« Des mots pour s’élever au-dessus du cri […] pour faire œuvre au clair »
Les éditions Project’îles s’attachent à faire découvrir les écritures insulaires francophones de l’Océan Indien. Loin d’alimenter les stéréotypes exotisants de l’île tropicale, elles donnent la parole à ceux qui connaissent intimement ces îles. Les écritures du local, comme le disait Alejo Carpentier, qui donnent à voir une réalité pour en détisser la complexité, mettre les failles en lumière, atteignent une portée universelle. Elles nous donnent à penser le monde. C’est le cas de ces écritures insulaires qui cristallisent notamment les questions contemporaines du métissage et de l’altérité.
Pour cette rentrée littéraire, les éditions Project’îles publient le dernier roman de Monique Séverin, La Peine de l’eau ou Sisyphe l’Africaine. La narratrice est une Réunionnaise coincée dans un appartement qu’elle a acheté à des amis mais dont elle ne supporte pas la vue sur la piscine. Cette situation la plonge dans son histoire : ses parents se sont rencontrés à La Réunion lors d’une permission de son père, militaire réunionnais engagé dans l’armée française en Indochine. Elle est le fruit de cette première rencontre. Ses parents se marient quand son père rentre d’Indochine, la famille s’agrandit et suit les mutations paternelles de Madagascar à l’Algérie, en passant par la métropole avant de rentrer dans l’île natale où la narratrice devient enseignante, se marie, divorce et se retrouve dans cet appartement qui donne sur la fameuse piscine.
Si l’on peut reconstituer ces étapes, il ne s’agit pourtant pas d’un récit de vie. Le roman est divisé en huit « jus » qui correspondent à ce que la narratrice extrait de son histoire familiale et personnelle. Son analyse est portée par les deux métaphores annoncées dans le titre : celle de l’eau des femmes, de la mer chargée de l’histoire coloniale – et plus largement de la migration – et qui emprisonne l’île ; et celle de la terre, celle du rocher de Sisyphe, « peine » que roule la « femme ex-colonisée bâtarde ». Il s’agit de représenter avec justesse son « Island », d’en révéler « la peine » afin d’y trouver sa place en tant que femme métisse. Toutefois, la narratrice souligne que celle qui écrit, le fait pour « avancer » : « Elle va avoir du boulot pour détricoter tout ça […] mais je sais qu’elle s’efforcera d’être juste. Aussi juste que lui permet une Histoire fabriquée par des océans turpides. Elle aura heureusement l’autre moitié du verre, la partie pleine d’espoir, celle où la vie se joue des hommes et de leurs inconséquences, où tous les mélanges sont possibles, où toutes les particules demeurent… »
C’est bien par cette « Histoire fabriquée par des océans turpides » qu’il faut commencer, celle de la colonisation, de l’esclavage, des engagés indiens, fondement de la société réunionnaise : « Je contemple la mer. Elle serait presque belle d’ici, inoffensive même. La garce, elle a plus d’un tour dans ses vagues, nous a menés en bateau avec l’aide de sirènes et autres drôles d’oiseaux qui nous ont fait confondre vessies et lanternes ! d’où je la contemple, on ne dirait pas qu’elle a fait débarquer dans l’île des aventuriers de tous poils, qui sont allés chercher du bois d’ébène et de sang, qui ont remplacé une chair noire par une autre venue d’Asie, qu’elle a fini par fabriquer un peuple […] »
Le peuple réunionnais s’est ainsi construit sur des rapports humains hiérarchisés qui ne peuvent s’effacer facilement : « Pourtant, pourtant, disait Edouard Glissant le Tout-Mondiste, on peut se nourrir des langues de l’autre, de la culture de l’autre, sans se dénaturer pour autant. Le hic, il est là : l’autre, quand il est zorèy, nous le percevons comme dominant et nous flagornons-imitons – syndrome goyave de France – ou nous entrons en résistance de façon discordante, nos politiques ne levant pas le petit doigt pour nous aider à y voir plus réunionnais, plus sereinement. Quand il est komor, l’autre, ben on ne lui reconnaît pas une once de nous : trop… noirs ? trop pauvres ? trop musulmans ? trop féconds ? Trop de ce que nous avons peur d’être, ou de devenir – même la couleur, la noire, ça s’attrape dans notre pays ! »
La narratrice illustre, dans les sept premiers jus, ce cercle vicieux de la relation dominé/dominant. Ainsi, les zorèys, ceux qui viennent de la métropole pour travailler dans ce territoire d’outre-mer, profitent de la position qu’on leur assigne, prennent ce masque qu’on leur tend, comme l’illustre l’anecdote d’un jeune enseignant savoyard : « Anamorphose, réalité distordue qui ne reprendrait sans doute jamais sa forme initiale : le garçon sympa d’un bourg savoyard était devenu séducteur patenté, à la grâce des regards féminins du cru, lesquels magnifiaient tout individu au derme et au statut convoités. […] Comment envisager une relation quand l’un est dominant, ou perçu comme tel, et qu’il accepte de jouer un jeu malsain ? Je lui en ai voulu longtemps, à JL le Savoyard, qui d’après moi aurait dû comprendre parce que je lui avais expliqué mais qui avait cédé, le faiblard. J’en ai voulu aussi à mes consœurs, un peu… »
Si la narratrice excuse plus facilement les jeunes Réunionnaises, c’est qu’il est compréhensible que les dominés veuillent accéder à une position sociale valorisante, même si cela signifie qu’ils recherchent le masque blanc pour couvrir leur peau noire, pour reprendre Franz Fanon. La moindre trace de l’africanité étant infériorisante, on se lisse les cheveux, on fuit le soleil au point que les Réunionnais ont une carence en vitamine D supérieure à la moyenne. Si la narratrice raconte ce qu’elle a infligé à sa « touffe », dès son enfance sur ordre maternel, elle montre également que la réaction d’une Occidentale qui s’offusque de ce masque blanc marque moins son ouverture à l’Autre que sa méconnaissance du poids de l’histoire : « ah, difficile d’admettre que les sources bourbeuses du racisme aient empuanti l’esprit des victimes même ! » Car ce qui naît de la rencontre avec l’Autre est moins considéré comme un mélange harmonieux qu’une altération des deux parties. On peut ainsi être trop noir mais aussi trop blanc comme cette autrice métisse trop claire de peau pour écrire sur l’esclavage.
Ce tableau de la société réunionnaise témoigne de la difficulté de considérer l’Autre comme un égal que l’on appartienne à la catégorie des dominants ou des dominés. Le migrant, cet Autre très contemporain, est rejeté aussi bien dans les pays européens qu’à La Réunion :
« Le poisson a confiance en l’eau et c’est dans l’eau qu’il est bouilli.
Comme les migrants.
Comme ceux-là qui ont voulu y croire, qui ont confié leur sort et celui de leurs enfants à la mer, et dont le sang s’est changé en eau…
Et nous, comment allons-nous nous laver de leur sang ?
À grande eau ?
En noyant sentiment de culpabilité et d’impuissance ?
En se fabriquant un plein seau d’arguments tous aussi frauduleux les uns que les autres ?
Voleurs potentiels la femme, son nourrisson à la mamelle, l’homme au regard hanté.
Ils débarquent en hordes sauvages sur les rives de nos pays pour piller nos richesses, s’entremettre entre le confort et nous. »
Pourtant, même pour la majorité des colons, la migration a été liée à la nécessité de quitter le pays natal parce qu’on y est obligé ou parce que les conditions de vie y sont insoutenables : « Té, ou la rofé !
Jolie, l’expression créole – mot à mot, tu t’es refait –, qui dit si bien ce désir de paraître mieux qu’on l’est au départ, cette volonté d’échapper à la malédiction du maître, du patron, de la misère, de la basse extraction.
Même les blancs, ils se sont refaits ! Depuis l’origine, dès leur pied posé sur le sol, bien aise d’échapper à l’eau sournoise qui les avait transportés là par défaut.
Pourquoi ils se seraient barrés de leur home sweet home s’ils y étaient si bien, hein ? »
Cette Histoire a indéniablement marqué la société réunionnaise. La taire, la détourner, ne pas reconnaître cette « peine » originelle, participe à la perpétuation des rapports hiérarchiques. Et ce statu quo est accentué par l’insularité : « quand je dis « déor », je signifie une insoutenable insularité, celle qui vous oblige à vous enfermer, à opposer le dedans et le dehors, à vous penser comme isolé du reste du monde, rompant la continuité territoriale ». Cette périphérisation de l’île-prison développe ainsi un sentiment ambigu entre quête de légitimité de la « chose réunionnaise » et désir de faire partie du centre.
Cette ambiguïté se joue également dans la langue. La narratrice rappelle qu’à l’époque de ses parents, le créole était proscrit par ceux qui voulaient accéder à une classe sociale plus élevée : « Ils parlaient français, mes parents. Je ne les ai jamais entendus s’exprimer en créole. Mon père, avant son exil, a dû parler sa langue maternelle. Parce que c’est celle de bien des Réunionnais. Ma mère, « fille de notables », parlait français, initiée au respect des valeurs hautes, en vigueur dans une île encore hantée par l’idéologie coloniale : « Parler créole, c’était s’inscrire en pays pauvre.
Parler gros créole, c’était parler kaf, parler noir, parler mal, causer petit-nègre
Parler gros gros créole, c’était risquer d’être kaf, vilin manir, an vérité, chanter un ségatier. »
Si le locuteur francophone peut avoir l’impression d’entendre du français « déformé » – d’autant plus que le créole s’est construit sur le français non standardisé des colons – , force lui est de rapidement constater qu’il ne peut suivre une conversation, qu’il ne peut comprendre facilement une phrase créole écrite. Comme le français est né de la déformation du latin parlé des soldats romains et est devenue une langue à part entière, le créole, certes plus jeune, s’est également constitué en tant que langue, tout en étant encore considéré par certains comme un « patois », une langue « bâtarde ». Alors qu’un « docte critique zorèy » affirme à l’amie autrice de la narratrice qu’« il faut que ça soit fluide ! », qu’un « autre docte critique local » l’enjoint, quant à lui, à écrire pour les lecteurs français : « il faut que les lecteurs français te comprennent, que ça coule de source ! », la narratrice la met en garde : « si mon amie écrivaine décide de présenter son monde en français seulement, elle l’amputera de sa sève. » Ce qu’elle ne fait pas. Proverbes et mots créoles ponctuent le texte, donnent à voir la pratique des bilingues qui passent d’une langue à l’autre pour choisir le mot le plus juste pour leur propos. Comme l’a montré Frantz Fanon, la langue contient une représentation du monde liée à l’endroit où elle se forme. La présence du créole dans le roman permet de rendre la réalité de l’île, et participe aussi à la portée poétique de l’écriture de Monique Séverin.
La langue n’est pas le seul problème quand on écrit de la périphérie. La narratrice, porte-parole de l’autrice, souligne la difficulté des auteurs réunionnais à partager ces « autres rêves » dans le champ littéraire en faisant référence au parcours de l’autrice, sa « sœur écrivaine » : « Mon amie, l’autre qui me ressemble comme une sœur, la faiseuse de sens, est enceinte de son monde mais elle ne le sait pas. Bâtarde, son héroïne a été tuée dans l’œuf, étouffée dans le silence, broyée par l’indifférence, pages jamais ouvertes par la critique qui donne droit d’existence. » Elle fait allusion au roman de Monique Séverin, La bâtarde du Rhin, publié en 2016 aux Éditions Vents d’Ailleurs.
Ce roman retrace l’histoire d’une métisse née de la rencontre d’une Allemande et d’un Réunionnais, soldat dans les troupes françaises en Rhénanie, déportée à cause de cette ascendance hybride. Elle décide ensuite de venir dans l’île de son père et découvre que son identité est là aussi considérée comme une « bâtardise ». La narratrice explique ce manque d’intérêt de la critique par l’attente toujours aussi présente des stéréotypes de l’île tropicale : « Comme ses consœurs, ma sœur autrice n’est pas entendue. Il est vrai qu’elle écrit en terre incertaine, indéterminée, mouvante, qui n’existe dans l’imaginaire de l’autre qu’à travers ses paysages et sa beauté volcanique. Et les requins, ne pas oublier les requins. Toujours là, à nourrir notre peur de la mer, même s’ils sont confinés derrière des filets et que la baignade en mer se réduit à peau de chagrin. »
Le parcours de l’écrivaine illustre donc également la « peine » de la périphérie, mais aussi celle d’être femme : « De la subalternité des femmes ex-colonisées, un peu moins décolonisées que leurs mecs, celles qui ont la prétention d’écrire, de dire, de dépeindre leur univers d’humaines de seconde, voire troisième zone. Elles ont à dire, à se dire, en tant que femme, mais aussi en tant qu’encore enfant. Pas vraiment le droit à la parole, encore moins à l’écriture. De quoi parleraient-elles, qu’écriraient-elles de mieux que leurs homologues masculins ? Elles ont à écrire leur différence, non pas celle de leur genre, non, elles sont humaines, mais celle liée à la manière dont elles sont traitées, exotisées, fantasmées, forcées, spoliées. »
Pour autant, la narratrice ne caricature pas sa dénonciation du patriarcat. Elle montre qu’il est perpétué aussi bien par les femmes que par les hommes et que ces derniers sont également pris au piège du rôle qu’ils tiennent et que l’on leur fait tenir : « Notre entreprise conjugale, elle, a tenu sept ans, chiffre magique des contes de fées avec lequel je voisine depuis toujours.
Parce que je m’étais efforcée de le faire entrer dans des habits de prince charmant qui lui seyaient peu.
À qui conviennent-ils d’ailleurs, ces foutus habits ? Malgré mes tendances féministes, je le concède, il n’est pas facile non plus d’être un homme. Ah, répondre aux attentes induites par un statut de dominant n’est pas une sinécure ! »
Elle analyse l’échec de leur couple comme le résultat de ces représentations ancrées dans les mentalités – « piégés dans la matrice nous sommes toutes et tous, enjoints de jouer le rôle attribué avant même notre conception ! » – mais il est également le fruit de sa propre histoire familiale qui lui fait attendre des marques d’amour qu’elle n’a pas reçu de ses parents.
Le dernier jus montre que si l’autrice a donné à voir ce qu’on ne veut pas voir, elle l’a fait en « s’élev[ant] au-dessus du cri », pour faire « œuvre au clair ». La narratrice illustre cette démarche par une métaphore créole : « Tansyon pangar, mouroung, ou pé manz tout, so son rasine ! Il est des racines tueuses, juste y prendre garde et considérer ce qu’elles ont produit, bel et bon, digne d’être présenté au monde. » Ainsi, les racines d’une société, d’un individu, peuvent être vénéneuses, les fruits de l’arbre n’en restent pas dignes. De plus, la « peine » de l’histoire réunionnaise, de l’histoire familiale et personnelle de la narratrice contient également des moments de joie, de rencontre, d’amour. Quelle que soit l’histoire, il y a moyen de construire quelque chose si on la prend en compte pour accepter sa légitimité d’être différente, de « courir autrement et proposer d’autres rêves » qui viennent d’« un imaginaire venu du fond de soi et des âges, là où s’est sécrétée la « chose » réunionnaise, sur silences et échappées belles… » En racontant cette histoire réunionnaise, Monique Séverin éclaire notre « monde en mouvement constant, tectonique des plaques et jonctions conceptuelles ».
Monique Séverin, La Peine de l’eau ou Sisyphe l’Africaine, éditions Projec’îles, septembre 2022, 220 p., 17 €