Élise Goldberg : « Une sorte de portrait chinois – ou yiddish » (Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie)

Elise Goldberg© Lucie Locqueneux

Cocasse et poignant : tels sont les deux termes qui traversent l’esprit après avoir achevé la lecture du remarquable premier récit d’Élise Golberg, Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie, qui vient de paraître aux éditions Verdier.

Ce singulier premier roman, assurément l’une des grandes réussites de cette rentrée, s’offre, entre notions de yiddish et cours de cuisine ashkénaze, comme un vibrant hommage à la mémoire du grand-père disparu. Le frigo s’ouvre, et c’est toute l’histoire du 20e siècle, l’horreur de la Shoah, qui s’y trouvent, comme conservées au frais pour la narratrice qui s’en saisit et qui en est progressivement saisie dans sa cuisine. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre de son autrice afin de saluer, le temps d’un grand entretien, ce récit de la mémoire et de la grande vivance des souvenirs.

Ma première question porte sur la genèse de votre remarquable premier récit, Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie. Comment vous êtes-vous décidée à écrire ce récit qui évoque la mémoire de votre grand-père disparu ? Est-ce précisément le fait d’avoir récupéré son frigo dans le deux-pièces étroit où vous veniez d’emménager qui vous a déterminée à écrire, plus largement, sur « quel homme avait été (votre) grand-père, quelle vie il avait menée » ? Est-ce le don de ce frigo qui a déclenché en vous la volonté, comme vous le dites, de « surtout, fixer sur support les années de guerre » ?

Il est vrai qu’il était amusant de faire jouer au frigo de mon grand-père le rôle de porte d’accès à l’univers culinaire que j’ai entrepris d’évoquer. Mais je dirais que ce qui vient en premier lieu est un travail psychanalytique. Celui-ci a fait émerger l’idée de la transmission entre générations. A pris corps dans mon esprit l’hypothèse que des problématiques, des empêchements qui étaient les miens pouvaient avoir un lien avec ce que ma famille avait vécu durant la guerre, et avec la Shoah. J’ai ressenti le besoin d’en savoir plus sur cette histoire familiale et je me suis aperçue que, du côté de ma mère, le récit était très flou. Les dates, les lieux, tout était imprécis. J’avais le sentiment de me sentir floue moi-même à cause de ces manques et je pensais, à tort ou à raison, que savoir ce qui était arrivé à ma famille, entre sa fuite de Varsovie et son arrivée en France, me permettrait de me « préciser », de m’« ajuster ». J’ai commencé à interroger différents membres de ma famille pour tenter de compléter ce récit et à enquêter. À cette occasion, j’ai compris que mon grand-père avait été d’une certaine façon héroïque, à sa manière peu hollywoodienne. C’est lui qui, lorsque la guerre avait éclaté, était passé du côté soviétique pour voir comment les choses se passaient et était revenu à Varsovie chercher les siens. Et ce grand-père que je connaissais peu, le mal-aimé de la fratrie aux dires de ma mère, qui avait si peu foi en lui, que j’avais côtoyé de manière un peu distraite de son vivant, j’ai eu envie de lui rendre hommage, même s’il n’était plus là.

Pour évoquer le cœur de votre récit, il convient d’observer combien la forme, sinon le ton adoptés dans Tout le monde n’aime pas la carpe farcie, se révèlent profondément singuliers. De fait, d’emblée, à la faveur du don du frigo, le récit cède la place à un véritable guide de la cuisine ashkénaze puisque, paragraphe après paragraphe, se succèdent recettes et récits de préparations de plats, qu’il s’agisse des « Oignons aux œufs. Tsibèlès mit eyer. Crus, les oignons » ou « Gehakte leybèr. Foie haché, comme l’annonce sa consonne qui coupe ». Ce défilé de plats se révèle en vérité métonymique du passé familial comme vous le dites : « Mon père : on aurait presque pu retracer son histoire à travers ses aliments préférés ». En quoi la cuisine dessine-t-elle ainsi, selon vous, une manière de hors-d’œuvre historique et familial ?

Le terme de « guide » me paraît juste. Le lecteur qui espérerait trouver des recettes de cuisine ashkénaze dans le livre serait déçu. En revanche, on pourrait considérer une partie du récit, avec l’évocation des recettes, la description des plats, comme un guide des saveurs, une mise en condition – à dire vrai, peut-être davantage une mise en garde qu’une mise en appétit. Il est même possible que, forçant le trait, je décourage certains lecteurs de jamais s’aventurer à goûter ou cuisiner le foie haché ou les œufs aux oignons – même si j’espère aussi avoir laissé transparaître au fil de ces pages ma tendresse pour cette cuisine de mes grands-parents.

J’aime aussi l’idée de hors-d’œuvre. La cuisine ashkénaze, c’est bien sûr celle que ma famille préparait et mangeait dans sa Pologne natale avant de la fuir quand la guerre a éclaté. Elle a donc un lien assez littéral avec l’histoire familiale. Je dirais aussi que, avec le yiddish, elle a sans doute constitué ma première imprégnation ashkénaze. Avant même de savoir ce que ma famille avait vécu pendant la guerre, avant même de savoir que j’étais Juive et ce que cela signifiait, et bien avant de savoir qu’une partie de ma famille avait disparu dans la Shoah. Elle serait mon propre hors-d’œuvre, pour reprendre votre terme, vers ces origines et cette histoire. Ou mon bain linguistique et culinaire.

Je crois que cette cuisine a rapidement – et confusément – pris pour moi une signification qui débordait les seuls repas familiaux. Ces plats que je trouvais moroses me semblaient se confondre avec une morosité familiale, une certaine humeur grisâtre, qui elle-même, ai-je pensé plus tard, pouvait bien avoir un lien avec la Shoah. Dans le texte, je voulais en faire un symbole de cette mélancolie que j’associe au fait d’être Ashkénaze et d’avoir traversé la Shoah – du moins concernant ma famille. Et puis il y a aussi l’idée que les émotions passent peut-être par les plats que l’on confectionne. Peut-on les manger sans absorber avec eux l’histoire, les émotions, les peurs et les pertes de ceux qui les ont préparés et absorbés avant nous ?

Depuis le début de l’écriture de ce texte, avec l’évocation du culinaire, j’avais également en tête la question de la faim, liée aussi à cette histoire familiale. J’ai été très marquée, petite, par le fait d’apprendre, lors d’un dîner chez mon grand-père justement – c’est souvent, je m’en rends compte, à l’occasion de repas familiaux, autour du bouillon aux knaydlekhs ou de la compote pommes pruneaux, que j’ai appris des bribes d’histoire sur la famille pendant la Shoah –, que ma mère, étant bébé, avait failli ne pas survivre par manque de nourriture. Ma famille se trouvait alors au Kirghizistan. Cela m’a semblé expliquer bien des choses la concernant, ce que je percevais chez elle comme un côté dur à cuire – tenez, la métaphore culinaire me vient spontanément.

À travers la cuisine ashkénaze, je souhaitais enfin aborder le rapport à la nourriture, aux repas – ce qu’on appelle les manières de table, qui sont bien sûr très marquées sociologiquement, mais peuvent aussi être un héritage des manques liés à la guerre et aux privations – engouffrer, avoir peur de manquer.

Peter Falk/Columbo (DR)

Un des aspects les plus remarquables de ce guide culinaire qui guide le premier temps du récit, c’est peut-être la force comique, la puissance ironique qui emporte les recettes de cuisine et plus largement la manière légère et rieuse dont la culture ashkénaze est envisagée. Les leçons même rudimentaires de yiddish deviennent l’occasion de remarques ironiques qui, par leur rythme effréné, redouble l’hilarité que provoque le récit. Il n’est qu’à lire ces quelques notations : « Le rôle de la gelée dans la cuisine yiddish n’est pas à minimiser, et pas seulement dans le fiss. Malgré tout le savoir-faire qu’il requiert, une tranche de gefilte fish n’est rien sans sa cuillerée ectoplasmique. Nous autres Ashkénazes aimons la transparence. » Ou encore : « Une amie m’a demandé si j’allais aussi parler de la cuisine séfarade. Concurrence déloyale, j’ai dit non tout net. » En quoi est-il important selon vous de présenter les recettes de cuisine avec une touche d’ironie ? Est-ce que cette ironie même ne constitue pas finalement un ingrédient indispensable à la hauteur des autres pour réussir la confection des plats ?

L’ironie et la dérision font partie de l’ADN de ma famille, et j’y vois aussi un lien avec le fait d’être Ashkénaze. Ils font donc aussi partie de moi et il m’est d’ailleurs très difficile d’écrire sans en user, quand je m’y essaie souvent cela ne marche pas. Indépendamment de cela, puisque cette cuisine n’est pas très raffinée, autant s’en moquer ! Je crois que la troisième génération après la Shoah à laquelle j’appartiens – même si, mon père étant né en 1939 et ma mère en 1944, on pourrait peut-être considérer que je fais partie de la deuxième génération –, si elle souhaite parfois ranimer certaines traditions culinaires, manière peut-être de se réapproprier une histoire familiale parfois tue, a besoin pour cela d’en passer par l’humour. Je pense au court-métrage plein de drôlerie de la vidéaste Pauline Horowiz Kneidleh mon amour, les kneidleh désignant les boulettes à base de pain azyme que l’on mange lors de la Pâque juive.

Il est sans doute par ailleurs difficile de garder son sérieux de nos jours quand on prépare un plat dont on sait que seuls quelques aficionados apprécieront – et assurément pas en raison de son excès de raffinement. Dans la période Covid, des blagues circulaient sur les réseaux sociaux : des Ashkénazes après avoir contracté le Covid auraient perdu le goût – à moins qu’ils n’aient pas du tout attrapé le virus : avec la cuisine ashkénaze, tellement insipide, comment savoir ? Une fois tout cela posé, j’imagine qu’on pourrait fort bien cuisiner ashkénaze en restant sérieux comme un Pape – ou comme un Rabbin.

S’agissant toujours des recettes qui se succèdent dans Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie, ce qui est remarquable, au-delà de l’ironie, c’est combien ces recettes installent un rapport sensible au monde. La multiplication des mets, de leur composition, dévoilés dans le détail, permet à la narratrice de se concentrer sur une sensualité certaine de la matière, de l’éveiller à sa saisie, annonçant sans doute combien elle sera d’autant plus attentive à la restitution de l’histoire du grand-père. Diriez-vous ainsi que la cuisine installe un rapport sensuel au vivant que la suite du récit va développer ? Peut-on, au-delà de la cuisine, qualifier votre récit d’« organoleptique », à savoir « tout ce qui peut exciter un récepteur sensoriel » ?

J’ai en effet tâché de donner le plus possible à goûter, à sentir et à visualiser cette cuisine mais aussi, à travers elle, par les scènes de repas également, de donner à percevoir un certain rapport au monde de ma famille. En cela, la cuisine ashkénaze et le lien que ma famille entretient avec elle constitueraient une sorte de portrait chinois – ou yiddish, si l’on préfère.

Concernant le lien, dans le livre, entre la cuisine ashkénaze et l’histoire de ma famille, il me semble que, peut-être, au contraire, un contraste assez fort apparaît entre la manière un peu obsessionnelle dont je me suis intéressée à cette cuisine, dont je la décris sous toutes ses coutures, et le peu d’éléments dont je dispose et que je développe sur l’histoire de ma famille. Il est plus facile de préparer le foie haché ou le gâteau au fromage ashkénaze que de savoir ce que mon grand-père a vécu au jour le jour pendant la guerre, ce qu’il a ressenti, quelles ont été ses craintes, ses peurs, ses angoisses durant toute cette période de la Shoah.

Si la cuisine se tient comme hors-d’œuvre à l’histoire du grand-père notamment, c’est que Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie se divise peut-être en deux temps narratifs : le guide culinaire tout d’abord et ensuite le plat lui-même, à savoir l’histoire qui surgit comme une véritable déflagration. Après avoir exposé les différents ingrédients, le récit qui se faisait jusqu’ici rieur et léger, prend une gravité soudaine qui permet d’évoquer le passé familial. Mais cette évocation est parcellaire, « Ne restent que des faits bruts, un résumé aux repères imprécis », à la manière de la carpe qu’il faut encore farcir : « C’est un récit sans chair, dont ne subsisterait que la colonne, quelques arêtes. » En quoi cette carpe farcie se fait-elle ainsi la métaphore, sinon constitue à vos yeux le relais de ce passé lacunaire fait de deuil et d’exil ?

La carpe farcie est un plat emblématique. Elle jaillit dans les conversations dès qu’il est question de cuisine ashkénaze – ce n’est plus l’hydre de mer, c’est la carpe d’eau douce ! C’est pourquoi j’ai souhaité lui donner une telle place dans le récit. Cependant, je connais très peu de personnes qui aujourd’hui continuent de la confectionner, en raison du temps de préparation – et aussi du goût : pourquoi prendre deux jours à réaliser un plat que peu de personnes apprécieront ? Même si quant à moi je paierais cher pour manger à nouveau la carpe farcie de ma grand-mère. Ma mère la prépare de temps en temps, mais le puriste objectera que ce n’est pas la carpe farcie, le gefilte fish, mais le gehakte fish – les boulettes. Une version simplifiée. Bref, on pourrait dire que la carpe farcie, que quasiment plus personne ne confectionne, symbolise la transmission manquante, lacunaire. Si l’on va plus loin, elle résume la perte, la disparition – l’étiolement de la culture ashkénaze, la quasi-disparition du yiddish.

Loin cependant de s’enfermer dans un espace culturel donné, votre récit se farcit comme la carpe d’autres références qui viennent, à intervalles réguliers, comme l’inspecteur Columbo notamment. Avec humour mais aussi tendresse, vous décrivez l’inspecteur des samedis soirs de TMC comme suit : « N’allez pas croire que Columbo soit issu de l’immigration italienne. Columbo, c’est un vrai Juif ashkénaze et je jurerais qu’en réalité, son plat préféré n’est pas le chili con carne, mais le gefilte fish. » Au-delà de cette ironie, s’agissait-il pour vous en évoquant d’autres cultures, japonaise notamment, de montrer combien l’identité ashkénaze n’est pas une fixation identitaire, un repli sur soi mais un désir permanent de dialogue et d’ouverture ?

Cette présence d’autres cultures dans le texte s’est imposée très vite et sans préméditation de cet ordre. C’est un fait que j’ai vécu dans ma famille : la judéité avait une place parmi d’autres cultures. Je pense que les références extérieures à la culture juive n’ont pas toutes la même fonction dans le livre. Avec Columbo, par exemple, j’ai voulu exprimer l’idée que l’engouement de mon père dénotait autre chose que la seule qualité de la série. Ce qu’il aimait dans ce personnage sans éclat, à mon sens, c’était ce qu’il percevait comme son côté ashkénaze – qui bien sûr, de manière littérale, est inexistant puisque le personnage n’est ni Juif, ni originaire d’Europe de l’Est – à travers son abord négligé, son peu de considération pour les convenances, son manque de prétentions. Au fond, le fait d’être Ashkénaze colorait la manière dont mon père appréhendait ce qui ne l’était pas. Je crois aussi que des éléments d’autres cultures – les films de Jacques Demy, les séries américaines, la culture japonaise, du moins ce que j’en connais – me semblent parfois plus parlants pour évoquer l’esprit ashkénaze tel que je le perçois dans ma famille que des aspects qui seraient proprement ashkénazes. Pour le dire autrement, j’utilise ces éléments de cultures autres comme des images, des métaphores.

Concernant la culture japonaise, j’éprouve une fascination à son égard – même si la connaissance que j’en ai est très incomplète – parce que précisément elle est à mes yeux à l’opposé de la manière dont je vis le fait d’être Ashkénaze où, du moins dans ma famille, on est dans l’à peu près, dans le « ça ira bien comme ça », où il ne faut surtout pas que tout soit parfait. Alors que la culture japonaise me semble apporter une extrême attention au détail, détentrice d’un sens du raffinement qui ne m’est pas du tout naturel. En même temps, cette attention au détail, c’est ce que j’ai tenté d’apporter à ce texte dans sa forme fragmentaire.

Cette culture japonaise joue un rôle certain tout au long de ce livre écrit par fragments, courts paragraphes, éclats de textes. Dans Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie, vous consacrez de très beaux passages à une pratique japonaise ancestrale, l’art du kintsugi que vous explicitez de la sorte : « Le kintsugi est un acte de raccommodage où l’on mettrait en évidence les points de couture. » Est-ce qu’il s’agit finalement ici de l’art poétique qui guide votre récit, consistant à raconter ses souvenirs en gardant la trace de la brisure et la forme fragmentaire ?

Oui, c’est tout à fait cela. Je ne me souviens pas comment j’ai découvert le kintsugi qui, je l’ai appris par la suite, est en réalité assez en vogue aujourd’hui. On le retrouve même dans des livres de développement personnel, en lien avec l’idée de résilience. Ce n’était pas mon propos ! Le kintsugi incarne à mes yeux ce que j’ai tenté de faire dans ce livre : évoquer l’incomplétude. La culture ashkénaze, le yiddish me – nous – sont parvenus en miettes, en tessons qui, une fois rassemblés, ne permettent pas de reconstituer le tout. Il y a des manques. Beaucoup de manques. Ces béances, c’est la transmission incomplète en raison de l’exil, c’est la connaissance parcellaire de l’histoire de ma famille, c’est surtout la dévastation de la Shoah. Et il ne s’agit pas de cacher la désintégration ou de tenter de la combler – par de la fiction ou une continuité narrative –, mais de l’exhiber et de montrer la brisure, les bords coupants des fragments.

Ma dernière question voudrait porter sur les influences qui sont les vôtres pour écrire Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie. Vous citez en exergue Wislawa Szymborska : dans quelle mesure son œuvre a-t-elle innervé votre écriture ? Plus largement, quelles autrices ou quels auteurs contemporains ont pu vous inspirer dans la rédaction de votre récit ?

Je ne connaissais pas Wislawa Szymborska quand j’ai commencé le livre. J’ai découvert cette poétesse grâce à un ami, alors que mon texte était déjà en voie d’achèvement. Outre qu’elle est Polonaise, comme ma famille, outre que le motif de l’oignon dans son poème utilisé dans l’exergue convenait idéalement au livre, puisque dans la cuisine ashkénaze cet ingrédient est omniprésent, ce qui m’a frappée et me semblait coïncider avec l’esprit ashkénaze tel que je le perçois dans ma famille est le ton volontairement terre à terre, prosaïque, de ce poème, un aspect que l’on retrouve dans son œuvre. Elle appelle un oignon un oignon. Et en même temps ce bulbe à première vue sans noblesse est encensé, de même que je tente – avec ironie, comme vous l’avez dit, mais non sans tendresse – d’exprimer mon attachement à la cuisine et à la culture ashkénazes.

Pour revenir à ce que je disais au début de cette interview, la question du transgénérationnel m’anime beaucoup dans le travail d’écriture. À cet égard, j’ai été très marquée par des romans ou récits se colletant à cette question. Je pense à Un roman russe d’Emmanuel Carrère, où l’auteur évoque la fin tragique et obscure de son grand-père et l’hypothèse que quelque chose de son mal-être pourrait avait un lien avec cet événement. Je pense aussi à Beloved de Toni Morrison, où le personnage principal est hanté par le fantôme de sa fille, qu’elle a assassinée nourrisson pour la faire échapper à l’esclavage. J’ai aussi été très marquée par les enquêtes littéraires autour de la Shoah, comme Les Disparus de Daniel Mendelsohn ou, sous forme fictionnelle, par le prodigieux Tout est illuminé de Jonathan Safran Foer, qui est à mon sens un chef-d’œuvre, ou encore par Lignes de faille de Nancy Huston dont chacun des narrateurs successifs, appartenant à quatre générations de la même famille, est marqué par les ruptures de l’histoire.

Pour la forme fragmentaire, je suis allée chercher du côté d’Olivia Rosenthal, de Bleuets de Maggie Nelson, de Valérie Mréjen, même si dans un premier temps je me suis surtout laissée guider par mon esprit d’association, une idée en amenant une autre. J’avais déjà entamé ce travail quand j’ai découvert Apeirogon, de Colum McCann, un roman ample d’une puissance incroyable, entièrement écrit en fragments – et à mon sens cette forme contribue grandement à la force du texte –, qui m’a confortée dans la direction que j’avais prise, même si je pense que les fragments produisent une expérience de lecture très différente dans Apeirogon et dans mon récit.

Concernant la place que j’ai accordée au culinaire dans ce livre, sans surprise, Proust était présent à mon esprit. Passée dans le langage courant, l’expression « madeleine de Proust » revient d’ailleurs assez souvent chez les Ashkénazes quand il est question de carpe farcie. Mais j’ai été surtout très influencée par la découverte des livres de Ryoko Sekiguchi. Dans Manger fantôme et Dîner fantasma, elle tente avec tout le sérieux possible de répondre à cette question : quel serait le menu idéal à composer si l’on souhaitait convier les revenants à notre table ? L’idée même m’a énormément séduite et a joué un rôle déterminant dans ma volonté d’écrire ce livre en me focalisant sur la cuisine. J’avais toujours été intriguée par le fait que, enfant, je n’aimais pas les spécialités ashkénazes que me servait ma grand-mère et qu’un jour les choses avaient basculé : c’était devenu quelque chose de précieux. J’ai compris qu’il était possible de donner une place à cette cuisine dans un texte littéraire que je pourrais écrire.

Élise Goldberg, Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie, éditions Verdier, août 2023, 160 pages, 18€.