Choses lues, choses vues (22) : Alain Robbe-Grillet, Benoît Peeters, Pacôme Thiellement, Georges Bataille

© Virginie Vincienne

1.

L’année 1922 n’aura pas été avare en naissances de personnalités marquantes : Pasolini et Kerouac en mars ; Bobby Lapointe et Charlie Mingus en avril ; Serge Reggiani, Christopher Lee et peut-être (car un doute subsiste – ne serait-il pas né l’année précédente ?) Iannis Xenakis en mai ; Alain Resnais en juin ; Micheline Presle (seule à être encore en vie) et Alain Robbe-Grillet en août ; Simon Hantaï, Christian Dotremont, Claude Ollier et Ava Gardner en décembre (et j’en oublie, volontairement – ou non). Est-ce important de commémorer les anniversaires ? Pour certains, on dira oui, non par goût des chiffres ronds (on préférera 101 qui est premier – et même 99), mais parce qu’ils nous offrent l’occasion de ferrailler avec le temps, donc avec nos souvenirs et la part d’oubli qui les recouvre, de manière intime, dans un désir de partage.

Alain Robbe-Grillet, né le 18 août 1922 et mort 18 février 2008, fait partie des grands noms de la littérature française. Mais ne nous leurrons pas : comme il l’affirmait lui-même avec ironie, il est “connu pour sa célébrité.” Cela fera bientôt soixante-dix ans que son premier livre, Les Gommes, a été publié aux Éditions de Minuit. Et un peu plus de vingt ans que son dernier roman, La Reprise, est sorti aux mêmes éditions (laissons tomber Un Roman sentimental, paru en 2007 chez Fayard, “sorte de récit masturbatoire” plus complaisant que transgressif : vain coup éditorial n’ayant pas attiré grand monde, ni dérangé quoi que ce soit). Pour certains, dont je suis, l’homme, comme l’œuvre, demeurent fermement gravés dans la mémoire (je vais y revenir). Mais qu’en est-il aujourd’hui – au présent de la découverte ? Sur la 4e de couverture de son essai biographique, Robbe-Grillet, L’aventure du Nouveau Roman, qui vient de paraître chez Flammarion, Benoît Peeters fait le constat que “l’œuvre est de nos jours moins lue”. La disparition de celui qui fut longtemps au centre de discussions parfois passionnées où, en homme plutôt drôle et extraverti, il donnait volontiers de sa personne, y a fortement contribué. Il était, comme on dit, un bon client pour les médias : probablement le meilleur passeur de lui-même, et par extension du Nouveau Roman (dont il fut à la fois le catalyseur, voire le théoricien, et l’attaché de presse). La littérature critique à son sujet (articles, numéros de revues ou de journaux spécialisés, thèses universitaires) est relativement abondante, avec çà et là quelques sommets, comme la lecture du Voyeur par Maurice Blanchot publiée dans la NRF en 1955 (La Clarté romanesque, reprise avec de légères modifications dans Le Livre à venir) : “D’où vient la lumière qui règne dans un récit comme Le Voyeur ? Une lumière ? Plutôt une clarté, mais une clarté surprenante, qui pénètre tout, dissipe toutes les ombres, réduit toute chose et tout être à la minceur d’une surface rayonnante. C’est une clarté totale, égale, qu’on pourrait dire monotone ; elle est sans couleur, sans limite, continue, imprégnant tout l’espace, et comme elle est toujours la même, il semble qu’elle transforme aussi le temps, nous donnant le pouvoir de la parcourir selon des sens nouveaux. / Clarté qui rend tout clair, et puisqu’elle révèle tout, sauf elle-même, elle est ce qu’il y a de plus secret.”

Mais si les exégètes, d’hier comme d’aujourd’hui, ne manquent pas de matière pour nourrir leurs essais “sur”, rien n’avait été encore entrepris sous forme de récit biographique, certes “sur”, mais aussi et surtout “avec” Robbe-Grillet, empruntant les chemins du portrait, et même (amusons-nous à renverser les termes du sous-titre de cette biographie) du roman d’aventure. Aussi ce nouveau livre de Benoît Peeters a-t-il le mérite de combler cette lacune : “J’ai voulu, écrit-il, prenant appui sur les nombreuses archives que l’écrivain a laissées – 459 boîtes de grande dimension (conservées à l’IMEC) occupant 110 mètres linéaires : un ensemble hétéroclite, parfois décourageant à force d’abondance –, faire revivre sa figure et, avec elle, l’aventure du Nouveau Roman.” Pari réussi, tant cette aventure, portée par une exigence conciliant amour pour son “sujet” et recherche de synthèse de ce qui a été glané au fil du temps, se dévore littéralement. Peeters a découvert l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet en 1972, l’année de ses 16 ans, via la collection de poche “10/18”, devenant rapidement “addict” à la constellation du Nouveau Roman, dont chacun des auteurs (Butor, Duras, Robbe-Grillet, Sarraute, Simon, Pinget, Ollier, sans oublier Beckett) avait, ou allait très vite avoir au moins un titre au catalogue (de plus, les actes du colloque de Cerisy de 1971, Nouveau roman : hier, aujourd’hui, ont été directement publié en deux volumes de cette même collection 10/18” à l’automne 1972). Étant de la même génération que Peeters, je confirme avoir lu Dans le labyrinthe ou Les Gommes en poche, quasiment au même âge que lui. Je me souviens aussi qu’un musicien plus âgé que moi (il avait vingt-deux ans !) m’avait incité à me procurer, cette fois en édition courante chez Minuit, Projet pour une révolution à New-York, qui, je dois le reconnaître, m’avait assez sidéré (mais je préférais déjà ses romans des années 1950 à ceux qui ont suivi). Près d’un demi-siècle plus tard, il sommeille dans un rayon de ma bibliothèque (qui contient quasiment tous ses livres) où il m’arrive parfois de le sortir pour en lire quelques pages.

En cette décennie de “fin des avant-gardes du vingtième siècle” (les années 70), les enchaînements se précipitaient, comme s’il fallait agir avant qu’il ne soit trop tard. Dans l’avant-propos de Réinventer le roman, suite de passionnants entretiens inédits co-signés Alain Robbe-Grillet & Benoît Peeters, qui paraît simultanément (à partir d’entretiens filmés, publiés en 2001 sur support DVD par Les Impressions Nouvelles), ce dernier écrit : “L’année de mes 18 ans, je m’étais immergé dans son œuvre de façon méthodique. J’admirais ses audaces, sa force d’invention, sa capacité de se remettre en question d’un livre à l’autre. Il est un de ceux qui m’a donné envie d’écrire, et c’est à lui, sans trop de vergogne, que j’ai adressé mon premier texte en avril 1975. Quelques jours plus tard, je l’ai rencontré pour la première fois dans son minuscule bureau des Éditions de Minuit, rue Bernard Palissy : il m’intimidait au plus haut point, ce qui m’amusait beaucoup.” Le jeune “intimidé” publie rapidement dans la revue Minuit. Il avoue dans le premier chapitre de son essai biographique que “c’est à Claude Simon qu’allait alors [sa] passion”. “C’est à lui qu’est consacré [son] premier roman, Omnibus, pastiche en même temps que vie rêvée”. Sa relation avec Robbe-Grillet a été, certes, nourrie d’une réelle admiration, mais éprouvée de manière intermittente, ce qui l’a conduit en 2001, au moment de l’enregistrement de leurs Entretiens, à relire tous ses livres, à revoir tous ses films, “souvent dans l’enthousiasme, parfois dans la perplexité”. Il s’est ainsi préservé de certaines “blessures”, contrairement à nombre de spécialistes de notre grand écrivain (comme dirait Emmanuelle Lambert qui s’est occupée de ses archives) qui, pour reprendre les mots de Jérôme Lindon, éditeur d’exception qui pouvait parfois s’avérer redoutable (et dont Benoît Peeters avait envisagé il y a quelques années d’écrire la biographie), n’avait “aucune tendance à [se] prendre pour de l’eau de bidet”.

À propos de Lindon, qui est comme on pouvait s’y attendre un des personnages essentiels de ce récit (il est même présent sur la couverture), on lira avec profit – car c’est tout sauf anecdotique – le passage concernant le refus par Minuit en 1960 du Maintien de l’ordre, le deuxième roman de Claude Ollier (lauréat en 1958 du Prix Médicis pour La Mise en scène). Le Maintien de l’ordre se passe à Casablanca et conte l’histoire “d’un administrateur colonial dans un quartier arabe, reclus chez lui, et « gardé à vue » du dehors par deux tueurs – des policiers”, tandis qu’une insurrection se prépare. C’est un roman qui, traitant de l’actualité tout en opérant une “aventure de l’écriture” sans concession, prend un parti ouvertement anticolonialiste. Mais Lindon (surtout) et Robbe-Grillet pensent que, s’il peut être urgent de traiter des événements politiques dans un essai (ou de publier un manifeste), on ne peut en aucun cas le faire dans un roman. Ollier, coupable de s’être fourvoyé dans un “mélange des genres”, devra faire paraître Le Maintien de l’ordre chez Gallimard (où il se retrouvera en compagnie de Butor, de Sarraute et de Duras). Peeters publie, à la page 211 de son essai, la réponse tardive (1996), mais percutante, d’Ollier au directeur des Éditions de Minuit et à son conseiller littéraire : “Mais : où commence, où finit le politique ? Toute narration ne participe-t-elle pas, d’une manière ou d’une autre, du politique ? D’autre part, au nom de quoi décider que ce roman pourra, ou devra, parler de ceci ou non de cela. Est-ce là la vie d’une avant-garde, ou sa fermeture déjà, la clôture de son élan ?”

Ollier est, lui aussi, un personnage récurrent de cet essai fouillé. Alain Robbe-Grillet et lui s’étaient rencontré en 1943 au STO, en Allemagne. Ils sont restés très proches au cours des dix années qui ont suivi. Puis encore assez, durant les dix suivantes, avant qu’ils ne se brouillent de manière irrévocable. Depuis la publication de la Correspondance du Nouveau Roman dans laquelle les échanges entre Robbe-Grillet et Ollier (même en l’absence des premières lettres de ce dernier) composent la partie la plus copieuse et passionnante de cet ensemble, celui qui fut tout d’abord perçu en disciple un peu tardif de son aîné (R.-G. a quatre mois de plus que O.) apparaît enfin pour ce qu’il est : l’écrivain le plus radical, le plus politique, le plus à l’écart de cette bande qui n’en était pas vraiment une (ses lecteurs, peu nombreux, mais fidèles, le savaient depuis des décennies).

Qu’on se rassure : il y a bien d’autres personnages dans ce roman d’aventure. Par exemple, Michel Butor, en “meilleur ennemi” de Robbe-Grillet (ils ne se sont jamais vraiment sentis) qui abandonnera très vite le roman pour devenir un des plus grands expérimentateurs de formes de son temps. Et tant d’autres, avec qui les rapports étaient apparemment plus faciles, sans pour autant demeurer en permanence au beau fixe. Quant à Catherine Rstakian, devenue un beau jour Catherine Robbe-Grillet, sa présence est bien entendu de première importance dans le récit. Leur histoire est bien connue, il me semble superflu d’en faire ici un résumé. Il est indispensable de lire Jeune Mariée, journal plutôt instructif de celle qui prit le pseudonyme de Jean(ne) de Berg pour L’Image et de Cérémonies de femmes : personnalité adulée par certain(e)s dont je dois avouer ne pas faire partie (de même que je suis loin d’être un grand amateur des films de Robbe-Grillet, même si j’en apprécie quelques-uns, ne serait-ce que pour l’inventivité de leur montage, notamment sonore, et leur humour). N’empêche… De cette vie parfois romanesque (!), à la fois singulière et, par certains côtés, très conventionnelle, auréolée d’une petite douzaine de pépites littéraires élaborées avec acharnement (des œuvres qui devraient survivre à ces effets de mode qui en font un certain temps des chefs-d’œuvre avant de les abandonner à leur triste sort, telles des vieilleries périmées), Benoît Peeters a tiré un livre nécessaire, travaillé par la reconnaissance et libre : aussi amical que critique, équilibrant avec justesse ce qui relève de l’anecdotique (dont les biographies ont nécessairement besoin) et ce qui relève de l’analyse littéraire. Il y aurait encore beaucoup choses à relever, à interroger, à contredire parfois (mais si peu). Robbe-Grillet, L’aventure du Nouveau Roman pourrait non seulement faire office d’introduction à l’œuvre de ce dernier, mais aussi inciter à s’aventurer dans ce qui reste le plus vivant du Nouveau Roman, sans opérer a priori de hiérarchie (j’ai parlé d’Ollier, comme à mon habitude, mais Pinget mériterait de ne pas être oublié : Fable ou Passacaille – quelles merveilles ; et l’œuvre de Butor ne devrait pas être réduite à quelques titres trop fameux ; quant à Simon, Duras, Sarraute, ils sont dans la pléiade et ont eu droit à d’épaisses biographies). Espérons que l’accueil de ce livre de Benoît Peeters, au-delà de l’intérêt et du plaisir qu’il apportera aux aficionados, contribuera au renouvèlement du lectorat de l’auteur de La Jalousie, en ces temps où la “littérature de contenu” triomphe quasiment sans partage. C’est tout le mal qu’on lui souhaite.

Robbe-Grillet, L’aventure du Nouveau Roman – cahier photo p. 4-5 © Flammarion

2.

“Sur feuilles volantes, André Breton nota en 1952, de son écriture claire, des noms de rues, des repérages, des remarques et, pour les prises de vue (Élisa photographiait), une chronologie méticuleuse des heures d’ensoleillement : lieux privilégiés dans Paris, amplificateurs d’un passé maléficié ou exaltant, révélateur de courants, d’éveils de certitudes.” (Pierre Alechinsky, Roue libre – Skira, “Les sentiers de la création”, 1971). Curieux hasard : c’est ce livre que j’ai sorti de ma bibliothèque, sans penser à autre chose qu’au plaisir d’en relire quelques pages, une fois ma seconde lecture du nouvel essai / récit de Pacôme Thiellement, Paris des profondeurs (aux Éditions du Seuil), achevée. Roue libre est un ouvrage qui m’est cher, mais j’avais oublié son incipit, tout comme ces lignes que l’on trouve page suivante : “Sauvegarder quelque chose, vite. […] « André aussi ne pouvait détacher son regard de tout être possédant des signes d’anomalie », remarque Élisa.” Le nom d’André Breton revient assez souvent dans Paris des profondeurs. Par exemple, dans le cinquième chapitre, Paris, ville d’Isis, qui débute ainsi (p.57) : “Paris appartient à Isis. Ce n’est pas un secret. C’est une idée qui n’a pas cessé d’apparaître et de disparaître. C’est une épiphanie, à la fois visible et cachée, comme la statue d’Isis agenouillée que l’on peut voir dans les salles égyptiennes du Louvre. En robe rouge et bracelets bleus, elle est appelée Isis en pleureuse alors qu’Isis ne pleure pas. Elle met ses mains devant ses yeux en souriant pour suggérer que la déesse est toujours à la fois voilée et dévoilée, présente et absente. Isis se montre en se retirant. Elle ne se cache que pour indiquer ce qui doit être vu. Isis appartient à Paris.” On se souvient que le premier long métrage de Jacques Rivette, Paris nous appartient, s’ouvre par cette citation de Péguy : “Paris n’appartient à personne”. Mais page 68, Pacôme Thiellement, avec qui je partage le même amour pour le cinéma de Rivette, écrit avec détermination : “Paris appartient à Isis et aux Roms [c’est moi qui souligne]. Ce secret doit cesser.” Revenons trois pages en arrière : “C’est au Sphinx Hôtel que Nadja s’installe quand elle arrive à Paris et c’est dans ce quartier qu’elle croise la route d’André le 4 octobre 1926. « Je me souviens de lui être apparu noir et froid comme un homme foudroyé aux pieds du Sphinx », écrit Breton.” Leur dérive dans Paris est connue (qui n’a lu Nadja ?). “L’acmé de leur dérive se passe sur la place Dauphine […] André Breton et Nadja y dînent ensemble, face à un immeuble aux fenêtres qui changent de couleur du noir au rouge. Et Nadja devine quand le changement aura lieu et quelle couleur on pourra voir. / « C’est, à ne pouvoir s’y méprendre, le sexe de Paris qui se dessine sous ces ombrages », écrira André Breton dans un texte nommé Pont-Neuf […] « Il va sans dire que les couples qui s’égarent sur la place eux soirs d’été exaspèrent leur désir de devenir jouet d’un volcan ». / Quelques années plus tard, en avril 1942, la poétesse Colette Thomas s’installe dans un hôtel de la place Dauphine. Dans son unique livre, Le Testament de la fille morte, Colette décrit son arrivée sur la place de l’exaspération des désirs : « Quand l’autobus atteignit le Pont-Neuf, il s’immobilisa, et le pont, ses parapets et ses bancs se mirent à tourner autour de lui ainsi que la Seine, les arbres et le soleil ». / C’est avec Antonin Artaud qu’elle deviendra le jouet d’un volcan.” (Paris des profondeurs, p.65-67).

Je pourrais continuer infiniment ce montage de citations, renfermant elles-mêmes des citations, tout en y intégrant de nouvelles (comme celle d’Alechinsky). Cette plongée dans Paris, qui est aussi bien une traversée – une dérive dans le temps comme dans l’espace, dans le visible comme dans l’invisible, dans ce que l’on partage de plus commun comme dans l’inconnu soudain révélé –, nous conduit à retendre nos liens à cette ville, en frottant le vécu au rêvé, le réel à l’imaginaire. Le fait que j’y sois né, et que j’y ai passé mes trente-cinq premières années, dont une vingtaine d’enfance et d’adolescence dans un immeuble de la rue de Rome où Victor Segalen avait brièvement vécu, et non loin de là où habitait Mallarmé (lire à ce sujet les pages 177-178  de Paris des profondeurs), avant d’aller m’établir dans une banlieue proche, hantée elle aussi par le souvenir d’écrivains comme Marcel Schwob et Philippe Soupault, et par la présence discrète de Peter Handke, m’a conduit, au fur et à mesure de ma lecture de son récit (de son essai, de sa rêverie), à entrer très naturellement en dialogue avec Pacôme Thiellement. Lui n’a pas quitté la capitale où il est né en 1975. Il y vit depuis quelques années, non loin du centre, dans le Marais – un quartier auquel, depuis le début des années 1970, je suis attaché.

À chaque livre que je lis “sur” Paris, me reviennent ces textes aussi drôles que véhéments de Michel Butor : J’ai fui Paris, et Je hais Paris (réagencés dans Le Génie du lieu 2), qu’il convient bien entendu de lire comme autant de déclarations d’amour à cette ville, griffonnées par un voyageur toujours en attente d’un train ou d’un avion. Dans Paris des profondeurs, on ne trouve pas que de l’amour : on relève les signes de rejet de certains lieux, le Louvre notamment, ou plutôt ce qu’il est devenu : “Une abomination. C’est l’insulte suprême à tout ce qui est beau, vrai et bon.” “Le Louvre ressemble désormais à un aéroport.” Mais selon lui, une fois qu’on y a entrevu “la présence d’une « louverie », c’est-à-dire une terre occupée naguère par les hommes-loups”, le quartier commence à redevenir habitable. Le promeneur se rend en effet régulièrement en “Louverie”, “surtout pour voir [son] cher Delfeil de Ton. On se retrouve dans les jardins du Palais-Royal, sous les arcades. Puis on passe l’après-midi à la terrasse du Bistrot Valois, place du même nom, face au passage Vérité, à côté de l’immeuble désaffecté où siégeait jadis le Parti radical. / Ça nous fait tellement rire, ce siège des radicaux. Comme il n’y a plus personne, on ouvre la porte et on inspecte les escaliers. On fouille dans leurs cartons, avec les papiers administratifs qui y traînent encore. On observe leur poster de Jean Jaurès faisant un discours à l’Assemblée. Puis on retourne à la terrasse du Bistrot Valois, et on parle de Queneau, de Wolinski ou de Sun Ra.”

Paris des profondeurs, pages 156-157 © Pacôme Thiellement / Éditions du Seuil

Ce qui est frappant, c’est la manière dont circulent les noms, tant familiers de la quasi-totalité des lecteurs qu’inconnus, ou mal connus, de la plupart d’entre eux : ceux qui surgissent d’un passé relativement proche (l’empreinte du dix-neuvième siècle y est très sensible – chose qu’il partage avec Breton), ou lointain (dans le temps, comme dans l’espace – “l’œuvre alchimique de Paris” ou, comme déjà relevé, “Paris, ville d’Isis”) ; et ceux de ses contemporains qui sont ses amis proches : des fidèles auxquels il se montre lui-même d’une fidélité sans faille. Privilégiant un regard rieur et bienveillant sur celles et ceux – et sur ce – dont il rend sensible la présence (et l’histoire), Paris des profondeurs est en grande partie un autoportrait, ce qui, me semble-t-il, est plutôt une qualité. On y retrouvera nombre d’obsessions de l’auteur, déjà traitées (mais autrement) dans ses livres précédents. Ainsi que quelques surprises, car Pacôme continue d’endosser l’habit d’enquêteur jamais en repos (c’est le rôle qui lui convient le mieux). On appréciera aussi son talent de faire des associations improbables, comme celle entre Victor Hugo et South Park. Bien entendu, chacun(e) d’entre-nous ne trouvera pas forcément ce qui le (la) hante : les figures spectrales de son “Paris des profondeurs” personnel (que l’immersion dans ce livre incite à rêver). J’ai remarqué pour ma part (sans en être surpris) certaines absences : celles d’Aragon, de Bataille, qui nous privent de la visite des Buttes-Chaumont (mais on trouvera cependant trace de certains Passages parisiens ; et une fois le nom de Walter Benjamin), ou de la Porte Saint-Denis (celle de Madame Edwarda). Perec, comme le grand marcheur Jacques Roubaud, ne sont pas non plus convoqués (mais Le Piéton de Paris se trouve en bonne place). On trouvera par contre André Hardellet et Christian Gabrielle Guez Ricord.

Comme je lui demandais si ce livre était le fruit d’une commande, Pacôme Thiellement m’a répondu que “non, le livre n’est pas une commande. Je voulais faire une exégèse-promenade à l’époque de L’enquête infinie déjà (et même un peu avant mais qui aurait été centrée sur les trompe-l’œil, dont il reste quelque chose dans L’enquête infinie).” Il a donc proposé ce projet au Seuil qui a été de suite partant, et de plus lui a permis de glisser ses photos dans le corps du texte. Une dernière citation ? “Le problème des changements d’une ville, en dehors du fait qu’ils l’enlaidissent toujours, c’est qu’ils rendent impossible la constitution stable d’une géographie poétique et sacrée. À chaque fois qu’un maire de Paris initie des travaux dans la ville, c’est à la poétique de celle-ci qu’il s’attaque – et donc à son pouvoir magique. Nous crevons toujours des changements d’une ville. Sauf si nous transformons ce poison en remède. Et si nous nous efforçons de voir dans ces changements hideux les matières brutes auxquelles notre sensibilité devra donner une forme et saura conférer une signification.”

3.

Je viens de faire rapidement allusion à Madame Edwarda. Le numéro 1121-1122 (septembre-octobre 2022) de la revue Europe consacre à Georges Bataille un épais dossier (d’un peu plus de 200 pages), introduit par Stéphane Massonet (qui en est apparemment l’instigateur), suivi d’une vingtaine de contributions et textes plus ou moins inédits comme ceux de Raymond Queneau, Maurice Heine, Roger Caillois, Georges Bataille lui-même, Lucette Finas ou encore Jacqueline Risset dont Georges Bataille ou les figures du rêve (publié en italien en 1992) creuse une piste trop peu explorée : “Pour Bataille, la notion de fragilité est associée à l’expérience du rêve – au moment du réveil, quand l’édifice onirique s’effrite et nous échappe. Quand il décrit sa pensée, Bataille emploie souvent le verbe « échapper » – le même qu’on utilise généralement pour le rêve : « ma pensée m’échappe ».” Relevons tout particulièrement deux pages très denses de Jean-Christophe Bailly, intitulées Animal, qui, relèvent en incipit qu’“aucun bestiaire ne saurait être attaché en propre au nom de Georges Bataille”, avant de se pencher sur la place de l’animalité, et des animaux, dans l’œuvre de celui qui a écrit qu’“il y a, dans chaque homme, un animal enfermé dans une prison, comme un forçat” ; ainsi que : “L’animal ouvre devant moi une profondeur qui m’attire et qui m’est familière […] Je ne sais quoi de doux, de secret et de douloureux prolonge dans ces ténèbres animales l’intimité de la lueur qui veille en nous.” (Théorie de la religion). On y trouvera aussi plusieurs études sur les relations conflictuelles entre Bataille et la poésie, dont un texte de Bernard Noël, Poésie et expérience (préface à l’édition établie par ses soins de L’Archangélique, parue au Mercure de France en 1967, puis reprise dans le volume III de ses Œuvres chez P.O.L) : “Bataille rencontra la poésie comme Nietzsche l’avait rencontrée : une poésie nécessaire, et qui n’a rien d’esthétique, rien de poétique, rien de beau” ; une contribution de Jean-Luc Steinmetz (à qui le second dossier de ce numéro d’Europe est consacré) intitulée Un poète par défaut ; et Bataille & Noël, Noël et Bataille de Michel Surya, l’auteur de Georges Bataille, la mort à l’œuvre, un essai biographique que tout passionné par ce sujet ne doit ignorer. On se dispensera d’égrener la liste (trop longue) des contributeurs de ce numéro roboratif (Christian Limousin, Denis Hollier, Jean-François Louette, y sont présents, ainsi que Yannick Haenel) que je tenais à signaler avant d’en avoir épuisé la lecture (une revue ne se lit pas comme un roman – quoique…). On relèvera plutôt qu’en fin de parcours de cette revue, juste avant les notes de lecture, on trouve une indispensable chronique d’Yves di Manno au sujet de Christian Dotremont (né, comme noté plus haut, en 1922), “l’exemple type du poète qui aura privilégié les marges plutôt que le centre présumé du monde littéraire”. Di Manno écrit aussi (à propos des logogrammes) : “en s’appuyant sur la force intuitive du geste plutôt que sur la pensée abstraite, et sur le mouvement de la main dans l’épaisseur du langage, on obtient en effet un texte dont l’obscurité fondatrice est enfin restituée : visible avant d’être lisible.” (À suivre…)

Benoît Peeters, Robbe-Grillet, L’aventure du Nouveau Roman, Flammarion, septembre 2022, 416 p., 22 € 90
Alain Robbe-Grillet et Benoît Peeters, Réinventer le roman – entretiens inédits, Flammarion, collection “Champs essais”, septembre 2022, 320 p., 12 €
Pacôme Thiellement, Paris des profondeurs, Éditions du Seuil, septembre 2022, 240 p., 20 €
Revue Europe n° 1121-1122, Georges Bataille, septembre 2022, 384 p., 20 €