absolu. » Dans la présentation de l’éditeur, on apprend que Raluca Maria Hanea est devenue, après s’être installée à Paris, directrice artistique adjointe au Festival de cinéma européen des Arcs, et a travaillé plusieurs années pour « La semaine de la critique » au Festival de Cannes – donc que son travail « tourne autour de cette double inflexion de l’écriture littéraire et de l’écriture cinématographique, l’une se nourrissant de l’autre ». Un dernier fragment ? « Des cicatrices photographiques sous la peau, des orbites chaudes organisent des vertiges. » Trois mois ont passé depuis que j’ai pu prendre connaissance de ces deux livres au Marché de la poésie – le temps que trois autres paraissent aux mêmes éditions (à suivre).

Deuxième éditeur clairement stimulé par les contraintes de fabrication : Éric Pesty, à qui l’on doit notamment la mise en œuvre d’un des livres les plus intenses – et aussi des plus brefs – de l’année : Vanités de Marie de Quatrebarbes. Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier et État – Une politique de l’imprononçable de Francis Cohen sont sortis en librairie le 4 juillet dernier chez ce même éditeur, soit le pire moment pour en parler, ce qui n’est peut-être pas si grave, car il faut du temps avant de se lancer dans une (même assez brève) recension de ces textes s’adressant à un public précis, aussi exigeant que fidèle : celui des lecteurs d’Anne Marie Albiach (1937-2012). Rappelons que l’essentiel de l’Œuvre poétique de cette dernière a été rassemblé en 2014, sous le titre Cinq le Chœur, dans la collection « Poésie / Flammarion » ; et qu’un important inédit, La Mezzanine, a été révélé en 2019 dans la collection de Maurice Olender, « La Librairie du XXIe siècle ».

© Francis Cohen / Anne-Marie Albiach / Éric Pesty.

Difficile cette fois d’opérer un montage dans cette somme de 240 pages en deux volumes qui requiert une lecture lente et attentive, suivant un parcours où l’on doit faire attention à chaque détail, y compris ceux qui peuvent sembler les plus anodins. Ce diptyque opère lui-même une forme de montage (et de mixage) entre entretiens enregistrés, citations de l’autrice et lectures pas à pas, clairement admiratives, de l’œuvre la plus reconnue d’Albiach, État (Mercure de France, 1971). Tentons cependant d’en prélever un bref extrait, en partant du mot ‘énigme’ qui précède, dans État, ‘impondérables du désir’ : « A-M [Anne-Marie Albiach] : « C’est d’abord ce qui se produit à la lecture. ‘énigme’, c’est-à-dire le double sens assujetti aux ‘impondérables du désir’ » Puis des mots suivants : ‘l’irradiation / la paroïdale transparence’. « F [Francis Cohen] : Paroïdale est un mot inventé ? A-M : Oui, ça évoque la paroi interne de l’oreille par exemple. Paroïdale, c’est-à-dire que ce qu’est l’irradiation est vu comme quelque chose qui se réfléchit dans un tissu à résonance. L’irradiation, c’est le récit. F. : ‘leur présent deux dimensions / l’éternité quatre’. A-M : Oui… c’est une projection du sens du présent…”

Faisant aussi montre de soin dans la mise en œuvre concrète d’ouvrages de poésie, la maison d’édition série discrète (sans capitale) dont les livres (comme ceux qui viennent d’être évoqués et comme ceux qui vont suivre) détonnent dans ce Marché où j’ai glané les six premiers ouvrages de cette série de huit, tant ils diffèrent du tout-venant poétique (qui relève trop souvent de ces deux travers : l’objet mal fabriqué, et l’objet fabriqué de manière prétentieuse ; et ne parlons pas des « contenus », le poétisme faisant toujours rage). Les publications de série discrète (merci George Oppen) sont accessibles et bien pensées. Canis minor, troisième livre d’Hugo Pernet, artiste et poète né en 1983, chez cet éditeur, en est un exemple.

« Canis minor, nous dit Hugo Pernet, est le nom latin de la constellation du Petit Chien. Dans le ciel nocturne, elle suit l’apparition d’Orion et précède d’une courte tête celle de la constellation du Grand Chien. Tout récemment, peut-être avez-vous été comme moi envahis de vidéos de chiens et d’autres animaux aux capacités d’empathie extraordinaires. Peut-être vous êtes-vous promenés en regardant différemment les punks à chien, les mamies et les jeunes couples, peut-être les avez-vous enviés. Ce week-end, j’ai sauvé un oiseau tombé du nid ; aujourd’hui néanmoins, j’ai exterminé une colonie de fourmis en pleine formation. En amour comme en poésie, l’apprentissage s’oppose à la programmation. Par ce livre, je vous souhaite à toutes et tous bonne chance. » Ça commence bien ! Tirons au hasard quelques suites de vers de ce livre : « allongé sur mon lit / les pieds qui puent / posés sur mon oreiller / tu lis ta bande dessinée » (Hugo Pernet connaît-il Charlie Schlingo ?) Ou bien : « quand j’écris un poème / je ne suis pas / un être humain // l’humanité se tient en dehors / de moi, comme le paysage / défilant par la fenêtre / du train // abouché au réel / par les mots // on voit des champs / des nuages / et de petites rivières grises / s’écouler tranquillement // dans un monde dont je / suis absent » Parcourant ces 63 pages tout en gardant en mémoire cette recommandation imprimée en 4e de couverture (« …suivez le petit chien »), il m’arrive de sursauter («  Pavese, ce / connard misogyne »), de noter que « comme un petit renard / apprend à faire le mort / le poème, débarrassé / du lecteur, ouvre un œil / et reprend tranquillement / ses occupations » ou encore que « le poème ne fait rien / il est là, comme une forme / de vie / par hasard et par plaisir »

Lire Paul Celan est le titre du dernier ouvrage de Didier Cahen (chez Tarabuste, à Saint-Benoît-du-Sault dans l’Indre) qui en a déjà un certain nombre au compteur, tant côté poésie (depuis D’Œil plurielles, publié par le peintre Jean-Luc Poivret en 1978) que côté essai (comme celui-ci de 2019 au titre très significatif : Trois pères – Jabès, Derrida, Du Bouchet). Je me souviens de ma première rencontre avec le nom de Didier Cahen, au sommaire du n° 22 de Change, L’Imprononçable, dont le maître d’œuvre était Philippe Boyer (encore un écrivain dont notre époque dénuée de mémoire – quelle misère… – ne parle plus…) : fameux sommaire où l’on pouvait (entre autres) relever les noms d’Edmond Jabès, Emmanuel Levinas, Agnès Rouzier, Jerome Rothenberg, Bernard Noël, Rosemarie Waldrop et Maurice Blanchot.

Lire Paul Celan, livre lui aussi agréable à tenir en mains, prend forme d’un entretien entre l’auteur et lui-même, dans le but d’« offrir un parcours en compagnie d’un des poètes majeurs de la seconde moitié du XXe siècle, peut-être le plus grand » (opinion partagée avec Martine Broda, grande traductrice de Celan), dont la poésie est « d’une clarté irradiante ». « Il y a chez Paul Celan une nécessité absolue de faire entendre l’inouï ou l’inaudible si on reprend la célèbre formule d’Arthur Rimbaud, en essayant de l’adapter à la situation. Sa poésie nous aide à toucher du doigt le malheur absolu. Mais loin de s’en tenir à l’énonciation et à la dénonciation du mal, de cette horreur inqualifiable, elle plonge aussi dans le quotidien. » Celan, né en 1920 à Czernowitz (aux confins de l’Ukraine et de la Roumanie) « dans une famille juive dite assimilée […] a connu la nuit noire, l’obscurantisme et l’obscurité ravageuse qui en est la conséquence directe ». Didier Cahen cite Jabès (il faut « entendre dans le mot ‘commentaire’, la question ‘comment taire ?’ »), avant d’ajouter : « il faut beaucoup parler pour apprendre à se taire ». Et ce n’est pas un hasard si Lire Paul Celan est suivi par une brève étude sur La situation de la poésie en France à l’heure actuelle, intitulée Écouter le silence, dont voici les derniers mots : « Être un poète c’est exercer ce métier d’ignorance revendiqué naguère par cet immense poète qu’est Claude Royet-Journoud ; c’est s’accrocher au non-savoir, l’aimer, savoir l’écrire, le dire, en un mot comme en cent, savoir ou non-savoir toucher l’inconnu » (avec en note, un fragment d’une lettre envoyée par Paul Celan à René Char en 1962 : « On ne peut jamais prétendre à saisir entièrement : ce serait l’irrespect devant l’Inconnu qui habite – ou vient habiter – le poète. Ce serait oublie que la poésie, cela se respire ; oublier que la poésie nous aspire. »)

Louise Bottu est le nom d’une maison d’édition sise à Murgon dans les Landes, choisi en hommage à Robert Pinget – Louise Bottu étant un personnage de Monsieur Songe : une poétesse « toute déjetée, boiteuse et tremblotante ». Tutoiements de Daniel Cabanis, écrivain et plasticien, est l’avant-dernier livre publié, à la fin de l’hiver dernier, par cette maison.

Recueils de textes « tous pareillement formatés » – 90 pavés de 8 lignes chacun, « sans veuve ni orpheline, dans blanc ni vide ») – Tutoiements est, une fois de plus, autant à voir qu’à lire. Comme il s’avère impossible de recopier telle ou telle page, il faut se munir d’un scanner ou d’un appareil-photo, si l’on désire montrer une de ces variations qui commencent toujours par « Tu as » (Tu as un chez-toi ; Tu as un travail ; Tu as une tête ; Tu as un nom ; Tu as un projet, etc.), avant que ne viennent – comme nous précise l’auteur – « les difficultés ». « Il faut savoir de quoi on parle, et dans quel registre on veut s’exprimer. Il convient de repousser le flou, mais pas entièrement. Si je dis que Tutoiements s’efforce de montrer, sous des jours différents, quelques quatre-vingt-dix facettes de la deuxième personne du singulier, il me semble que l’essentiel est dit. » Daniel Cabanis, dont je me souviens qu’il avait contribué au formidable projet collectif de Guy Bennett, Poetry From Instructions, ne manque pas d’humour, comme en témoigne ces sept lignes placées en 4e de couverture : « Je ne tutoie pas facilement. / C’est un travail ingrat. / Ça prend du temps. / Ça ne simplifie rien. / Ça ne rapproche pas. / Le gain est nul. / Quasi nul. » Alors, quelle page choisir ? Pourquoi pas la vingt-et-unième, Tu as un vélo :

Tutoiements 21 © Daniel Cabanis / Éditions Louise Bottu.

Avec évidemment le léger regret de ne pas avoir choisi la trente-et-unième (mais au fond, non, car trop d’obsession tue l’obsession…) Notons pour finir que la quatre-vingt-dixième et dernière s’ouvre par « Tu as un but : retourner à ton point de départ » ; et s’achève par « Le tour est comme fini. Tu rentres par la cour. »

Passons maintenant sans transition au huitième titre de cette série : Chambre distante d’Emmanuel Laugier aux Éditions Nous (dont l’identité graphique est, elle aussi, parfaitement définie).

Chambre distante est un ouvrage composé de 111 poèmes écrits à partir de 111 photographies (proposées dans l’ordre chronologique : de 1827 à 2021), dont nous est donné le nom de l’auteur(e), le titre, parfois le lieu, et toujours la date, mais que nous ne verrons pas (rien à voir avec Le Boitier de mélancolie de Denis Roche – quoique… [On remarque au passage, au sein de cette série d’images non montrées, l’Hommage à Wittgenstein de Denis Roche]). Pour qui, comme moi, ne possède qu’une connaissance très relative de l’histoire de la photographie, il convient, soit de faire quelques recherches sur internet, soit de se persuader que ne rien voir n’a aucune importance. Chaque poème, nous dit-on, est le fruit d’une « rencontre avec les œuvres, et l’expérience d’écriture qu’elles produisent » – l’auteur précisant que « Chambre distante cherche pour chaque photographie quel hors-champ y entre pour oublier l’image ». Relevons enfin que ces 111 poèmes sont imprimés en page paire, donc au verso des légendes des photos, et non en face : « se donnant comme l’envers d’une image absente mais nommée. » Lequel choisir ? Comme je n’ai guère envie cette fois de me fier au hasard, je relis rapidement l’ensemble, avant de me fixer sur : Anne-Marie Filaire, Kalandia, Palestine, octobre 2004.

Maintenant, comme promis, en supplément (plutôt que clôture), trois livres. Suivons toujours cette thématique de l’inventivité graphique par amour du livre : non précieux, mais simplement bien fait. Les éditions mf (dont le nom dérive, si j’ai bonne mémoire, de musica falsa) publient des objets singuliers, tant par ce qu’ils nous donnent à lire que par l’aspect matériel de leur fabrication. Je me souviens de leurs premiers ouvrages à thématique musicale : concernant la musique contemporaine (l’opéra, notamment), mais aussi la pop – Pacôme Thiellement ayant publié chez mf entre 2002 et 2008 trois livres : Poppermost – considérations sur la mort de Paul McCartney ; Économie Eskimo – le rêve de Zappa ; L’Homme Électrique – Nerval et la vie. Depuis que cette chronique de choses lues et vues depuis le Terrain Vague a démarré, plusieurs ouvrages publiés chez mf y ont trouvé place, tels Les Artistes d’Aden Ellias, Temps permettant de Christine Lapostolle (tous deux dans la collection « Inventions »), et Le même et le différent, entretiens d’Alvin Lucier avec Matthieu Saladin (dans la collection « Paroles »).

Photo © Christian Rosset

Donc fermons cette brocante d’été avec une simple recommandation concernant trois livres parus durant le premier semestre de 2023 dans la collection « Inventions » (« des fictions méconnaissables par excès de poésie, de lyrisme, de drame, de formes, d’intrigues ou de personnages »), notant pour chacun quelque chose à partager. 1. Remarquable essai (en forme de labyrinthe) d’Emmanuelle Fantin et Camille Zéhenne, Le livre dont Jean Baudrillard est le héros (préface d’Edgar Morin) s’ouvre en 4e de couverture par cette irrésistible incitation à jouer : « Que ce soit pour apprécier le risque de s’ennuyer ou celui de n’y rien comprendre, vous décidez de lire un livre de Jean Baudrillard. Les experts n’ayant pas réussi à s’accorder autour d’une recommandation claire et définitive, vous devez compter sur le hasard pour choisir l’ouvrage en question, à moins qu’il n’en reste plus qu’un disponible dans la librairie la plus proche, ce qui vous exemptera de ce choix délicat. » Pour davantage d’informations sur les enjeux de cet ouvrage aussi inclassable qu’à hauteur de son sujet, on pourra lire avec profit le Grand entretien avec les autrices mené par Johan Faerber. 2. Grip d’Elsa Boyer, identifiable par sa couverture rouge et blanche, et surtout par sa tanche imprimée en petits carreaux noirs et blancs. Il s’agit d’un récit « se tissant autour de trois écuries de Formule 1, Mercedes, McLaren, Red Bull et de leur pilotes. Ces pilotes n’ont pas de nom, ce ne sont pas des hommes, mais certains de leurs traits sont masculins. Ce choix ne vise pas à féminiser dans l’écriture de fiction un domaine sportif encore majoritairement masculin, mais plutôt à manipuler les caractéristiques physiques et psychologiques attribuées à la virilité à travers des personnages, des situations et des descriptions. » Une affaire d’assemblage : un travail d’ajustement où la question du rythme reste centrale. Claude Ollier disait qu’il travaillait ses livres un peu comme un pilote de Formule 1, négociant à toute allure des virages dangereux en manipulant un minuscule volant. S’il était encore de ce monde, je lui aurais fait passer cette fiction que j’ai lu pour ma part en flâneur en recherche de silence, donc très à l’écart des circuits dont il est question (ce qui n’empêche pas de prendre son plaisir). 3. Exprosion / Improsion d’Olivier Mellano, que l’on doit aborder cette fois avec lenteur, comme en vue d’un voyage ouvrant à diverses expériences. Ce texte en deux parties – Exprosion / Improsion –« parallèles et convergentes, chaque paragraphe ayant, en miroir, son jumeau inversé », est susceptible de donner lieu à une version sonore musicale (on peut écouter deux « épisodes d’Exprosion » sur le site de l’auteur).

Pratique de l’accompagnement et des frottages, tant sur scène que sur le papier imprimé, permettant à qui lit, comme à qui écoute, d’y mettre du sien (pour ma part, en ajoutant quelques dissonances et un fond sonore bruissant de sons concrets). Comme je trouve un signet dans le livre – je ne me souviens plus pourquoi je l’avais glissé au moment de la lecture, mais qu’importe –, je recopie quelques lignes des deux pages ainsi mémorisées : « Pour pêcher des blocs de passé, on découvre qu’il faut se servir de blocs de présent. Regardez, touchez, humez, sucez des blocs de présent et ils virent instantanément aux blocs de passé » (côté Exprosion) / « Ou bien, faufilé d’entre les limbes, il suffit qu’un reflet tire hors de l’oubli la présence miraculeuse du monde et que nous prenions la mesure de son éloignement pour que, dans l’instant, celui-ci nous manque viscéralement » (côté Improsion). À noter : un livre à venir de Sandra Moussempès dans cette même collection : Fréquence Mulholland, « long poème écrit dans les marges et entre les images du film de David Lynch… » (à suivre)

Ludovic Degroote, Le début des pieds suivi de Ventre, Éditions Unes, juin 2023, 128 pages, 21€
Raluca Maria Hanea, Disparition initiale, Éditions Unes, juin 2023, 96 pages, 19€
Francis Cohen, Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier & État – Une politique de l’imprononçable, Éric Pesty Éditeur, juillet 2023, 128 pages et 17€ chacun.
Hugo Pernet, Canis minor, série discrète, juin 2023, 72 pages, 12€
Didier Cahen, Lire Paul Celan, Tarabuste, mai 2023, 152 pages, 14€
Daniel Cabanis, Tutoiements, Éditions Louise Bottu, mars 2023, 98 pages, 14€
Emmanuel Laugier, Chambre distante, Nous, juin 2023, 240 pages, 22€
Emmanuelle Fantin et Camille Zéhenne, Livre dont Jean Baudrillard est le héros, éditions mf, janvier 2023, 176 pages, 18€
Elsa Boyer, Grip, éditions mf, avril 2023, 160 pages, 16€
Olivier Mellano, Exprosion / Improsion, éditions mf, juin 2023, 208 pages, 18€