« Elimane s’est enfoncé dans sa Nuit.
La facilité de son adieu au soleil me fascine.
L’assomption de son ombre me fascine.
Le mystère de sa destination m’obsède.
Je ne sais pas pourquoi il s’est tu quand il avait encore tant à dire ».
Quand la critique journalistique française – télévisuelle, radiophonique ou écrite – s’entend pour encenser un roman d’un auteur francophone, on reste perplexe. Pourquoi celui-là et pas un autre, alors que tant d’autres sont publiés et ignorés ? Est-ce l’arbre qui cache la forêt ou un arbre suffisamment feuillu pour qu’il s’impose en dehors des marges où sont confinés ces écrivains ?
Avant même le Goncourt, le concert de louanges fut immédiat : en bandeau publicitaire sur le roman (avant d’être remplacé par le bandeau Goncourt 2021), une phrase de François Busnel : « Ce roman illumine la rentrée littéraire ». L’Est Éclair qualifie pour sa part l’écrivain de « nouvelle coqueluche des prix littéraires », car les jurys parisiens « ont tous adoré son quatrième roman ». Il était dans la première liste des quatre « grands » prix, Goncourt, Renaudot, Médicis, Femina. Comme la plupart des pré-lauréats, Mohamed Mbougar Sarr gardait une distance avec les prix littéraires dans ses déclarations et relativisait le succès d’un écrivain – un écrivain africain édité en France – qui vient de la marge. Dans Le Devoir (Montréal) Christian Desmeules caractérise l’œuvre par sa polygénéricité et dit de ce roman qu’il est « le portrait éclaté d’un absent ».
J’ai été aimantée vers ce livre quand j’ai vu qu’il était dédié à Yambo Ouologuem et que j’ai entendu ou lu l’auteur évoquer ce déclic de création et d’écriture. La quatrième de couverture met en éveil pour qui a suivi « l’affaire Ouologuem » dans les années 1968-1970, comme ce fut mon cas, dès la sortie du Devoir de violence. La lecture de ce roman avait été bouleversante ; je l’avais vécue comme une agression salutaire et nécessaire dans les Lettres africaines. Jeune enseignante, je l’avais inscrit au programme de la licence de français à l’université d’Alger tant il obligeait à regarder autrement l’histoire africaine et française, le rapport à la langue et à la culture imposées, l’assimilation et ses méfaits, le poids du religieux, de l’esclavage, le rôle des chefferies africaines et de l’ethnologie et, peut-être plus que tout, la remise en cause de la sacro-sainte originalité d’une écriture par le jeu si époustouflant des emprunts et citations essaimés dans le texte.
Habitée par Le Devoir de violence, j’ai lu La plus secrète mémoire des hommes en gardant à l’esprit ce roman antérieur et le fait que l’auteur lui-même parle des écrivains qui l’ont influencé et de sa fascination pour l’aîné malien Prix Renaudot 1968, porté aux nues puis piétiné par tous. T.C. Elimane n’est pas pourtant Yambo Ouologuem. D’ailleurs Mohamed Mbougar Sarr a pris la précaution de ne pas faire de son personnage un Malien, de situer son aventure littéraire en 1938 et non en 1968, de ne le faire rentrer au pays qu’à un âge respectable, de le faire voyager à la recherche d’un nazi… Et pourtant : comment lire ce roman sans penser sans cesse à Ouologuem, ce qui décuple le plaisir de lecture puisqu’on retourne au Devoir de violence et surtout à l’enquête d’un auteur contemporain sur un auteur injustement oublié ? C’est entendu, La plus secrète mémoire des hommes n’est pas une exofiction mais une enquête littéraire sur ce qui fut un scandale – dans tous les sens du terme –, ouvrant nécessairement la porte à de vraies questions sur l’histoire et la littérature. Le romancier, dans un entretien, reconnaît avoir introduit de la « véracité » dans les contextes mis en scène pour créer une confusion entre exactitude et imaginaire : « il faut tenter d’être exact sur le contexte littéraire, historique et politique. C’est aussi ça infuser de la densité au roman : on lui donne une chair réelle, avant de prendre des libertés par la fiction, mais aussi en introduisant des choses plus fantastiques, magiques, qui font que le texte devient plus mouvant, plus tourbillonnant ».
Je dois dire que c’est cette enquête littéraire qui rassemble de nombreux personnages autour de la piste de l’absent qui m’a le plus attirée. Car elle est une plongée dans la littérature et ses rapports avec l’histoire passée ou actuelle, avec l’exil et la résidence, avec l’érotisme, ferment d’écriture ou moment à vivre, etc. Le fait qu’il y ait tant de silences et de mystères autour de Ouologuem explique aussi qu’il puisse être le ferment d’une quête/enquête. On sait que les romans qui « cherchent », sont assurés de maintenir l’attention du lecteur jusqu’au terme de la chasse au trésor. Et dès la première page, Mohamed Mbougar Sarr – ou plutôt Diégane Latyr Faye, son personnage enquêteur narrateur – s’interroge, à propos d’Elimane, sur l’âme humaine : « la sienne ressemble à un astre occlus : elle magnétise et engloutit tout ce qui s’en approche ». On notera au passage la préciosité du qualifiant de l’astre, préciosité lexicale assez fréquente tout au long du roman.
La citation de Bolaño que le romancier choisit de mettre en exergue affirme une certaine pérennité des œuvres littéraires, de l’écrivain au critique, de celui-ci au lecteur. Et cette transmission entre trois instances dure plus ou moins longtemps jusqu’à la disparition de l’œuvre de la mémoire des hommes. Ce roman a une structure assez recherchée : il se déploie en trois « livres », chacun d’eux étant subdivisé en parties et en biographèmes notion dont on sait l’importance chez Roland Barthes. Ils permettent ici de cerner l’écrivain disparu, Elimane : ils désignent l’intrusion de la vie des deux écrivains dans la coulée de l’écriture — quête d’une écriture et enquête sur le disparu.
Le premier biographème est un texte court en italiques : un « Je » s’adresse à un « tu » qui peut se dédoubler en deux interlocuteurs, le narrateur même du roman et l’écrivain antérieur, tous deux aux prises avec une ambition démesurée : « la funeste prétention du livre essentiel (…) de cercler l’infini ». Ce biographème insiste sur le titre du roman oublié, Le Labyrinthe de l’inhumain. On peut alors privilégier le second interlocuteur d’autant que le sous-titre de ce biographème est « extraits du journal de T.C. Elimane ». Cette indécision sur l’identité de celui qui parle est constante dans tout le roman : on passe ainsi d’un personnage à l’autre sans savoir qu’on a changé d’instance de narration ; on rétablit plus ou moins vite au bout d’un certain temps de lecture. Cette confusion semble le miroir de l’enquête difficile menée sur Elimane et de l’obscurité qui entoure chaque pan de sa vie.
Le second biographème est plus long, plus d’une dizaine de pages, et la voix est celle de Mossane, la mère d’Elimane. On est parfois tenté de penser que c’est peut-être aussi le jeune narrateur d’aujourd’hui, Diégane Latyr Faye (alias Mohamed Mbougar Sarr ?) ou, pourquoi pas, Marème Siga D., l’écrivaine sénégalaise d’une soixantaine d’années qui lui donne beaucoup d’informations. Le contenu de ce long monologue est centré sur la confusion de l’origine : de qui Ousseynou (Elimane de son pseudonyme) est-il le fils puisque « l’enfant avait été conçu au cours de ces nuits où j’avais couché avec les deux frères », affirme clairement Mossane.
Le troisième biographème, de 34 pages réparties en chapitres est le parcours et le destin de Charles Ellenstein, l’éditeur et l’ami d’Elimane. Notons que dans le roman récent, l’entrecroisement de l’africanité et de la judéité est programmé de façon très différente que dans le roman de Yambo Ouologuem. Le quatrième et dernier biographème est court (à peu près cinq pages), et cite les deux lettres d’Elimane qui ne sont jamais parvenues à sa mère et à son oncle-père et ce qu’il a trouvé sur son père au cours de ses recherches avec Charles dans le nord de la France. La quête du jeune écrivain et l’enquête sur l’écrivain de référence s’interpénètrent : Diégane fait découvrir le roman fabuleux à plusieurs personnes – sans jamais en trahir le contenu –, et découvre lui-même le labyrinthe de la vie d’Elimane. On notera que l’essentiel du Livre premier est la reprise, transformée selon les ancrages que s’est fixé M.M. Sarr, du « dossier » Ouologuem : son couronnement, les articles sur le roman primé le concernant et son lynchage. Un travail plus universitaire que cette simple présentation peut en faire la comparaison aisément.
Au premier abord, on ne trouve pas (comme l’a fait Kamel Daoud dans son récit-dialogue avec L’Étranger de Camus), de reprise réécrite du Devoir de violence. Pourtant certaines pages ne sont pas sans rappeler l’aîné. Ainsi des odeurs et des sucs quand Siga est entrée dans la chambre de son père agonisant. Comme dans Le Devoir de violence, les histoires des personnages se mêlent les unes aux autres : ici celles de Siga, de Mossane, d’Ousseynou s’entremêlent en une toile d’araignée où le lecteur se perd parfois ! Les scènes de sexe feront moins scandale que ne le firent celles de 1968 : elles étaient difficiles à éviter quand on a Ouologuem comme référence d’écriture. Et comme l’aîné admiré, Sarr a plusieurs modèles : ainsi lorsqu’on nous raconte la réunion avec l’oncle Nogor, Tokô Ngor, pour décider de l’avenir scolaire des deux frères, la scène n’est pas sans rappeler la séquence d’Anthologie du discours de la Grande Royale dans L’Aventure ambigüe de Cheikh Hamidou Kane : « – Loué soit Roog Sèn. C’est ainsi que nous voyions les choses, votre mère et moi : Assane Koumakh, tu iras vers le monde extérieur pour y chercher d’autres connaissances, et toi, Ousseynou Koumakh, tu resteras ici, et protégeras les connaissances de notre monde ». Ousseynou reste prisonnier de la tradition et perd la femme qu’il aime, Mossane, qui rejoint Assane à la ville. Il a alors ces mots pour la rejeter, reprenant l’atmosphère du Devoir de violence, d’une des violences du choix entre la France et l’Afrique : « Tourner le dos à toute tradition au nom de ta liberté pour mieux embrasser et justifier la luxure. Il l’a compris et t’a retourné la tête avec ses histoires de Blancs. Tu n’es pas libre. Tu n’es qu’une négresse aliénée, une fille sans honneur ».
Dans une maison de passe, il couche avec une femme qu’il ne reconnaît pas et prend pour une autre : comment ne pas penser à la scène entre Raymond-Spartacus Kassoumi et sa sœur Kadidia ? Comme Raymond-Spartacus Kassoumi, Elimane enfant a reçu une éducation traditionnelle et une éducation blanche… C’est un enfant à l’intelligence exceptionnelle mais mélancolique qui a assimilé ses deux cultures le poussant à plus de questions et de tensions. La première partie du Livre Deux titrée, « Le testament d’Ousseymou Koumakh » dévide l’histoire de la double éducation d’Elimane jusqu’à son départ pour la France. Le père, Assane, et le fils, Elimane, ont eu la même trajectoire : « Différents, ils ont néanmoins eu le même destin, partir et ne pas revenir, ainsi que le même rêve : devenir des savants dans la culture qui a dominé et brutalisé la leur ».
Le véritable final du roman – qu’on peut lire comme parabole de la vie post-lynchage choisie par Ouologuem – est la longue lettre de Musimbwa, l’ami congolais de Diégane qui lui écrit qu’il va rester dans son pays où il ne voulait plus revenir depuis l’assassinat particulièrement sordide et horrible des siens. Il accueille désormais leurs cris qui se répercutent au plus profond de lui-même : « Les gens comme moi ne quittent jamais leur pays. Lui, en tout cas, ne nous quitte jamais. Je ne suis jamais sorti du puits inachevé. Tout ce temps c’était en moi qu’il se creusait. J’y suis encore. C’est de là que je t’écris. C’est de là que j’ai toujours écrit. Et les hurlements y résonnent. Mais je ne bouche plus les oreilles. Longtemps j’ai écrit pour ne pas entendre. Désormais, je sais que c’est pour entendre que j’écris ou dois écrire. Je ne trouvais simplement pas le courage de me l’avouer. Le Labyrinthe de l’inhumain me l’a donné.
Il m’a appris ou rappelé ceci : le lieu du plus profond mal conserve toujours un fragment de vérité. Ce lieu, pour moi, est aussi un temps : le passé. […] Merde à l’injonction à la résilience ! Je hais ce mot lorsqu’il devient un mot d’ordre. Résilience ! Résilience ! Vos gueules ! Je désire la vérité de la longue chute ».
La première fois que Diégane a voulu faire lire à son ami Musimbwa le roman d’Elimane, il a tenté de le lui résumer sans y parvenir : « c’est une histoire qu’il est à la fois impossible de raconter, d’oublier, de taire. Mais que faire de ce qui n’est ni oubliable, ni racontable ni réductible au silence ? » En refermant ce roman, on serait tenté de répondre : lire et encore lire Le Devoir de violence, alias Le Labyrinthe de l’inhumain à la manière de ce que déclare Musimbwa « avec exaltation, comme s’il sortait d’une épiphanie » : « il fallait absolument faire lire Le Labyrinthe de l’inhumain à notre génération. Il allait nous libérer ».
Mohamed Mbougar Sarr a déclaré dans un entretien : « Lorsqu’on est entre deux eaux, deux territoires, il faut toujours en créer un troisième où on se retrouve. Je pense que ce territoire est d’abord un territoire poétique. C’est là qu’on se réconcilie d’abord ». Cette échappée hors du politique et de l’Histoire n’était pas la perspective du Devoir de violence. Le romancier d’aujourd’hui, avec son roman à plusieurs voix qui, chacune, défende une ligne, propose sa propre perspective : la littérature peut constituer une alternative à l’antagonisme entre le continent européen et le continent africain comme une sorte de « troisième continent ». Peut-être ?…
On peut être étonné.e lorsqu’on voit affirmer dans plus d’un article critique que le roman de Sarr résout la confrontation de l’Afrique et de l’Occident. On peut dire, peut-être, qu’en prenant appui sur le roman iconoclaste de l’aîné, l’écrivain tente de poser autrement les termes de cette confrontation car on n’est plus au temps des « soleils » des indépendances et de la décolonisation comme horizon. C’est la raison pour laquelle son roman ne se greffe pas seulement sur une lecture à distance du Devoir de violence mais offre aussi les parcours des jeunes générations avec des protestations moins politiques que celles de leurs aînés mais tout aussi problématiques. Une enquête-réflexion sur la carrière avortée d’Elimane, cet écrivain-comète, permet au jeune romancier de dire beaucoup sur la littérature et particulièrement la littérature sub-saharienne, sur le rapport des Lettres françaises avec les Lettres francophones, en parcourant l’éventail qui va de la condescendance – pour ne pas dire le racisme – à l’étonnement que provoque la lumière sur cette figure insolente, libre mais trop précoce pour avoir l’impact qu’elle aurait dû avoir. En tout cas, on peut dire que sur un temps assez long, de 1968 à aujourd’hui, Le Devoir de violence résiste à la disparition et qu’il me semble difficile de lire, au sens fort du terme, La plus secrète mémoire des hommes (des femmes aussi !) sans avoir lu ou relu Le Devoir de violence pour mesurer la prise en charge critique d’un héritage revendiqué et mis à distance ; et ce que veulent dire, hier et aujourd’hui, des mots comme labyrinthe, solitude, inhumain, immensité de l’inconnu.
Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, Philippe Rey /Jimsaan, août 2021, 448 p., 22 €