Laure Gauthier : « Trouver une langue pour les violences nouvelles » (La cité dolente)

Retour sur la puissante Cité dolente, de Laure Gauthier, sous la forme d’un grand entretien avec l’autrice mené par Lénaïg Cariou.

Le titre de recueil La cité dolente est emprunté au discours des portes de l’Enfer, dans la Divine Comédie de Dante : « Par moi on va vers la cité dolente ; / Par moi on va vers l’éternelle souffrance ; / Par moi on va chez les âmes errantes. » Outre la référence à Dante, sur laquelle nous reviendrons, peux-tu en dire plus sur les significations dont cette expression est porteuse, pour toi, et ce qu’elles impliquent dans le cadre de ton recueil ? Qu’est-ce que la « cité dolente » ? De quelle cité parle-t-on ici ?

Il y a dans tous mes livres une sorte d’obsession pour la notion de traversée : j’explore la façon dont l’être humain traverse les épreuves individuelles et collectives. Il s’agit aussi de trouver une langue pour les violences nouvelles auxquelles nous sommes soumis, et de faire signe vers notre capacité à faire face à la vie, à déjouer la violence, à espérer, à trouver l’énergie suffisante et dire ce mouvement de vie. Les vers de Dante que tu cites, qui figurent sur les portes de l’Enfer dans le Chant III de La Divine Comédie sont une sorte d’invitation au courage et au voyage douloureux : il ne s’agit pas d’un adieu au monde, d’une résignation ou d’un escapisme, mais bien d’une capacité à se déplacer et en faire une âpre traversée dirigée vers l’avenir – qui chez Dante est le Paradis, dans mon livre une vie acceptée dans le dénuement. Cette traversée qui permet grâce à la littérature de regarder le réel en face et de tenter de le nommer, de l’appréhender dans sa complexité et, peut-être de le transformer ou tout au moins de modifier l’angle depuis lequel on l’observe. Ce je de La Divine Comédie, qui est à la fois Dante et le narrateur, est ouvert, traversant et traversé : « par moi on va », ce qui est proche de ma position d’écrire, de ce que j’ai pu appeler un lyrisme trans-subjectif, un moi certes, mais pluriel, anonyme, traversé. Le vieil homme anonyme de La cité dolente a pris la main tendue du narrateur de La Divine Comédie, il réarticule un chant pour tou.te.s et nous accompagne au travers des violences du monde, les nomme, les éprouve, les déjoue.

L’expression « cité dolente » qui, chez Dante, désigne l’Enfer, n’est pas, dans mon récit, Dité, cette ville au cœur de l’Enfer, mais une cité anonyme, qui peut être toute ville de notre société, à l’heure de la consommation à outrance et du libéralisme sans bornes. Dans certaines traductions en français, notamment anciennes, « la città dolente » est traduite par « la cité des pleurs », comme par exemple Lamennais, en 1863. Moi j’aime, au contraire, la traduction de « dolente » en italien par « dolent » en français, précisément car le terme français à la fois est au plus proche de l’italien et laisse scintiller d’autres acceptions : le « dolente » italien qui signifie « douloureux » et le « dolent » français, qui renvoie certes à la souffrance, mais peut également faire écho à la mollesse et à l’absence d’énergie, ces états dans lesquels nous plonge la société de consommation et dont le narrateur fait l’épreuve.

La cité dolente s’ouvre sur une allégorie critique de la société de consommation : celle d’un « enfant haribo » qui refuse de se voir lui-même, et dont le regard, pour cette raison, fuit les vitrines et les flaques. Comme dans Les corps caverneux, on retrouve ici la dialectique du vide et du trop-plein. Pourtant, l’expérience que va faire le personnage de La cité dolente est justement celle du dénuement, comme l’indique l’image des « mains vides », qui revient au début et à la fin du livre. En quoi La cité dolente propose-t-elle une critique de notre société contemporaine ?

Les corps caverneux montre comment la société tente de « combler » des espaces vides en nous, des espaces intimes à protéger, qui sont nos silences, nos failles mais aussi nos jachères et combien on tente de les remplir pour nous mettre au pas. Cette fois, dans ma réécriture de ce texte, paru une première fois en 2015, il apparaît combien le trop-plein néo-libéral creuse dans un même temps un ultra-vide destructeur : il est question de solitude extrême, celle d’enfants que l’on photographie, couvre d’objets ou nourrit à outrance et qu’on délaisse affectivement, ainsi que de vieillards laissés pour compte, avec la presse à sensation et la télévision comme dernières présences. Le texte montre que les êtres et les corps dépérissent dans une fausse surabondance mortifère que je présente comme notre Enfer. Si la traversée du livre est souvent sombre, rude, l’humour affleure, et la fin constitue un renversement de l’ensemble du texte : le texte s’arrête sur un « avant dernier chant », qui est construit comme une variation sur le poème de Hugo évoquant la fin tragique de sa fille Léopoldine et tiré des Contemplations : il s’achève ainsi par le vieillard qui, à la différence de Charles Vacquerie, ressort de l’eau, fait le choix de vivre, donc par l’acceptation non défaitiste de l’adversité, et la capacité à vivre dans le dénuement, à même la vie, « les pieds nus et les mains vides ». Ce livre est de nouveau, autrement que dans les livres précédents, une poésie de la philanthropie, où le don, la générosité sont présents, aussi la capacité à traverser les épreuves, pas seulement à les contempler, à en faire l’expérience sans complaisance ni regrets : il semble urgent de sortir de la « modernité » conçue comme conscience de la perte et expression d’une nostalgie, déploration d’une unité perdue, pour tenter un renouveau, pour risquer l’avenir même si le monde et la nature qui le portent sont abîmés à un point extrême et menaçant.

Ton écriture poétique travaille volontiers en dialogue avec diverses traditions littéraires européennes : l’histoire germanique de Kaspar Hauser, dans Kaspar de pierre, la poésie de François Villon, dans Je neige (entre les mots de Villon). Pourquoi avoir choisi de converser avec Dante dans La cité dolente ? Les références à la littérature italienne sont très présentes dans ce livre : le recueil s’ouvre sur une citation de Pasolini restituée en italien, qui revient au chant III (« Avrei voluto urlare, e ero muto »), et le chant I peut également se lire comme une référence au Décaméron de Boccace. Peux-tu en dire davantage sur l’influence des littératures italienne, et plus généralement européenne, sur ton travail ? Les diverses traductions de tes textes et tes lectures récentes en Allemagne, en Autriche, en Italie, semblent témoigner chez toi du désir de s/t’inscrire dans une littérature qui se pense à l’échelle européenne, davantage qu’à l’échelle nationale.

Toute écriture entre en dialogue consciemment ou non avec d’autres écritures situées ailleurs dans le temps ou l’espace, et devient, à son tour, une main tendue vers l’avenir. Si je lis de la littérature du monde entier, il y a chez moi un tropisme vers la littérature germanophone, mais aussi vers la poésie anglophone et italienne et vers la littérature du Moyen Âge. Dans Kaspar de pierre, je dialoguais « de loin » avec les réécritures de l’histoire de Kaspar Hauser, notamment le poème de Paul Verlaine, mais bien sûr aussi celui de Georg Trakl et la pièce de Peter Handke. Pour La cité dolente, c’est après la lecture d’un fait divers monstrueux, la torture d’une jeune fille, publié de façon très complaisante dans un quotidien, que je me suis posée la question de cet envahissement des faits divers et du sensationnalisme comme une sorte d’Enfer moderne. Alors, j’ai entrepris, encore une fois, la lecture de la Divine Comédie, que j’ai relue dans diverses traductions, bien sûr celle de Jacqueline Risset, mais d’autres aussi, de différentes époques, et dans différentes langues, notamment en allemand. Des échos existaient, des liens se tissaient insensiblement. Ça a « travaillé » en moi.

Le lien m’a semblé évident tout comme un dialogue approfondi avec la poésie italienne. J’ai très vite souhaité faire se croiser un dialogue avec le Décameron de Boccace et l’Enfer de Dante : la peste aujourd’hui, celle que fuit le narrateur, c’est la consommation, le sucre, les selfies, l’argent, l’indifférence à l’autre, la pornographie et les faits divers. C’est ce refus qui met le récit poétique en mouvement. Malgré cet appui « de loin » sur les livres de Boccace et de Dante, j’invente une structure en sept chants, qui n’est donc ni celle de La Divine Comédie ni celle du Décameron. Par ailleurs, j’ai aussi trouvé un écho, une sorte de « leitmotiv » à partir d’un vers de Pasolini qui ouvre La cité dolente et qui est un des seuls vers de poésie italienne que je connaisse par cœur, « avrei voluto urlare, e ero muto » : ce vers me semble être une image de notre société qui étouffe la parole et la colère et pousse à la soumission et au mutisme, à accepter l’inacceptable. L’œuvre de Pasolini m’est chère car elle mêle la recherche d’une beauté hors du temps et une position de grande conscience éthique et politique. Ses films également, qui peuvent offrir des relectures de mythes fondateurs et inviter à la vigilance. Pendant la rédaction de La cité dolente, je n’ai pas relu que la poésie de Pasolini, j’ai revu plusieurs de ses films, dont le traitement du temps et le travail sur la violence ont accompagné l’écriture du texte qui ne fait pas qu’évoquer les ravages de notre société de consommation mais sonde aussi les sentiments hors du temps que sont la solitude, l’amour ou la peur de la mort : c’est un chemin âpre, semé de moments espérants.

Pour Kaspar de pierre, réécriture de Kaspar Hauser, le premier « fait divers » européen, la circulation du texte en des langues européennes compte particulièrement : ainsi a-t-il été traduit en italien par Gabriella Serrone, en allemand par le poète Andreas Unterweger, en anglais par le traducteur et poète américain Christopher Gellert, et est en cours de traduction en espagnol par Mariano Rolando, traducteur et poète argentin. Des extraits ont également été traduits en turc par le poète et traducteur Deniz Dagdelen Duzgün qui traduit en ce moment Je neige (entre les mains de Villon). Ce livre, à son tour, est en cours de traduction en anglais par la traductrice et poétesse américaine Heather Green. Si j’ai un tropisme italien et germanique, également anglophone, les langues que je parle et dans lesquelles je peux lire de la poésie, il est essentiel pour moi que ces livres passent par d’autres langues, d’autres cultures, pas seulement européennes. Le déplacement vers la Turquie, les États-Unis, l’Amérique centrale et latine m’importe, de même que le travail dans la durée avec des traducteurs. L’idée d’un travail dans le temps et la confiance, que ce soit avec des musicien.nn.es ou des traducteur.ice.s, est important : j’apprécie que Cynthia Fleury, dans Ce qui ne peut être volé, Charte du Verstohlen, désigne le compagnonnage comme un des points essentiels de résistance aux attaques néo-libérales.

Ces rencontres avec des traducteurs se fait spontanément, tout comme celles avec des artistes du son ou plasticien.nes, c’est une nécessité de continuer le dialogue, d’ouvrir la langue, aussi de lire dans des festivals à l’étranger. Les textes poétiques déplacent la langue dite « maternelle », la recompose, la réinvente et elle continue de se déplacer hors des frontières par les traductions qui sont des réécritures. Derrida, bien sûr, a raison en affirmant que la langue maternelle n’est pas une langue à soi, mais la langue de l’autre. Je ne cherche pas à ré-originer ma langue, mais au contraire, à lui faire faire des pas de côté, vers l’étrange(r). Quelque chose échappe, nécessairement. Dans mon premier livre écrit en langue allemande, puis traduit en français par Laurent Cassagnau, Marie weiss rot / Marie blanch rouge, je parlais de « flurpoesie », une « poésie de couloir ». Le couloir comme la poésie est un passage(s), un lieu ouvert vers d’autres possibles. Ainsi La cité dolente a été traduite en italien, dans sa première version, à peine avait-elle été publiée en français.

Ton choix de recourir à un personnage fictionnel masculin, un vieil homme en fin de vie, que tu fais s’exprimer à la première personne, me semble non seulement mettre au centre de ton recueil la question de la fin de vie et de la vulnérabilité de tout sujet face à la mort, mais aussi celle d’une masculinité fragile, qui n’est pas si souvent mise en scène. Ce choix me semble particulièrement intéressant de la part d’une poétesse dont l’écriture cherche à se situer au plus proche de l’expérience sensible, et à restituer l’avachissement progressif du corps vieillissant : l’« andropause », le « ventre sans semence », le « glacier incontinent ». Si le prisme du genre n’est pas premier, et si l’écriture de ce texte date en réalité d’une période antérieure, La cité dolente me semble néanmoins poser de nombreuses questions qui résonnent tout particulièrement à l’ère post-#metoo : celle d’une pluralisation de nos imaginaires des masculinités, celle des violences faites aux femmes – au cœur du recueil, un féminicide lu par le protagoniste dans les « journaux gratuits » – par exemple. Pourrais-tu revenir sur le travail du genre dans ce recueil ?

Le vieux narrateur de La cité dolente parle de son andropause, de ses vieux coffres à bijoux, de sa peur de mourir et verse des larmes en pensant à ses amours de jeunesse. La cité dolente est mon deuxième livre publié. Je l’ai écrit entre 2013 et 2014, alors que je venais de publier Marie weiss rot / Marie blanc rouge, qui interroge notamment le sacrifice de l’œuvre des femmes à travers une voix féminine, et pour ce deuxième livre j’ai choisi que ce ne serait pas une femme âgée au corps en déchéance qui serait narratrice mais un vieil homme anonyme. Il était important pour moi de ne pas écrire depuis le regard d’une femme mais d’un homme au corps fragilisé. Le livre parle, indépendamment de la question du genre, de l’épreuve de la solitude exacerbée dans les Ehpad, elle évoque les corps abîmés dont on prolonge les vies souvent au-delà du souhaité. Dans mes livres de poésie, ces éléments comme l’âge, la maladie, le désir, le genre ou la nature entrent en dialogue et en tension et ne sont pas « thématisés ». Le livre est un cosmos. Dans le livre que je finis d’écrire, Mélusine reloaded, là encore la question du genre est présente même si elle entre en tension avec les ravages écologiques, le saccage de la nature et l’affirmation de tendances antidémocratiques dans notre société.

J’ai écrit La cité dolente alors que #me too existait tout juste, mais n’était pas encore aussi connu que depuis l’affaire Weinstein en 2017. Néanmoins, j’étais déjà sensibilisée depuis longtemps aux faits divers et notamment aux meurtres des femmes que l’on nomme enfin féminicides, et pas seulement depuis la mort de Marie Trintignant, même si ce meurtre-là a modifié les consciences et aussi la mienne. J’ai toujours été attentive à ces faits que l’on dit « divers » et que l’on relègue dans une rubrique qui est sensée n’être ni sociale ni politique. Et l’on sait que les écrivains du XIXe siècle avaient bien compris les enjeux de ces faits violents, ce qu’ils révélaient de désordre moraux et sociaux. Dans La cité dolente, les faits divers sont parfois réels, parfois fictifs : j’invente un féminicide, un homme qui achète une scie bimatière pour découper la tête de sa compagne ; je cite aussi un journal, un mari ayant uriné sur sa femme et l’ayant brûlée au fer à repasser par jalousie ; et à la fin j’évoque le meurtre d’une jeune femme dans une forêt. Le texte bascule quand le vieil homme qui est venu s’enfermer dans une maison de retraite, pensant fuir la suractivité et avoir le temps de méditer, entend tout le réfectoire de l’Ehpad parler de l’histoire de Bastien, un jeune enfant passé à la machine à laver par son père. A ce moment, la langue du vieil homme se désarticule, et il chute. Cet Enfer-là va le pousser à ressortir, à s’inscrire de nouveau dans la société, même si cela est laissé hors champs puisque le récit est interrompu et se termine sur un avant-dernier chant.

La génération des hommes âgés est celle qui a été parfois la plus rétive à #me too, mais il y a aussi des hommes qui ont revu et corrigé leur vision de la violence faite aux femmes et c’est important ici que ce soit un vieil homme qui ressente cette horreur et ne la supporte pas. Loin de choisir le suicide ou la fuite, il regarde en face et ressort vivre au dehors : derrière la fragilité et l’empathie se cache une grande force de vie. C’est cette force-là, celle des anonymes qui relèvent la tête, ce courage-là qui m’intéresse, pas l’héroïsme des forts.

L’époque nous montre la plasticité du genre, et l’écriture est avant tout mobile, elle est une invitation à faire un pas de côté, à traverser des états différents, elle est nécessairement dysphorique pour faire allusion à Paul B. Preciado dans Dysphoria mundi. La plasticité de l’écriture, qui permet d’écrire depuis l’enfance, l’adolescence ou la vieillesse, le corps d’un homme, d’une femme ou d’un être hybride comme Mélusine, d’être morts ou vivants, est un rappel important à la plasticité de la vie et à l’importance du mouvement. Dans ce texte, je traverse le masculin, comme dans Je neige, je traverse la poésie de François Villon, après que de très nombreux poètes hommes ont écrit à partir du Testament. Cette traversée du masculin est aussi une contribution à sa transformation, de même que bien des auteurs hommes ont traversé des personnages féminins et construit aussi les modèles féminins, par exemple au XIXe siècle en Europe, insistant sur des femmes malades d’amour et fragilisées par la société, comme Emma Bovary, et contribuant ainsi à l’« invention de l’hystérie » dont parle Huberman. Réinventer le masculin et le féminin aujourd’hui, c’est bien sûr aussi réécrire les corps masculins, penser la masculinité autrement, c’est aussi réécrire les histoires de femmes qui étaient écrites par des hommes : celle de Mélusine avait été fixée par Coudrette, par Jean d’Arras, et citée par bien des poètes hommes, notamment André Breton qui en fait un idéal de « femme-enfant » : il était important pour moi de réécrire ce conte, d’entendre ce que nous dit aujourd’hui l’histoire de Mélusine, une femme généreuse, forte et bâtisseuse. Ce ne sont pas les identités fermées qui m’intéressent, mais bien l’entre-deux, le passage, le mouvement entre les âges, entre les langues, les cultures et les genres.

De manière générale, la quasi-absence du registre épique, dans un texte hérité de Dante et de Virgile, me semble significative : La cité dolente prend le parti de dire le réel comme il est – jusque dans ses aspects les plus sordides – plutôt que de narrer de manière héroïque le dernier voyage du personnage. À cet égard, la référence à Michel Leiris, dont l’entreprise autobiographique, inspirée de la cure analytique, est également à la recherche d’un réel sans concession, ne me semble pas anodine. Pourtant, tout en reprenant l’image de la tauromachie invoquée par Leiris pour parler de la littérature, tu t’en distingues justement, en en refusant la dimension héroïque : « Je n’ai jamais aimé la corrida » lit-on dans les premiers chants. Dans le Septième chant, tu dialogues avec cet imaginaire de la corrida, opposant « ballerine » et « torero », mais les frontières entre l’une et l’autre semble poreuses. Pourrais-tu nous en dire plus sur ce sous-texte leirissien, et ce passage sur la tauromachie ?

On trouve aujourd’hui une grande élasticité dans la définition de ce qu’on appelle une épopée, mais à l’origine, oui, c’est un genre qui relate des faits extraordinaires ou héroïques qui marquent la vie d’une personne ou d’un peuple. Je rejette le caractère « fermé » de l’épopée, le centrage sur un fait, un pays, un homme, un peuple, et me départis de l’héroïsme, pour ne garder que le motif de la traversée. C’est en ce sens que l’Eneide est un texte important pour moi, et plus encore La Divine Comédie. Mon dialogue avec le récit de Dante ne se fonde pas sur la recherche d’équivalents héroïques au Panthéon qu’il dresse. La cité dolente n’est pas une « actualisation » du texte de Dante, mais il y a une profonde connivence avec la matrice de ce texte, l’épreuve à laquelle il invite. Dans La cité dolente, il s’agit d’un Enfer des anonymes et des faits divers. On y trouve une allusion à Moïse et une à John Wayne mais, sinon, aucun nom propre n’y figure, seules des allusions à des faits divers, des anonymes, et quelques personnes désignées par leurs prénoms, sans majuscules, comme bastien ou charles, si ce n’est par de simples pronoms « elles », « tu », etc.

Comme dans toute période politiquement, culturellement, esthétiquement et économiquement fragiles, il me semble qu’il y a aujourd’hui, une nostalgie de l’épopée et des grands récits, aussi des « grands hommes », une sorte de poussée épique que je mets à distance. On pourrait parler ici d’un lyrisme tempéré, puisque le moi est anonyme et ouvert, ce qui n’empêche pas qu’il s’ouvre à des questions essentielles. Le je y est une fiction que tout.e un.e chacun.e peut traverser comme embarcation fragile et éphémère qui regarde le réel opaque et complexe en face. Une embarcation fragile et courageuse.

Dans la continuité de Leiris, j’écris dans une non-complaisance avec le réel, et dans celle de Bataille, dans une grande exposition, notion qui est centrale pour moi. Dans La cité dolente, l’enjeu était de trouver une langue qui ne soit pas mièvre ni en deçà de la violence qu’elle évoque, qui donc regarde la mort en face, sans complaisance. Néanmoins, les allusions à Leiris, et plus généralement au Collège de sociologie, sont également critiques, notamment l’allusion au bref essai De la littérature considérée comme une tauromachie que Leiris écrivit en 1939 et dans lequel, pour résumer à gros traits, la tauromachie est vantée comme une continuité des mythes antiques : l’écrivain serait une sorte de toréro qui saurait affronter la pointe acérée du taureau et braver la mort, tandis que les faibles aux  « vaines grâces de ballerine » se trouvent critiqués. Dans mon texte, on ne trouve aucune complaisance avec la mise à mort du taureau dans la corrida, et le vieil homme est du côté du taureau qui trouve le toréro de mauvais goût, du côté de la femme morte sous les coups du mari, il s’inscrit dans les pas de Charles Vaquerie mort aux côtés de Léopoldine, ou encore dans ceux de Bastien, cet enfant décédé après avoir été passé par son père dans une machine à laver. Le texte suggère que le petit enfant a regardé au travers du hublot de la machine son père qui appuyait sur la fonction « prélavage » dans l’intention de le tuer et que le regard de l’enfant était amour : j’imagine cet instantané, insupportable, et le récit bascule. Ce passage est pour moi un désaveu de l’héroïsation de la force. La poésie peut regarder courageusement la mort en face tout en rejetant la violence et en se situant délibérément du côté de ceux et celles qui la refusent et ont le courage d’aimer donc de vivre.

Comme la plupart de tes livres, La cité dolente propose une très grande variété formelle : le texte jongle entre paragraphes de prose, versets, passages en vers marqués par des blancs typographiques, quelques rares poèmes isolés sur une page, et le texte central inséré dans un tableau. Quelle place pour le travail de la forme dans ton écriture ?

Oui, chacun de mes livres est un chantier qui repose à chaque fois toutes les questions et y répond différemment, selon la nécessité interne au livre qui s’écrit et a ses propres lois. Chaque livre propose de déjouer les pétrifications de la société et invente une forme vivante : à chaque fois, il s’agit de repenser le temps et l’espace, le livre étant un petit cosmos qui prend forme organiquement. Au fil du temps, la forme s’impose, elle vient comme une poussée : c’est l’écriture qui sécrète sa forme, qui la pense et la trouve. La façon dont l’écriture prend forme déjoue les dispositifs de la société, le dispositif étant, comme Agamben le définit si bien, une manière de « capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler, d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ».

Je ne me suis jamais sentie vraiment chez moi en France, dans une culture qui divise trop radicalement fond et forme, alors que les deux sont indissociables et procèdent l’un de l’autre. Ainsi, la forme sonnet est l’expression d’une époque philosophique, sociale, esthétique, elle en est l’expression. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas citer une forme ancienne, que ce déplacement ne peut pas être ponctuellement intéressant, car alors, c’est l’écart qui est signifiant.

Je travaille d’abord dans l’espace et le temps d’un livre, qu’il soit récit en prose ou long poème. Ensuite, j’articule des séquences, j’articule le temps, je pense des espaces, et au sein de ces segments se disposent une narration, des poèmes, des vers ou de la prose, conjointement, séparément ou alternativement selon la nécessité du projet. Pour Je neige (entre les mots de Villon), la forme en deux parties s’est très vite imposée : il s’agissait dans Je neige de dialoguer poétiquement en vers libre « entre les mots de Villon », de répondre au Testament autrement, parfois en reprenant une structure rythmique ou des couleurs, ou un motif, mais de construire une poésie philanthropique en affinité avec celle de Villon. Dans l’autre partie du livre, cette fois en prose poétique, le dialogue s’est fait autrement, de façon réflexive, plus poétologique et les deux parties se rejoignent. Pour Kaspar de pierre, c’est la notion de traversée et de mouvement qui a naturellement trouvé sa progression en des espaces-temps qui constituaient des sortes d’abris en mouvement : la lecture avance ainsi de « marche 1 » vers des maisons (1, 2 et 3), des « abandons » (1, 2, 3) ou encore des « rues », et à chaque fois l’écriture se transforme. Le texte est majoritairement composé en vers libres, avec quelques passages de prose, instants narratifs, et à chaque page un vers est en « gras », ce dont on ne saisit le sens qu’à la fin dans un long poème final : ces instants « purs » sont des moments qui font signe vers le chant, des moments de profondeur qui échappent au temps et qui reviennent à la fin, comme un kaléidoscope. Dans « le serpent b. » qui paraîtra en juin 2024 à la Lettre volée dans le volume outrechanter, j’ai recours à une double sextine en vers libres interrompue par des dialogues pseudo théâtraux qui serpentent au sens propre entre la légende chinoise et aujourd’hui, tandis que la structure en sept séquences des Corps caverneux, avec des écritures très différentes interrogent la violence qu’on nous fait pour remplir nos vides, allant de vers libres dans « ehpad-mélodie » à une alternance de vers et de prose dans « rodez blues » ou « désir de nuages », la langue étant extrêmement mobile.

Dans mes textes, le plus souvent, les passages en prose et en vers coexistent, mais dans une proportion toujours différente. Dans La cité dolente, l’essentiel est en prose, des blocs narratifs interrompus de quelques vers libres et parfois d’un petit poème isolé sur une page. Cette fois, la prose a pour fonction de faire avancer le récit, mais ce qui est en prose est également « prosaïque » au sens strict. Il m’était impossible de faire poème à partir de cette descente aux Enfers. Néanmoins, les échappées au temps ou à l’espace sont en vers libres qui désarticulent la syntaxe, l’espace et le temps, brouillent la perception, ouvrent des questions, tandis que de petits poèmes de quatre ou six vers, surgissent au milieu de pages blanches et constituent des îles, des lieux d’espoirs, des sorties de route : « Je veux vivre une saison / Sans amour / Transparence indésirante / Dépossédé / Sans objets./ Voir ! »

Que l’écriture soit poétique, musicale ou filmique, il est essentiel pour moi qu’un « moyen formel » obéisse à une nécessité interne, qu’il ait du sens : pas de travelling ou de plongée « gratuites », comme monstration technique mais, comme dans Les larmes amères de Petra von Kant de Fassbinder, pour ne prendre qu’un exemple, chaque plongée ou contre-plongée, chaque travelling a un sens, dit quelque-chose du rapport de domination et de soumission de Petra et de son amoureuse. Il en va de même dans l’écriture. S’il y a vers ou prose, c’est signifiant et si on choisit un vers « libre » ou une forme ancienne aussi bien sûr.

C’est la démocratie qui a sécrété le vers libre et en faire usage, composer ce vers, imaginer une auto-contrainte, c’est le choix radical de la liberté. Je pense que ce vers découle d’avancées philosophiques et politiques à la fois. Alors, certes, il y a de mauvais vers libres, qui semblent une prose agencée de façon factice ou gratuite. Mais ces faiblesses sont des faiblesses autres que formelles, et s’appliquent à chaque époque. Je suis heureuse, à chaque projet, de devoir réinventer une syntaxe, des enjambements, des couleurs, du rythme, des césures, des blancs, une ponctuation ou une absence de ponctuation, un jeu de majuscules ou de minuscules, des écarts. Le vers dit « libre » doit réinventer aussi son rapport à la répétition, ou à l’invention, à chaque fois. C’est à chaque livre une autre « musique du sens », comme le formule Philippe Beck. C’est ainsi que j’entends ce que dit un vers, et sa nécessité d’être alors poésie. Ces moments-là sont plus abstraits, plus elliptiques, ils échappent davantage au sens commun. Ça n’empêche pas que la prose ait un sens important pour moi et mon prochain livre, Mélusine reloaded, est un conte futuriste intégralement en prose, car c’est nécessaire au projet.

Une chose qui me frappe en relisant ce recueil, c’est notamment la manière dont la mort se dit et se pense par le biais d’un répertoire d’images tant humaines que non-humaines. La mort de la compagne, à laquelle assiste le personnage au début, notamment : « Et moi, carpe, je rôdais dans ton être boue », « L’eau dans tes yeux bouillonnait déjà de crabes », « La bouche collée contre la paroi, moi je faisais grotte, mais les eaux montaient. » Au-delà de la référence au Styx, auquel renvoie l’imaginaire liquide omniprésent dans La cité dolente, il me semble que ces métaphores témoignent d’un aspect de ton écriture qui n’est peut-être pas le plus manifeste, mais qui demeure présent d’une œuvre à l’autre : la dimension écopoétique. Qu’est-ce que cet imaginaire animalier, géologique, météorologique révèle de ton écriture ?

La nature est omniprésente dans mes textes, même si elle n’est pas « thématisée ». Même si c’est parfois une nature abîmée, réduite, elle est partout et le signe d’une réflexion sur les liens entre nature et culture qui m’obsèdent depuis le début. Ce sont toujours des tensions qui se jouent dans le texte qui parfois quitte la dimension subjective pour parler par le prisme d’un élément impersonnel. Dans La cité dolente, il y a la présence animale du taureau dans le sixième et dans le septième chant qui joue un rôle régulateur et présente un clin d’œil de loin à la Béatrice de la Divine comédie : on y trouve une interrogation sur la violence et la perversion, la capacité à torturer l’autre : « le taureau seul n’aurait pas eu l’idée de la machine » (chant septième) et toujours cette réflexion sur la part naturelle et culturelle de l’individu. La forêt revient, à la fois métaphorique et réelle, comme l’eau, l’onde, ou les étangs. La nature est partout, parfois comme trace, comme souvenir ou comme reste. C’était déjà le cas dans Kaspar de pierre qui est sacrifié sur l’autel de la rationalité et de la positivité :  le livre commence par sa traversée pieds nus dans la terre, puis dans un champ de tournesols, et cette nature prend aussi la forme de l’élément minéral, la roche : son nom « Kaspar de pierre » fait à la fois allusion au minéral et à la culture, au mur de pierres, qui l’a enfermé toute l’enfance. Dans Je neige, il ne reste de nature dans Paris que le vent et la neige, la seule nature qui est évoquée dans les ballades de Villon, préfigurant notre modernité oublieuse du paysage et des éléments naturels.

Les corps caverneux disent davantage et plus directement les ravages de la société de consommation et du tourisme de masse sur la nature : c’est manifeste notamment dans la section « rodez blues » où il est question d’une pluie permanente, d’une nature déréglée au même rythme qu’une société appauvrie qui n’entend plus le sens de la poésie d’Artaud mais se rend sur les lieux-musées de son enfermement ; il y est question du musée géant que devient l’occident : « on fait tourisme de tout quand on a le vendre mou », d’une société nostalgique qui marche à reculons et peine à imaginer l’avenir. Ces questions reviennent de façon lancinante dans chaque section du livre parfois sous la forme d’un arbre au dehors dans un Ehpad (« ehpad-mélodie »), d’une forêt abîmée (« la forêt blanche ») ou de nuages (« désir de nuages »). Mon prochain récit Mélusine reloaded, est un conte dystopique dans lequel ces questions seront encore radicalisées.

Laure Gauthier, La cité dolente, éditions LansKine, collection de poche, 2023, 64 pages, 8€.