Bolaño dans le miroir convexe: « Notre époque, nos perspectives, nos modèles de l’Horreur » (Œuvres complètes I)

© Éditions de l'Olivier

— J’allais mourir. C’était dans mon âme amoureuse,
Désir mêlé d’horreur, un mal particulier
Baudelaire, « Le Rêve d’un curieux »

Pour bien lire un auteur, pour bien le comprendre, il faut avoir une vue d’ensemble de son œuvre, ce qui nécessite de pouvoir englober sa bibliographie. D’où l’importance de (bien éditer) des Œuvres complètes, surtout quand ce sont celles d’un de nos plus modernes écrivains d’aujourd’hui. Tentons une approche de cette estrella distante, qui a su créer dans son œuvre une constellation morcelée d’une impressionnante force magnétique.

Généalogie littéraire d’une comète

Bolaño, c’est avant tout un parcours fulgurant. Né en 1953 et mort en 2003, il a commencé à écrire en 1979 : soit seulement 25 ans d’écriture, pour un nombre impressionnant de chefs d’œuvres. Au-delà des biens connus 2666 et Les Détectives Sauvages, citons aussi Anvers, Le Troisième Reich, Des Putains Meurtrières, Étoile Distante, La littérature nazie en Amérique, qui tous, pour des raisons diverses, s’imposent comme des incontournables classiques de notre littérature. Où le situer dans la bibliothèque mondiale ?

Bolaño est un écrivain de la taille de Borges, mais un Borges biberonné à la littérature populaire, plus radical, moins tempéré que le grand écrivain argentin. On peut convoquer Borges parce qu’il est évidement important pour Bolaño, qui s’en inspire à plusieurs reprises de manière explicite ou implicite – la Littérature nazie en Amérique emprunte autant au Schwob des Vies imaginaires qu’au Borges de l’Histoire universelle de l’Infamie. Il est donc un enfant de Borges, mais aussi du boom latino-américain auquel il se réfère à des nombreuses reprises dans Entre parenthèses. Précisons néanmoins, pour le situer, qu’il est plus proche d’un Vargas Llosa, d’un Ernesto Sábato, que d’un García Márquez ; pour le dire autrement, il s’inscrit dans la lignée politique du boom.

De Sábato, Bolaño est proche par la présence toujours latente, diffuse, d’un mal souterrain qui s’exprime par des voies toutes humaines : Le Tunnel, par sa lente mais implacable progression vers une résolution fatale, mais aussi par l’irruption du meurtre dans la vie ordinaire, pourrait se lire comme un modèle narratif pour Bolaño. Héros et Tombes, avec l’idée d’une société secrète (idée aussi éminemment borgésienne) qui attendrait dans l’ombre pour tramer on ne sait quel enfer, sera le modèle du cœur secret d’un grand livre comme 2666. Ce que retient aussi Bolaño de Sábato, c’est l’idée du rapport comme forme narrative, qu’on retrouvait déjà de manière implicite dans le Tunnel, de manière explicite dans le chapitre « Rapport sur les aveugles » de Héros et tombes – ce chapitre étant l’un des plus hallucinés moments de prose de toute la littérature. Le rapport comme forme narrative donnera l’une des plus belles nouvelles de Bolaño, Derniers crépuscules sur la terre, dans Des Putains Meurtrières. Bolaño pourrait faire sienne la phrase de Fernando Vidal Olmos, le protagoniste du Rapport : « J’enquête sur le Mal, et comment enquêter sur le Mal sans se plonger dans l’ordure jusqu’au cou ? »

Avec Vargas Llosa Bolaño partage une proximité thématique, qui est l’expression de la violence sous toutes ses formes, l’attachement ambivalent au pays natal, et le fait que la littérature ne peut ignorer les tumultes politiques dans lesquels elle voit jour. Bolaño est surtout proche d’un certain Vargas Llosa : celui des débuts, de La Ville et les chiens — rappelons que Bolaño définissait sa génération poétique comme celles des « chiens romantiques » — qui décrit la formation brutale et l’apprentissage de la camaraderie masculine dans un lycée militaire, une camaraderie complexe, sinusoïdale, violente et profonde que Bolaño infusera dans presque tous ses écrits. On pense aussi au Vargas Llosa des Chiots, admirable récit d’un autre chien romantique au destin cruel, dont Bolaño dira dans Entre parenthèses qu’il s’agit d’un livre à la « charge explosive » explosant continuellement sans « jamais parvenir à s’épuiser », d’une « œuvre parfaite et acide [qui transforme] la défaite en (…) trou noir [dont] le lecteur qui mettra sa tête là-dedans en ressortira tremblant, glacé de froid ou couvert de sueur » (p. 386). Mais Bolaño rappelle aussi le Vargas Llosa de la violence politique, celui de La Fête au bouc comme de la jeunesse romantique d’Histoire de Mayta.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette généalogie littéraire qui a permis Bolaño, qui est aussi un enfant de la Beat Generation et de la science-fiction ; tout comme il ne faudrait pas croire qu’il absorbe toute littérature sans esprit critique, en témoignent notamment quelques-unes de ses récurrentes têtes de turc que le lecteur verra souvent réapparaitre : Octavio Paz, Pablo Neruda (dont il haït surtout les disciples) ou la littérature concertante (pour reprendre le terme de Dominique Viart) des Arturo Pérez-Reverte ou autre Isabel Allende, dont il pointe notamment ses « imitations de García Márquez». Tout cela pour dire que si Bolaño est aussi important, c’est aussi parce qu’il est un grand lecteur, au sens noble du terme, capable de digérer toute une culture, mondiale mais aussi profondément personnelle, permise par cette Universidad Desconicida que sont les livres. Cette lecture certainement boulimique et diverse s’accompagne aussi d’une quasi-polygraphie : il y a chez lui, malgré l’apparente aisance et la coulée de sa prose, une véritable discipline d’écriture qui lui a permis de produire autant de livres qui comptent en un nombre si restreint d’années. La somme de ce premier tome d’œuvres complètes est déjà impressionnante en soi, tant par sa taille que sa qualité et sa singularité.

Lire Bolaño aujourd’hui

Déjà, pourquoi lire Bolaño ? Parce qu’il est moderne, si ce mot a encore un sens. Tous les écrivains contemporains ne sont pas forcément modernes, loin de là. Mais lire Bolaño, c’est se rendre immédiatement compte de son acuité, de sa lucidité, de sa pertinence face à notre monde. Il n’est pas moderne au sens où il nous livrerait du prêt-à-penser sur tel ou tel sujet. Il est moderne dans la manière dont sa fiction reformule le monde, le recompose dans une galaxie symbolique qui est aussi, bien entendu, un univers éminemment personnel. Il est moderne aussi au sens où il formule, c’est-à-dire écrit, un nouveau type de relations entre les êtres, comme on ne le lit pas ailleurs. Il ne s’agit pas de dire si cette formulation est juste, cela n’importe pas. Mais elle est neuve, inédite, informulée ou balbutiante avant lui, et c’est cette originalité, entre autres, qui semble correspondre à notre monde. Cette originalité est autant formelle que thématique : c’est la présence de l’horreur humaine, de la violence cruelle, de la sexualité, de la liberté viscérale, la littérature comme protagoniste premier du texte, à travers une expérimentation formelle. Car Bolaño est à la fois le grand romancier de 2666, celui qui parvient à tenir sur 1300 pages la force tellurique que son livre met en place, mais il est aussi l’écrivain clinique des nouvelles des Putains Meurtrières, le poète parfois halluciné de l’Université Inconnue, le critique terriblement précis d’Entre Parenthèses, ou encore l’écrivain expérimental post-Burroughs d’Anvers.

De toute façon, a-t-on vraiment besoin de militer pour faire lire Bolaño ? C’est un auteur, aujourd’hui, à la mode. Il est devenu — à défaut peut-être d’être véritablement lu, c’est bien là le problème — une icône romantique, notamment aux États-Unis où il a remplacé la figure vieillissante de Garcia Marquez. Mais cette mode, bien évidement négative quand elle n’est que poses et bavardages sur un texte qu’on n’ouvre pas, est en creux le témoignage d’une vérité profonde : Bolaño est générationnel, il est ce mythe romantique qui électrise les foules (Patti Smith, notamment, a fait monter le fils de Bolaño sur scène) mais aussi ce modèle d’écrivain qui a su donner forme aux mutations du monde, d’une manière profonde, c’est-à-dire dans les formes mêmes du texte. C’est donc le texte, et non le mythe, qu’il s’agit d’exposer ici, dans la lettre de ses Œuvres complètes.

Éditer des Œuvres complètes


On ne peut prétendre rendre compte de l’œuvre de Bolaño sans interroger ce qui conditionne la manière dont on la reçoit, dont on peut la lire : la question de l’édition et de l’établissement de ses œuvres complètes est ici un enjeu crucial. Si l’on ne peut que se réjouir de voir Bolaño de nouveau publié après une longue disette et un changement d’éditeur qui avait rendu la majorité des textes inaccessible, et si l’on ne peut que remercier l’Olivier d’offrir des Œuvres Complètes de l’un de nos écrivains majeurs, le résultat laisse plutôt dubitatif.

Il est impossible de ne pas s’attarder sur la question de l’œuvre, puisque la revendication claironnante des Œuvres complètes nous y invite. On ne s’improvise pas éditeur d’œuvres complètes ; on ne devient pas la Pléiade, Bouquins ou Quarto en une nuit – il n’y a qu’à voir l’appareil critique des premières Pléiades éditées sous Schiffrin pour s’en rendre compte. Mais rien n’empêchait d’essayer, a minima, de faire de véritables œuvres complètes, c’est-à-dire d’éditer proprement l’œuvre, et non de l’imprimer dans un ordre plus que curieux.

On pouvait espérer, même sans attendre la glose des meilleurs volumes Pléiade de la décennie 90, un soupçon d’appareil critique. Que les allergiques de l’exégèse se rassurent, il n’y en a pas une seule ligne. Mais fi, aussi, de notices explicatives sur l’histoire du texte. Faisons court : il n’y a rien — hormis une note liminaire explicitant ce refus de l’appareil critique pour ne pas « s’interposer entre le lecteur et le texte brut ». Autrement dit, pour une véritable édition des œuvres complètes de Bolaño, on devra attendre car l’ambition de celle qu’on a entre les mains est seulement de permettre de lire Bolaño en le rééditant. Il n’y a aucune forme, même minimale, d’appareil critique.

L’Olivier a aussi fait le choix d’une édition transversale, mélangeant les époques d’écritures et les genres. Parmi les choix possibles, c’est le plus arbitraire et le moins logique, surtout dans la manière dont il est exécuté. Étoile distante, qui est une extension de la dernière nouvelle de la Littérature nazie en Amérique, embrasse les mêmes thèmes que 2666, et l’annonce directement. Regrouper les trois aurait eu du sens, tandis que les liens entre les œuvres qui composent ce premier tome ne sont pas les plus flagrants. Car il aurait fallu une édition chronologique. C’était le meilleur choix : pour montrer comment on devient Bolaño, comment on part de la révolte intérieure et du désir d’écrire pour aller vers l’affirmation de sa propre radicalité littéraire. Le second choix, moins bon mais toujours meilleur que celui fait, aurait été un regroupement générique : poèmes, essais, recueils, petits romans, grands romans. L’édition espagnole chez Alfaguara propose ainsi trois volumes : poésie, contes, essais. On pourrait envisager encore d’autres découpages, bien entendu ; toujours est-il que celui proposé n’est pas particulièrement pertinent.

Si l’on connait un peu les Archives de Bolaño, on sait de toute manière que prétendre éditer des œuvres complètes est impossible, tout au moins pour l’instant. On peut consulter ici une recension des textes publiés et non publiés de Bolaño, et prendre la mesure de la part considérable d’œuvres non éditées, même en espagnol. L’Olivier permet d’en découvrir une partie, via la traduction dans ce volume I des Poèmes, dont une grande partie restait inédite en français, et devrait vraisemblablement traduire aussi les autres inédits publiés en espagnol : deux romans (Los sinsabores del verdadero policia, El espiritu de la ciencia-ficcion) et un recueil de nouvelles (Sepulcros de vaqueros).

Notons encore que ce tome 1 des Œuvres complètes rassemble, selon son sommaire, Poèmes, Amuleto, Appels téléphoniques et autres histoires, Étoile Distante. Il contient en réalité deux autres livres non mentionnés, précédemment édités chez Bourgois, et qu’il aurait été bon d’indiquer pour la clarté des lecteurs : Anvers, magnifique texte secret contenu dans Poèmes, et Le Secret du mal, recueil posthume publié en 2005, qui entre dans le « et autres histoires ». Sauf que, bien sûr, rien ne le dit, même pas une note ou brève notice. On le sait mais si on l’ignore, rien, dans l’édition, ne vous le dira.

Autre point de détail (peut-être fastidieux mais nécessaire pour comprendre à quoi l’on a affaire) : l’oubli (l’erreur) de mention des traducteurs. Le traducteur attitré de Bolaño était Robert Amutio, dont les traductions précises et fidèles sont parues chez Christian Bourgois et sont reprises pour le présent volume ; tandis que les inédits – les Poèmes – sont traduits par Jean-Marie Saint-Lu. Ce sont donc les deux noms, Amutio et Saint-Lu, qui figurent comme uniques traducteurs de ce premier tome ; avec la précision, pour chaque livre, du nom de celui qui l’a traduit. Or, il y a bien évidemment un problème. Seul un livre de Bolaño n’avait pas été traduit par Amutio dans la bibliographie française : c’est Amuleto, traduit par Émile et Nicole Martel. C’est leur traduction qui est reprise dans ce premier volume, mais sans qu’ils en soient crédités, puisqu’il est mentionné pour Amuleto « traduit par Robert Amutio ». On se dit que ce n’est pas une erreur, qu’il s’agit sans doute d’une retraduction, improbable puisque Amutio n’est pas dans le projet de ces Œuvres complètes, et qu’on reprend seulement ses traductions. Pourtant les deux textes sont identiques. Erreur dommageable, évitable, qui n’est qu’un symptôme de l’achèvement a minima de cette édition, dont on espère qu’elle sera plus pertinente et contrôlée dans les tomes à paraître. Si l’on est donc indubitablement heureux de pouvoir lire ou relire Bolaño en français, si l’on est heureux de lire les poésies inédites, ce tome I laisse quand même un goût amer en bouche.

L’œuvre poétique 

Ce sont près de 600 pages de poèmes qui ouvrent ce premier tome, 600 pages qui justifient presque à elles seules le mot œuvre : car l’on est véritablement face à une œuvre poétique, mais aussi face à une poésie à l’œuvre, qui se travaille et s’expérimente dans des formes multiples. Si Bolaño est essentiellement connu comme prosateur, narrateur et romancier, c’est en partie parce que la reconnaissance et le succès lui sont venus par les récits. Mais c’est par l’écriture poétique qu’il a pourtant commencé sa carrière d’écrivain, et il est d’ailleurs surprenant, pour des lecteurs qui l’ont découvert d’abord par ses fictions, de découvrir que l’écriture romanesque lui fut un labeur au début de sa carrière. Il l’écrit dans un cahier en 1978 : « Je veux écrire un roman, mais il m’en coûte tellement de commencer. (…) J’écris des vers, je rêve d’un roman ». Ce rêve lui apportera la reconnaissance, n’en demeure pas moins chez lui une double postulation du poétique et du narratif qui culminera dans Anvers, livre clef de son univers littéraire, comme le dit François Bon dans sa vidéo.

Comment aborder ce massif poétique, dont il est impossible de rendre totalement compte ? Le texte français est la traduction complète du volume espagnol Poesia Reunida. Car si Bolaño a écrit plusieurs recueils de poésie de son vivant (Reinventar el amor, Fragmentos de La universidad desconocida, Los Perros romanticos, Tres), il a cherché, à la fin de sa vie, à grouper et recomposer la majorité de ses poèmes dans un recueil paru de manière posthume, intitulé L’Université Inconnue.
À ce recueil imposant de près de 500 pages et à la mise en page heureuse (un poème par page), sont ajoutés les poèmes non recueillis par Bolaño, qui ne sont en rien des fonds de tiroirs, et qui contiennent notamment le magnifique « Un Tour dans la littérature », rêverie onirique sur les écrivains. Pourtant, il semble que ces « Poésies réunies » ne rassemblent pas l’intégralité de la production poétique de Bolaño. La biographie en fin de volume mentionne notamment le manifeste infraréaliste (et post-surréaliste) Lâchez tout, à nouveau, qui ne figure pas dans ce tome, mais qu’on peut trouver ici.

Il y a donc une imposante matière poétique dans ce volume, qui offre, au-delà de la lecture stupéfiante de l’Université Inconnue comme recueil et œuvre, une vue panoramique des différentes écritures de Bolaño poète. Le lisant, on retrouve sa radicale singularité comme des voix familières, l’inflexion des voix chères qui se sont tues. Même s’il se livre à un moment à une « Imitation de Verlaine », Bolaño est davantage du côté de Rimbaud, ils sont en partage une viscérale volonté de révolte et de révolution. Bolaño est rimbaldien dans l’intention, et de manière disparate mais réelle dans les formes, tant certains poèmes sont habités par l’illumination. Si Bolaño réemploie – et reformule à sa manière – cette pratique formelle de l’illumination, c’est aussi parce qu’il est un Illuminé à la Nerval : la lumière qu’il voit, dans laquelle brille le mal, il l’éclaire par ses textes, d’où le côté mystérieux, presque mystique, que prend parfois la quête de ses livres.

Le verbe poétique de Bolaño, pourtant, n’emprunte que peu aux fastes ingénieux du vers rimbaldien ; on lit le plus souvent un phrasé à la syntaxe prosaïque, qui rappelle notamment Brautigan ou Carver, et parfois certains accents de Ginsberg. Car il y a plusieurs veines dans la poésie de Bolaño : le poème prosaïque en vers (la majorité du recueil), le poème en prose qui fonctionne souvent par section (Prose de l’automne à Gérone, Anvers), et les longs poèmes en vers libres (les Néo-Chiliens, Réinventer l’amour, Un éclat sur la joue, Notes pour composer un espace). Mais quelle que soit la forme choisie, une très grande liberté de ton règne, un phrasé simple et pourtant immédiatement reconnaissable : il y a une présence directe du vers, malgré l’inégalité de la production. Cette liberté passe notamment par tout un système de dérégulation de l’espace poétique, délibérément envahi par des éléments habituellement absents d’une certaine tradition compassée. On y lit des références à la culture populaire, notamment la science-fiction, les films d’horreur et la pornographie.

Cela passe aussi par ce que le vers dévoile sans fausse pudeur : l’abandon graphique des corps, dans un poème comme le Gréco, ou l’érotisme implicite du très curieux Manifeste mexicain. On fornique et on se sodomise allégrement, comme dans le magnifique poème Retrouvailles (p. 437), sans que cette représentation de la sexualité soit gratuite, car elle s’inscrit dans une reformulation de la représentation des corps et une recherche de la scène graphique : désir et horreur mêlés, bien souvent, mais aussi subversion du représentable par l’énormité du désir, dans la lignée d’un Burroughs.

Le poème de Bolaño est bien souvent narratif, et c’est là sa manière de dépoussiérer la tradition et, pour nous, de voir dans ses poèmes une sorte de périphérie des récits en prose, en ce qu’ils rebrassent, reformulent, parfois plus directement que les nouvelles ou les romans, les thèmes et clefs de l’œuvre. Comme une formulation alternative, ils viennent annoncer ou redire les grandes obsessions des fictions. Ainsi, Les Détectives (p. 385) :

« J’ai rêvé d’une affaire difficile,
J’ai vu les couloirs remplis de policiers
J’ai vu les questionnaires que personne ne résout
Les archives ignominieuses
Et puis j’ai vu le détective
Revenir sur le lieu du crime
Seul et tranquille
Comme dans les pires cauchemars
Je l’ai vu s’asseoir par terre et fumer
dans une chambre avec du sang séché »

 

On croirait lire une version parallèle de 2666, de ce roman d’une quête incessante, enquête littéraire pour expliquer l’inexplicable, l’insoutenable litanie des meurtres de la Partie des crimes ? La violence est l’expression d’un mal plus profond, dont la racine et la raison toujours se dérobent dans le symbole et son chatoiement pluriel, comme le formule le poème de la page 421, Les Blues taoïstes de l’hôpital Valle Hebron — l’hôpital qui sera le lieu de la mort de Bolaño (p. 421) :

« Et c’est ainsi que toi et moi nous sommes transformés
En limiers de notre propre mémoire.
Et nous avons parcouru, comme des détectives latino-américains,
Les rues poussiéreuses du continent
A la recherche de l’assassin.
Mais nous n’avons trouvé
Que des vitrines vides, des manifestations équivoques
De la vérité. »

Pourquoi cette récurrence de policiers et de détectives dans l’œuvre ? Policiers répond (p. 362) :

« Armés jusqu’aux dents ou nus
Ce sont les seuls capables de regarder
Comme s’ils étaient les seuls à avoir des yeux
Ce sont les seuls qui pourront nous reconnaitre
Au-delà de n’importe quel geste :
Bras immobilisé dans des signaux
Qui ne voudront plus rien dire »

Cette quête obsessionnelle s’explique aussi par une conscience aiguë de la réalité, comme le montre l’aporie du dernier vers de son long poème Réinventer l’amour : « Nous venons de l’infraréalité, où donc allons-nous ? ». Cette infraréalité (travestie sous la forme du « réalisme viscéral » dans Les Détectives sauvages) est complexe, elle implique un regard implacable, c’est-à-dire formel, sur son époque, comme le montre le poème Vis ton temps, mais aussi une conscience aiguë de sa génération, comme dans l’étrange et obsédant poème Génération des paupières électriques Irlandaise n°2 Constellation Sanjinés, qui formule une empathie par le poème, comme moyen d’approche et de compréhension de l’autre. Le poème est hanté car il est aussi l’exercice d’une lucidité tenace face à la violence, présente dans sa vie et sa littérature, inhérente au pays qui était le sien :

« Et le cauchemar me disait : tu grandiras.
Tu laisseras derrière toi les images de la douleur et du labyrinthe
Et tu oublieras.
Mais en ce temps-là grandir aurait été un crime.
Je suis ici, dis-je, avec les chiens romantiques
Et je n’en bougerai pas. » (p. 402-403)

L’exercice poétique devient aussi le lieu de représentation du mal. Ainsi dans Les détectives gelés : « J’ai rêvé de détectives perdus / Dans le miroir convexe des Arnolfini : / Notre époque, nos perspectives, / Nos modèles de l’Horreur » (p. 368). Ce miroir des Arnolfini (on pense à Benno von Arcimboldi) comme revision et révision de notre réalité, c’est bien l’art, le secret même de la littérature qui s’applique à poursuivre « les traces tordues / Des étoiles ».

Il y a aussi une évidente et constante veine autobiographique, souvent émouvante et éclairante quant au lieu depuis lequel écrit Bolaño :

« Dans la salle de lecture de l’Enfer       Au club
Des amateurs de science-fiction
Dans les cours givrées   dans les chambres de passage
Sur les chemins de glace           quant tout désormais semble plus
Clair
Et que chaque instant est meilleur et moins important
Une cigarette à la bouche et apeuré     Parfois
Les yeux verts               et vingt-six ans             Votre serviteur » (p. 91)

 

 

Cette veine autobiographique devient particulièrement saisissante, aiguë, dans un poème comme Dévotion de Roberto Bolaño :

« Fin 1992 il était très malade
Et s’était séparé de sa femme.
C’était la putain de vérité :
Il était seul et foutu
Et pensait souvent qu’il n’en avait plus
Pour longtemps
(…)
La musique qu’on entendait au coin des rues
Où jadis se gelaient les putains (…)
Lui fournissaient la pitance dont il avait besoin
Pour serrer les dents
Et ne pas pleurer de peur » (p. 430)

Ulises Lima, protagoniste des Détectives Sauvages (et double fictionnel de son ami le poète Maria Santiago), n’est jamais bien loin, sous un nom ou un autre :

« Parfois je rêve que Mario Santiago
Vient me chercher sur sa moto noire
Et que nous quittons la ville et à mesure
Que les lumières disparaissent
Mario Santiago me dit qu’il s’agit
D’une moto volée, la dernière moto
Volée pour voyager dans les terres pauvres
Du Nord, direction le Texas,
A la poursuite d’un rêve innommable,
Inclassable, le rêve de notre jeunesse
C’est-à-dire le rêve le plus courageux de tous
Nos rêves. » (p. 414)

 

Au-delà du rêve informulable, poétique du secret et du chiffrement qui gouverne secrètement les grands textes de Bolaño, règne du grand tu, ce poème fait aussi entendre une dimension primordiale de l’œuvre poétique, à savoir la famille poétique qui hante la phrase et l’image de Bolaño, ici à travers le personnage du frère d’arme et double, Maria Santiago.

Le titre du recueil, l’Université inconnue, nous renseignait déjà sur cette fraternité humaine et poétique. « Je crois que, dans la formation de tout écrivain, il y a une université inconnue qui guide ses pas (…).C’est une université mobile, commune à tous. » Quand on lit Bolaño, on lit aussi toute une bibliothèque qui l’accompagne et nous accompagne ; car il ne faut pas s’y tromper, Bolaño fut un lecteur compulsif, aussi érudit qu’un Borges mais un Borges qui aurait lu Dick, Leiber, Lovecraft, Le Guin, Lafferty, et bien d’autres encore. Cette université inconnue est perpétuée par la poésie de Bolaño qui l’inscrit autant dans une tradition multiple et diverse que dans sa voix singulière.

L’œuvre en prose 

Les recueils et romans qui forment le reste de ce premier volume sont d’origine diverses, ce qu’écrase un peu leur disposition « transversale », qu’il faut éclairer pour comprendre l’enjeu propre à chacun des livres.

Amuleto appartient à la même veine que Nocturne du Chili : c’est la tentative de composition et de modulation d’une voix, avec toutes les sinusoïdes, les décrochages temporels et chronologiques que suppose l’exercice de ce qui est une forme abâtardie du stream of consciousness  — et peut-être n’est-ce pas là que Bolaño a le mieux réussi. Dans Le Roi vient quand il veut, un journaliste pose à Pierre Michon cette question : vous dites que Faulkner est le père du texte ; mais qui en serait alors la mère ? Amuleto apporte une réponse à travers le personnage d’Auxilio, « mère de la poésie mexicaine ». Elle est aussi la mère du texte puisqu’elle est une incarnation de la poésie elle-même, couvant le jeune Arturo Belano, double fictionnel de Roberto Bolaño. Amuleto est aussi l’occasion pour l’auteur de raconter une partie de sa vie, sous le couvert de la fiction. Le thème central d’Amuleto est un point de jonction entre le politique et le poétique.

Les troubles politiques, soit l’invasion de l’Université par l’armée au Mexique en 1968, sont vécus de l’intérieur par Auxilio, cachée pendant treize jours dans les toilettes ; et c’est en même temps l’apprentissage (l’adolescence) de la poésie, parce qu’Auxilio, mère de tous les poètes, les côtoie, petits et grands, réels et imaginaires, de l’intérieur. Cette intimité politique et politique est l’occasion de reformuler les grands orgues bolaniennes : la révolte, la poésie, la violence, le désir. Mais, en tant que modulation mineure d’une musique principale, mettre ce texte dans ce premier tome semble manquer de pertinence éditoriale : c’est un roman qui est éclairé par les autres œuvres, plus qu’il ne les éclaire lui-même. Amuleto manque de la force, de la vitalité scripturale, du rythme haleté qui gouverne souvent le récit bolanien – manque qui s’explique par le mode rhapsodique de sa narration.

Ce qui n’est pas le cas d’Étoile distante, véritable matrice fictionnelle, protocolaire, poétique, de l’œuvre en prose, et vrai chef d’œuvre de ce premier tome, car c’est là que Bolaño amorce, annonce et affirme ce qui fera la force de ses deux grands chefs d’œuvre : la conjonction de la littérature et du mal. C’est un livre qui interroge l’art comme performance, la littérature comme pratique matérielle, selon une logique dont on pourrait emprunter la formulation à de Quincey : le meurtre as one of the fine arts. Face à un criminel insaisissable, que peut faire l’art ? Poursuivre la quête poétique en même temps que l’enquête policière. C’est aussi, implicitement tissée, idée borgésienne et envers de la confrérie des aveugles de Sábato, la naissance d’une société : retrouver la piste d’Alberto Ruiz-Tagle, alias Carlos Wieder, le poète nazi d’Étoile distante, n’est rendu possible que par l’effort conjoint de poètes détectives. Ce n’est pas un hasard si Belano est déjà le protagoniste d’Étoile distante ; son épopée sera narrée par les Détectives Sauvages deux ans plus tard. Étoile distante est aussi un livre d’une construction parfaitement maîtrisée, et implacable. Il n’y a qu’à lire la structure du premier chapitre pour voir comme se constitue cette fascination pour le mal – latent mais pressenti à l’ouverture du texte – fascination qui est toujours médiée par la perception incomplète et fragmentaire du narrateur envers un personnage tiers, qui se révèle progressivement comme s’effeuille un désir – sauf que, comme pour le locuteur du Rêve d’un curieux de Baudelaire, il n’y a pas de révélation une fois le rideau tiré : « la toile était levée et j’attendais encore ».

Roberto Bolaño, détail de la couverture d’Entre parenthèses aux éditions Bourgois

Bolaño pratique en effet ce qu’on pourrait appeler une poétique de l’épochè, c’est-à-dire une volontaire suspension du sens et de la révélation à l’acmé même du mystère – nul abus du terme poétique ici, car il s’agit vraiment d’un effet de composition récurrent. En témoigne notamment une nouvelle qui avait donné titre au recueil posthume Le Secret du Mal, titre qui pourrait être le résumé fidèle du programme littéraire de Bolaño. Presque tous ses textes gravitent autour de cette question du secret du mal, mais aucun ne cherche à livrer directement ce secret, parce qu’il est proprement innommable, indicible, et que le secret du mal ne tient peut-être pas à la formulation de sa raison mais à l’intensité de sa fascination. La nouvelle le Secret du mal, inclue dans ce premier tome, est l’exemple concentré de cette tension souterraine, fascinante et oppressante, qui irrigue notamment 2666, présence indicible d’un mal profond dont on ne connait que les ramifications de surface. Rien n’est directement formulé pour exprimer les raisons de cette peur latente. Mystère sans révélation, car au plus degré de l’intensité, se produit ce suspens du sens qui est un suspens de l’histoire – c’est sur cette poétique qu’est construit notamment Derniers Crépuscules sur la terre, et qu’on retrouve notamment dans les deux recueils qui composent ce premier tome.

Appels téléphoniques, second recueil de Bolaño après La Littérature nazie en Amérique, est aussi un grand livre parce qu’il installe une manière Bolaño. On peut le considérer comme un vrai recueil de nouvelles, avec ses thèmes, ses liens et ses variations, tandis que La Littérature nazie en Amérique, parfois pensée comme un roman, était en tout cas un jeu délibéré et univoque avec le modèle des vies imaginaires. Les nouvelles d’Appels Téléphoniques sont le plus souvent la conjonction fortuite et inopinée entre deux protagonistes, l’un étant souvent Bolaño-Belano, et l’autre étant le tiers qui sera l’acteur du récit. Trois sections composent le recueil : les écrivains, les policiers, les femmes, soit trois formes de protagonistes et sujets de ces récits, remarquables par leur modus operandi, puisque la plupart du temps ces nouvelles – genre où l’on sait l’importance de la chute – dérobent justement le moment de leur conclusion. Ainsi, dans Sensini, nulle chute, pas de révélation, alors que le récit semble y préparer ; tout comme dans Henri Simon Leprince, récit troublant d’un écrivain raté qui écrit subitement un chef d’œuvre, pour ensuite le brûler. Ces deux nouvelles montrent aussi la persistance, après La littérature nazie en Amérique, du modèle biographique, certes déformé dans ces deux nouvelles. La nouvelle la plus exemplaire de ce procédé de suspension reste néanmoins Une aventure littéraire, puisque le récit se clôt à l’acmé de l’intensité, juste avant que se produise la révélation.

Pour autant ce procédé n’est pas une routine d’écriture, puisque Bolaño varie sa technique avec Enrique Martín, récit sur la poésie et la folie, à la chute tragique et terrible. La stratégie de l’écho, que suppose le titre mais aussi l’idée même d’un recueil de nouvelles, s’illustre dans Appels téléphoniques, variation sur le meurtre et le double, sans révélation encore, et qui trouve une réponse en miroir avec Williams Burns. Les nouvelles se terminent souvent sur une disparition (le Ver), sur un couple qui se défait (La Neige). On peut aussi y lire les pouvoirs révélateurs et surprenant de l’art, sauf-conduit face à la mort et au nazisme, dans Un autre conte russe. Enquêteurs rapporte, sous forme unique dialoguée, un moment clef de la biographie de Belano-Bolaño, son emprisonnement et sa libération fortuite. La dernière section est une variation sur la folie, le désir et la mort, via le prisme féminin.

Ce qui frappe chez Bolaño, ce qui fonde son pouvoir d’attraction et le singularise comme auteur, c’est la manière adroite dont il parvient à faire de la littérature et des écrivains, les protagonistes même du récit. La littérature est l’enjeu direct de la quête, et lorsqu’elle ne l’est pas, elle n’est jamais très loin, tapie dans l’ombre. C’est aussi en cela que Bolaño est éminemment borgésien, bien que la littérature comme sujet et cœur de son texte le soit d’une manière moins abstraite, beaucoup plus révoltée. Appels téléphoniques est aussi exemplaire de la technique du récit rapporté, de la perception médiée qui culminera dans la seconde partie des Détectives Sauvages, livre avec lequel le recueil des nouvelles entretient des liens évidents — on y trouve aussi la mention du personnage d’Amalfitano, protagoniste de l’une des parties de 2666.

Le Secret du mal, qui figure, innommé, à la suite d’Appels Téléphoniques, est un recueil d’intérêt inégal car posthume, avec certains textes anecdotiques qui sont visiblement des ébauches, et d’autres récits plus achevés. Un texte comme Sages de Sodome est intéressant par sa composition (qui n’est néanmoins pas due à Bolaño, mais à son éditeur espagnol) qui fait dialoguer une tentative de fiction ayant V.S. Naipaul comme protagoniste et la narration métadiscursive de cette tentative de fiction avortée par Bolaño. D’autres textes développent les deux doubles fictionnels et protagonistes des Détectives Sauvages, notamment La mort d’Ulises, qui raconte de manière à peine voilée la mort tragique de Maria Santiago, mort avant Bolaño, à un âge tout aussi indécent que lui, renversé par une voiture.

Les livres de Bolaño, en effet, se comprennent comme une véritable galaxie fictionnelle, dans laquelle les textes se répondent implicitement quand ils ne le font pas directement. Mais cette galaxie — forcément inachevée en raison de la mort précoce de l’auteur, comme l’est une autre grande galaxie fictionnelle, La Comédie Humaine — est pour autant fonctionnelle et opérante. La littérature de Bolaño s’est conçue dès le départ comme une œuvre en expansion et évolution constante, nécessairement fragmentaire, ne cessant de dessiner des liens souterrains entre les diverses ramifications que tissent ses livres. C’est aussi un grand plaisir pour le lecteur que de chercher à comprendre les relations entre tous ses fragments.

© Éditions de l’Olivier

On comprendra que ce premier tome des Œuvres complètes est d’une extrême richesse, en dépit de son édition hasardeuse. Elle est l’occasion de (re)lire l’explosivité, la liberté, l’inventivité folle d’un auteur qui est indubitablement un géant des lettres. Rappelons pour conclure les propos que Bolaño tenait sur le classique*, manière de redire les raisons de sa pertinence :

« Les caractéristiques d’un classique sont d’aller bien au-delà de la bonne écriture, qui n’est rien d’autre qu’une certaine correction grammaticale. Placer les mots adéquats à l’endroit adéquat est la plus simple définition du style, dit Jonathan Swift. Mais il est évident que la grande littérature n’est pas une question de style ni de grammaire, ce que Swift savait aussi. C’est une question d’illumination, au sens où Rimbaud entend ce mot. C’est une question de voyance. (…). Un témoignage (ou une œuvre, comme il plaira à chacun de l’appeler) qui explose dans les mains des lecteurs et qui se projette vers le futur ».

Telle est l’œuvre, en ce sens classique, de Bolaño : Une histoire universelle de l’infamie, pour reprendre le titre de Borges, à l’usage des siècles futurs, une grenade littéraire qui n’en finira pas d’exploser et de répandre le soufre levé par son extrême subversion.

Roberto Bolaño, Œuvres complètes I, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio et Jean-Marie Saint-Lu, éditions de L’Olivier, février 2020, 1244 p., 25 €

* Conversation de Bolaño avec Rodrigo Fresán, autour de Philip K Dick, en juin 2002, citée par Valérie Miles, dans Retour aux origines, sur Roberto Bolaño, La Revue littéraire, n° 66, Éditions Léo Scheer, janvier-février 2017.