Une rare splendeur : tels sont les mots qui viennent à l’esprit après avoir achevé la lecture du troublant premier roman de Sara Mychkine, De minuit à minuit qui vient de paraître au Bruit du Monde. La jeune romancière y raconte l’histoire tragique d’une femme perdue sur la colline du crack à Paris, qui écrit à sa fille et qui, dans sa lettre infinie, lui lance un appel désespéré. Dans cette nuit sans fin, Mychkine ne livre pas uniquement un roman sur les tourments sociaux : la peinture de la mère s’y donne avec la recherche d’une voix, d’une forme toujours exigeante qui la fait rejoindre les deux autres romans clefs de ces derniers mois : les très beaux Une mère éphémère d’Emma Marsantes (que tout le monde devrait lire) et L’Âge de détruire de Pauline Peyrade (que tout le monde devrait livre). C’est peu de dire que Diacritik était impatient de poser quelques questions à Sara Mychkine le temps d’un grand entretien autour de De minuit à minuit — que tout le monde devrait lire.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre puissant premier roman, De minuit à minuit qui vient de paraître au Bruit du monde. Comment vous est venue l’idée d’écrire ce récit constitué de 16 mouvements qui raconte la tragique histoire de cette femme, perdue sur « la colline du crack » à Paris, qui écrit à sa fille ? Existe-t-il un événement particulier ou bien une lecture qui a pu susciter l’écriture de ce premier roman sur ces « résidus du quart-monde » comme la narratrice se désigne ? Enfin, comment avez-vous choisi le titre : s’agissait-il d’emblée de suggérer au lectorat combien ce minuit était celui de la nuit sans fin dans laquelle l’existence de la mère s’était engagée ?
Il n’y a pas eu de genèse. Il n’y a pas et il n’y aura pas pour ce récit de genèse. De la même manière que la voix qu’il porte, il n’a ni début, ni fin. Et je ne fais pas, là, de métaphore. Je n’ai pas su ce que j’écrivais jusqu’à ce que 30 pages, 40 pages aient été écrites. J’avais l’idée d’écrire une lettre, dans le fond du crâne, comme une lumière épaisse et trouble. Et ça s’arrêtait là. Je me rappelle avoir lu Une si longue lettre de Mariama Bâ, l’été ayant précédé ce roman et il y a dû y avoir alors une sortie des eaux, j’ai su que c’était possible d’adopter cette forme, l’adresse sans la réponse, le cri dans le silence. C’était assez. C’est durant l’écriture du roman, en réalité, que j’ai trouvé ce qui l’avait fait naître, puis après l’avoir accouché. Il y a eu une nuit, une femme que j’ai rencontrée dans le métro. J’avais commencé à écrire depuis un mois déjà, peut-être plus. C’était l’un des derniers métros, les visages fatigués et encore plus fermés qu’au cœur de la journée. Et elle parlait. À moitié pour elle et à moitié pour les autres, celles et ceux qui rentraient quelque part, qui avaient les cernes de la fin de semaine et qui n’osaient pas la regarder. Je lui ai répondu, on est sorties ensemble et on a marché dans la nuit. Et il y avait un tel amour dans le regard, dans les fragilités, dans chaque geste, qu’on a fini par pleurer. Cette femme, je ne lui ai pas demandé son nom. Elle ne m’a pas donné le sien. Mais c’était sa voix que je portais. Sa voix et toutes celles des femmes que j’avais rencontré avant elles, les « sans-abris », les « folles », les « brisées », c’était la voix de ma mère, qui s’est suicidée quand j’avais 9 ans. C’était la voix de mon père, l’amour et toute la violence du poids d’un monde qu’il avait porté sa vie entière. C’était la mienne. C’est après cette rencontre, et dans l’écriture du roman encore, que j’ai trouvé le roman de Nawal El Saadawi, Ferdaous, une voix en enfer. Et il y avait là un souffle qui m’a porté dans toute sa lucidité et sa fureur. On en revient ici, il me semble, à l’absence de genèse. Le roman de Nawal El Saadawi comme le mien porte des voix, une colère et une souffrance, qui n’ont ni début, ni fin. D’où ce titre, De minuit à minuit, qui, trouvé par Marie Desmeures, mon éditrice, renvoie tant à la nuit sans fin où s’est nichée l’existence de la mère qu’à celle où sont enterrées toutes les existences qui se mêlent, ressemblent à la sienne. Je regardais, hier, une interview de James Baldwin où il demandait : « What is it you want me to reconcile myself to ? I was born here almost 60 years ago. I’m not going to live another 60 years. You always told me it takes time. It has taken my father’s time, my mother’s time, my uncle’s time, my brothers and my sisters time, my nephews and my nieces time. How much time do you want for your « progress » ? ». En portant la voix-caisse de résonance de la narratrice, une femme immigrée, racisée qui se perd sur « la colline du crack » et à qui l’on retire la garde de sa fille, c’est ce cri que je soulève. Combien de temps encore pour votre « progrès » ? Combien de mort·e·s encore dans votre « ville des lumières » ? Combien d’hivers avant que l’on se demande pourquoi des personnes dorment et crèvent dans les rues d’un pays dit « développé » ? Combien de noyé·e·s dans la Méditerranée ? Combien de violé·e·s dans l’indifférence ? Combien d’étouffé·e·s par les violences policières ? Combien de rêves broyés, de dos rompus, d’humanités niées ? Combien, précisément, combien de personnes doivent encore souffrir, êtres tuées dans et par le silence, avant que l’on se décide enfin à ne plus détourner le regard ? Cette sorte de matière molle de l’humanité m’effraie. On ne devrait jamais pouvoir s’habituer à la misère, quel que soit son visage. Car quel qu’il soit, il sera toujours le mien.
Pour en venir sans attendre au cœur de votre récit, De minuit à minuit se fait le récit sombre et tourmenté d’une double mort figurée. La première, éminemment tragique, est celle de la relation de la mère, narratrice, avec sa fille, mère qui raconte peu à peu, depuis sa toxicomanie, que la garde de sa fille lui a été ôtée. En ce sens, votre roman se concentre sur cette terrible relation mère-fille, au bord de disparaître, en faisant du personnage de la mère une morte vive, un personnage errant sur cette colline entre la vie et la mort qui se fait comme le double de sa propre mère-néant comme elle le dit : « Il y a eu ma mère en creux de tout ce qui est, ma mère-néant, ma mère-négatif tachée et sale, ma mère percée d’amour-séismes et de tendresse âcre, doigts tristes et neigeux, ma mère comme un destin, comme l’embryon de toutes mes rebuffades, mes jalousies, mon désir malade d’exister. » En quoi la mère de De minuit à minuit peut-elle à son tour être une mère-néant ?
C’est une question qui me fait perdre pied, je dois l’avouer, parce qu’elle touche à tous les nœuds que concentrent l’écriture de ce récit. Étrangement, j’ai très envie de feinter et de vous répondre que la mère de De minuit à minuit s’arrache précisément de sa condition de mère-néant au moment où elle pose le stylo sur le papier pour écrire à sa fille. Et c’est la vérité. Mais c’est ce qu’il y a avant l’écriture que vous interrogez. Pour elle. Pour sa fille, c’est ce qu’il y avant la lecture de la lettre de sa mère. C’est donc une double réponse que je vais vous donner — double réponse qui fait écho à l’une des interrogations sourdes du roman : est-ce la fille qui naît de la mère ou la mère qui naît de la fille ? —. La première, ce n’est pas un mystère, nous portons les existences, et par elles, les fardeaux, les blessures et les failles de ceux et celles qui nous ont précédé·e·s. J’avais lu une étude, il y a un an et quelques, montrant que l’ADN des enfants des femmes enceintes durant le génocide rwandais avait été modifié en raison des traumatismes que leurs mères avaient subi durant la grossesse. On sait qu’il faut en France, en moyenne, 7 générations pour se tirer de la pauvreté. Il y a dans les tragédies grecques ce même mouvement de prédestination. Qu’il soit ramené à la science, aux conditions socio-économiques et culturelles ou à la volonté des déesses et des dieux, c’est bien ce même « quelque chose » qui nous précède, qui nous attire, nous terrifie, qui nous guide avant même que l’on ait décidé de faire un pas, qui nous condamne, nous déchire mais peut aussi, au contraire, nous réparer, nous rendre immenses et dignes, nous envelopper d’amour jusqu’à ce que chaque chemin puisse nous apparaître possible. La mère de De minuit à minuit devient mère-néant parce que sa mère l’a été pour elle, et peut-être, sans doute, parce que sa grand-mère l’avait été pour sa mère avant elle. Elle s’efforce de le combattre mais il y a comme une inévitabilité dans ce devenir-néant. Parce qu’elle ne connaît pas autre chose, c’est son seul possible. Sa brèche hors du néant, et qui nous ramène à la fille, c’est d’abandonner sa fille et de lui écrire cette lettre. C’est de cette manière qu’elle rompt avec l’inévitabilité de devenir mère-néant, et paradoxalement, de cette manière qu’elle devient néant pour sa fille qui grandira dans son absence jusqu’à ce qu’on lui remette cette lettre, à ses dix-huit ans. De minuit à minuit est le récit d’une double mort figurée mais aussi celle d’une double naissance : celle de la mère, libérée de son destin de mère-néant, par la décision d’écrire une lettre à sa fille et celle de la fille, amenée à renaître dans l’absence de sa mère. En un sens, ce que j’ai écrit ici, c’est que le néant et l’absence nous définissent tout autant que ce qui est.
À cette mère-néant qui fait entendre sa voix vient s’ajouter un monde-néant, celui dans lequel évolue la narratrice. C’est ici que se tient la seconde mort figurée qui se tient au cœur de De minuit à minuit : la mort d’un monde, la mort du monde auquel la mère ne croit plus. Un monde du désastre et de l’effondrement, celui de cette colline du crack, et plus largement du monde lui-même puisqu’il est ainsi dit : « Il n’a jamais existé / le cœur du monde. » Car le monde n’est plus là qu’horreur et vaste cimetière : « Il y a carcasses / sous mes / mots, ma / douce. »
Ma question ici sera double : en quoi vous paraissait-il nécessaire, pour faire écho à la déréliction de la mère, de montrer un monde lui-même hanté par la mort ? En quoi cette mort du monde engage-t-elle la narratrice à écrire, elle qui, notamment, affirme : « On se souvient à partir des brèches » ?
Ma seule nécessité était d’être juste. La déréliction de la mère et le monde dans lequel elle évolue forment un cercle. Une chaîne. On ne peut pas la lire en terme de causalité. Le désespoir du monde provoque celui de la mère et l’effondrement de la mère hante le monde. Mais je le répète, ma seule nécessité était d’être juste. C’est-à-dire que la mère, dans cet état de déréliction, est lucide. Et je trouve particulièrement intéressant, à ce titre, le choix de votre terme. Déréliction : Cas ou moment de solitude morale. / Littér. Solitude morale, en particulier par rapport à Dieu. À mes yeux, cet état peut s’entendre comme une traduction de la « voie du blâme » à laquelle Louisa Yousfi appelle dans Rester barbare. Il ne s’agit plus pour la mère de prouver son exemplarité à l’Empire mais de montrer à sa fille qu’il y a, dans son existence, un miracle qui se doit aussi à ce monde de l’effondrement, à la laideur, à cette prétendue indignité à laquelle on l’assigne. Et ce monde, c’est le monde. Ce monde dans lequel elle a accouché de sa fille, c’est le monde. À mon sens, la conscience de la mère dans l’écriture va bien au-delà de la simple description de sa réalité parce qu’écho aux contours de sa solitude. C’est un avertissement, un feu qu’elle allume dix-huit ans plus tôt, pour que la jeune adulte, celle qui a grandi dans l’absence de sa mère, sache dans quel monde elle met les pieds, ce qui se situe derrière son présent, son réel. Pour qu’elle ne s’y trompe pas, qu’elle ne confonde pas la vitrine du monde avec son visage. Pour qu’elle se souvienne que tous·tes marchent dans un grand cimetière et qu’à certains endroits seulement, les carcasses pourrissent au soleil. Pour qu’elle se fasse les crocs, qu’elle durcisse la peau, aussi sèche que l’écorce, comme doivent le faire toutes les filles racisées qui grandissent dans un monde qui ne leur donnent pas le droit à l’existence. C’est la mort du monde qui engage la narratrice à écrire parce qu’elle en est martyre, au sens premier du terme, parce qu’elle en est témoin, parce que ce monde a fait de son existence des éclats brisés où brèchent encore l’amour mais où rien ne vit plus, parce qu’en faisant d’elle de ce qu’elle est, il a modelé l’existence de celle qu’elle a fait naître, parce qu’il porte tout ce qui l’a étouffée et qu’en y arrachant sa voix, c’est hors et contre lui qu’elle se soulève. C’est la mort du monde qui engage la narratrice à écrire mais ce sont surtout ces mots, les derniers d’Audre Lorde dans A Litany for survival : « So it is better to speak / remembering / we were never meant to survive. ».
Si le monde représenté dans De minuit à minuit se caractérise par son caractère désastré et mortifère, force est de reconnaître qu’il se singularise aussi bien par sa puissante peinture sociale. Cette colline du crack se fait le théâtre d’un effondrement social peint depuis une très grande violence aussi bien physique que sociale. En ce sens, De minuit à minuit entend représenter ce qui précisément fait défaut dans les représentations attendues de cette misère sociale, en particulier celles des « présentatrices télé » qui « s’efforcent à grands claquements de langue de décrire un réel qui n’existent que sur leurs rétines ». Avez-vous ambitionné ainsi votre premier roman comme un récit social ?
Ma première réponse me trahit un peu : je n’avais rien ambitionné du tout. Mais pour être honnête, je vois difficilement comment un roman peut ne pas être un récit social. Même quand il s’agit de science-fiction, de Fantasy, de romans historiques ou d’amour, il y a toujours quelque chose qui est dit, par l’écrivain·e, de notre société contemporaine. Ce que je souhaitais, par contre, c’était une voix qui puisse porter toutes les voix. Et c’est une volonté qui est nécessairement vouée à l’échec parce qu’inatteignable mais qui m’engage comme écrivaine, qui me lie à ce·ux·lles qui m’ont précédée, à ce·ux·lles que j’aime, aux gorges que je porte, aux plaies sur lesquelles je me lève, à crever les silences qui nous tuent. Cette colline du crack, c’est la marge. Et ce qui m’intéresse, c’est ce que la marge dit du centre. Que dit la colline du crack de la France contemporaine, démocratique et républicaine ? La liberté, l’égalité, la fraternité, la sororité et l’adelphité, est-ce que ça sonne toujours aussi creux que quand ça a été clamé, pour la première fois, en 1789 quand on n’y voyait qu’une affaire d’hommes blancs ? Un roman, c’est un récit et un récit, c’est précisément ce qui fait que l’on voit, dans un ensemble d’individu·e·s, une collectivité humaine qui forme une entité propre. L’effondrement social que raconte la mère, s’il est le sien, est celui de tous·tes les français·e·s. Il devrait l’être. Or, le récit hégémonique de cette misère sociale, celui entendu, répété et martelé, notamment à la télé, vient le recouvrir et l’engloutir dans la pitié, l’indifférence et le mépris qui sont trois armes de destruction d’une égale violence. Le récit dominant qui lie la France contemporaine se fonde sur l’anéantissement de son récit à elle. D’où la nécessité pour elle comme pour moi de l’écrire. À la première personne. Pour nos filles. Avec toute la rage qui nous habite et la dignité qui pèse dans chacun de nos regards.
Au-delà de la peinture du milieu des toxicomanes, le volet social du livre s’exprime d’emblée par le discours de la mère-narratrice dont le propos politique est cinglant. De fait, De minuit à minuit se place sous le signe d’un roman décolonial et féministe, qui interroge sans répit la manière dont s’est établit une domination coloniale et patriarcale, qui perdure puisque sévit « le poids de la / domination / des hommes blancs / sur le reste du monde / de tous les hommes sur notre sexe ». En quoi peut-on lire De minuit à minuit comme un roman politique ?
Parce qu’il donne la parole à une personne qui n’était pas censée l’avoir. Honnêtement, j’ai férocement envie de m’arrêter là et de laisser chacun·e faire ses devoirs. Pour ce·ux·lles qui savent, on est ensemble. Mais je vais développer parce qu’il faut bien dire ce qui se hurle depuis une soixantaine d’années et ce qui se crie depuis bien plus longtemps encore. La lecture politique de De minuit à minuit se situe bien dans la voix de sa narratrice, une femme racisée immigrée en France. Arrivée dans un pays dont l’identité nationale s’est fondé et se fonde sur l’exclusion, jusqu’à l’anéantissement, d’un certain nombre de personnes : femmes, minorités de genre, personnes racisées, immigré·e·s non-blanc·h·e·s, personnes musulmanes, etc. C’est de par son existence même que le récit de cette femme peut être lu comme politique parce que son existence même interroge le récit du pouvoir et son exercice dans la construction de l’identité nationale française. Et la fonction de la « littérature française » dans la construction de cette identité nationale de même que celle de la peinture, de la musique, du cinéma, de l’ensemble des champs culturels, est tout à fait majeure. Si Soumission de Michel Houellebecq n’a pas été d’emblée lu et présenté comme un récit politique se plaçant sous le signe d’un roman sexiste et islamophobe, c’est bien qu’elle continue à tenir ce rôle d’agent, de liant national et civilisationnel. Et par ce rôle, celui de garde-fou et de barbelés destinés à nier et à broyer dans le silence d’innombrables vies qui fondent le pouvoir de la France contemporaine et qu’elle s’acharne à ne pas reconnaître. Dans ce mouvement, De minuit à minuit est un récit disruptif. C’est un hurlement, le même que tous ceux poussés avant et avec lui. Un élan de contre-pouvoir qui entend arracher l’universel aux mains de ceux qui l’ont volé.

Depuis son socle politique, De minuit à minuit n’est pas seulement à lire comme un roman de morts vivants, un roman de l’exclusion, un roman des rebuts dont la société ne voudrait plus. Ce qui caractérise également la parole de la mère, c’est peut-être aussi bien son grand cri de vie, son grand cri à être. En ce sens, il s’agit d’un roman d’espoir, de l’espérance : d’une manière de contre-récit à la déréliction qui s’empare de tout. Il est ainsi dit d’emblée : « Notre seul tort, c’est de continuer à vouloir vivre / encore et / encore et / encore. » Ne peut-on pas ainsi lire votre roman comme un appel à ce qu’il faudrait nommer une revie, un texte qui, comme vous le dites encore, entend enjamber la violence pour aller vers la douceur des rêves ?
Absolument, et c’est d’abord et surtout comme cet appel qu’il faut le lire. Aucun mot écrit par la mère n’est dicté par autre chose que l’amour. Et si la violence est violence, la misère, misère et le désespoir, désespoir, c’est bien que chaque inspiration, chaque souffle est un grand cri de vie. C’est bien que la douceur des rêves tapisse encore le fond du regard. C’est bien que l’espoir ne nous quitte pas, même charbons sur les parois du gouffre. Et je crois que c’est ce grand cri à être qui est égorgé quand on donne pitié, mépris et indifférence, quand on ne regarde pas, ou plus, l’autre comme un·e être humain·e mais comme une coque sale qui encombre le pavé. Pour reprendre les mots d’Audre Lorde, nous n’étions jamais destiné·e·s à survivre. Mais je veux croire que nous sommes destiné·e·s à revivre. Et le récit de la mère porte cet espoir. Cet espoir qui a un cœur, une chaleur, des larmes et un regard. Cet espoir qui a la force de sa fille, cette vie à peine éclose et déjà jetée dans le même monde que le sien. Cette naissance, c’est le cri à être de la mère qui prend forme, qui prend chair, qui devient tangible. Et cette chair est l’argile de tout ce qu’est la mère, bien avant la misère, bien avant le crack, bien avant les plaies du patriarcat, les violences racistes et néocoloniales. Avant, avant tout ça, il y a la vie. C’est bien la seule chose qui la rattache encore à ce monde mais elle est là, et elle nourrit la rage, le courage immense, l’intelligence, la détermination, la tendresse, tout ce qui a tenu la mère à faire un pas envers et contre tout. Tout ce qui l’a tenu à franchir l’aube. Tout ce sans quoi elle n’aurait pas pu survivre. Ce sont la beauté et la dignité de la mère qui habitent ce grand cri qu’est De minuit à minuit. Cette beauté et cette dignité, immenses, qu’elle s’attache à faire rejaillir sur sa fille, pour qui, elle le sait, la survie ne suffit pas. La survie n’a jamais suffi. Alors c’est à cette revie qu’elle appelle, cette revie qu’elle ne peut qu’imaginer, et dans la misère, et dans les larmes, dans sa fureur, c’est cette revie qui la guide, dans le mépris, l’indifférence, la pitié qu’on lui offre, c’est elle qui la fait tenir debout. La mère ne peut pas enjamber la violence. Son récit, parce qu’il est sincère, ne peut y échapper. Mais dans cette violence, c’est la douceur des rêves qui parvient encore à faire gonfler les poumons, à serrer le poing jusqu’à faire péter la masse de sang et à écrire pour que l’appel ne meurt pas.
Peut-être est-il grand temps d’évoquer la forme si singulière de ce premier roman. On vous sait poète, et peut-être cette entame générique de votre travail se fait-elle entendre dans ce récit qui s’écrit en vers libre, en autant de mouvements qui sont à considérer comme autant de chants poétiques. Pourquoi avoir choisi cette forme versifiée qui se révèle être également une lettre adressée à la fille de la mère-néant ? Est-ce que la raison n’est pas à trouver dans ce que vous dites notamment du monde, « sorte de poème / auquel on aurait arraché / la langue » ? Diriez-vous que ce roman-poème, à la fois tourné vers la douleur du passé mais aussi cherchant à se projeter dans l’avenir, peut être qualifié, comme au Moyen Âge, de cantilène ?
J’ai choisi cette forme très simplement parce que j’écris dans des carnets. Bon, je dis des carnets mais en réalité, on est plus sur le cahier de brouillon à 90 centimes qu’on achète en supermarché. Il y a un mouvement organique dans l’écriture à la main, une désinstutionnalisation du geste, peut-être, qui fait que j’y ai trouvé une immense liberté. Instinctivement, j’ai commencé à sauter des lignes de manière aléatoire
à effacer ponctuations et majuscules
pour que l’espace suive
les mouvements
de ma langue
C’est cette liberté que j’ai souhaité donner à la mère. Cette liberté qu’elle trouve en choisissant enfin d’écrire, de s’écrire, pour sa fille, pour ses sœurs, pour arracher du néant tout ce qu’elle a été. Mais il y a aussi, c’est vrai, le reflet du monde dans cette façon de faire ployer l’espace par l’écriture. Une oscillation entre le silence, le vide et ce qui est. Le chant derrière la parole. La pulsation fiévreuse de la vie, sa mâchoire morbide, ses os qui sifflent. J’ai toujours été fascinée par le rythme du langage, sa musicalité. À quel point les mots ne suffisent pas à dire. À moi, ils ne m’ont jamais suffi. C’est de là que je suis née poète·sse. Du manque.
Et le manque dans le langage se traduit par un manque du, dans le monde. L’un et l’autre n’ont pas de frontières. Comment peut-on être sûr·e que quelque chose existe si rien n’est là pour le nommer ? C’est aussi ici que s’explique la langue poétique de la mère. Sans la poésie, elle ne peut pas dire son réel. Il n’existe pas. Elle ne peut pas dire son existence. Elle n’existe pas. Il n’y a que la poésie pour faire naître un langage dans et au-delà du langage. Pour faire résonner la douleur et l’espoir dans un même mot. En ce sens, ce récit est un cantilène, c’est certain. C’est un cantilène, ce sont les hymnes d’Enheduanna. La voix rauque de Nina Simone. Tous les chants qui se sont perdus, qui ont été oubliés, que l’on a détruit et brûlé sur l’autel de la Civilisation. Toutes les profondeurs du premier cri d’une nouvelle née.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur les influences qui ont pu être les vôtres. Quelles sont les autrices et quels sont les auteurs qui ont pu vous influencer ? En existe-t-il en particulier qui ont nourri l’écriture de De minuit à minuit ?
Je crois que toutes les lectures que j’ai faites avant et pendant l’écriture de ce roman m’ont influencée. J’en ai cité quelques-unes tout au long de cet entretien mais il y en a tellement, avant elles, qui m’ont conduit à la littérature, qui ont creusé les fondations de la voix de la mère, qui ont irrigué mes langues que je ne saurais toutes les citer. Et je suis jeune encore, je connais si peu, il me reste encore tellement à lire ! J’ai découvert seulement avant-hier la poésie de June Jordan. Elle m’a fait l’effet du tonnerre. C’est toute la beauté, la force de la littérature. On n’y est jamais seul·e. Et j’ai beau être celle qui a écrit De minuit à minuit, pour reprendre Maya Angelou, dix-mille se tenaient à mes côtés.
Sara Mychkine, De minuit à minuit, Le Bruit du Monde, février 2023, 150 p., 15 €