« Et de la sorte le travail, le projet, prend forme peu à peu, se diversifie, croit, mais pas de façon linéaire. C’est comme un roman, pour que vous me compreniez, qui ne commence pas par le commencement. En fait, c’est un roman qui, comme tout roman d’ailleurs, ne commence pas dans le roman, dans l’objet livre qui le contient, vous comprenez ? Ses premières pages se trouvent dans un autre livre, dans une ruelle où un crime a été commis, ou dans un oiseau observant un groupe d’enfants qui jouent et ne le voient pas. » C’est ce qu’on peut lire dans « Comédie de l’horreur en France », troisième nouvelle du recueil inédit Tombes de Cow-boys, seul et dernier inédit publié dans le quatrième tome des Œuvres Complètes de Roberto Bolaño ; et c’est aussi ce qu’on pourrait prendre comme définition du projet oeuvral de la littérature de l’écrivain chilien. Non pas que tous les propos qui se rapportent et qualifient des œuvres d’art (il y en a légion) soient des définitions de la pratique bolanienne ; mais incontestablement, certaines œuvres de Bolaño disent, par la bande, la raison d’être de ses autres livres. C’était déjà le cas dans ses Poèmes, dont un nombre important venait redire autrement les grands projets romanesques, et c’est aussi le cas de certains textes de ce volume, qui cherchent à éclairer là l’ombre, ici la structure, et toujours l’enjeu primordial, viscéral, enragé, de cette littérature sans pareille.
Les œuvres contenues dans ce quatrième tome, dernier volume avant le feu des deux grands romans qui ont fait sa célébrité, sont à bien des égards des œuvres particulières. Des œuvres de la marge, pourrait-on se dire. Un petit roman lumpen est un récit qui tranche dans la production romanesque de Bolaño par son étrangeté ; Nocturne du Chili est une tentative lyrique incertaine ; Le Gaucho Insupportable est une œuvre hybride qui mélange les matières ; et Tombes de Cow-boys est un recueil inédit dont la composition est problématique. Marginalité qui ne tient pas à la dimension formelle ou expérimentale de ses œuvres, car on sait que toute l’œuvre de Bolaño, dès ses débuts, est déjà protéiforme ; l’étrangeté vient d’ailleurs, peut-être de la sensation de suivre l’œuvre dans ses lisières, les zones où elle se perd et vagabonde, incertaine de sa direction. Extrême périphérie d’une conurbation oeuvrale qui certes toujours connecte ses textes à ses foyers polarisants, mais qui ici prend le risque du décentrement, de la perdition. Marges aussi du fait de leurs places au sein de l’œuvre : textes de la fin, textes inédits, inachevés et posthumes, ils montrent les chemins de l’œuvre, ses desseins, ses désirs, le futur qu’elle ne connaitra pas. Cette marginalité fait que ces textes ne sont ni les plus réussis, ni les plus accomplis des œuvres de Bolaño ; mais l’intérêt n’en est pas moindre, car dans ses faiblesses, ses errances, ses incartades, la littérature de Bolaño reste sienne jusqu’au bout – viscérale, lucide, engagée dans sa quête, même perdue dans les limbes, même à genoux devant l’extrême onction de la mort arrivée.
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Un petit roman lumpen (2002)
Un petit roman lumpen est un livre très curieux dans la production de Bolaño, à plus d’un titre : par son origine, par sa géographie, par son résultat. C’est presque une commande : Claudio Lopez, directeur des éditions Mondadori, sollicite Bolaño pour une collection qu’il envisage, centrée sur des villes. Bolaño choisit d’écrire sur Rome, déplaçant ainsi son imaginaire fantasmatique loin de ses territoires familiers. Le récit conte l’histoire d’un frère et d’une sœur orphelins, qui essaient de survivre dans la médiocrité d’un terne quotidien. Bientôt le frère ramène à la maison deux individus étranges et mystérieux qui vont bientôt proposer une étrange machination où la sœur aura le premier rôle.
Récit étrange, vie étrange, mais résolument bolaniens : « Mon attitude, je le sais maintenant, était celle de quelqu’un qui avait les yeux ouverts, alors que mon frère et ses amis traînaient dans des lieux réels ou imaginaires les yeux fermés. Avoir les yeux ouverts, d’autre part, ça signifiait se consumer. Je me consumais. Je pensais parfois que j’étais en train de devenir folle, que ça ne pouvait pas être normal, autant de clarté, mais dans le fond je savais que jamais je ne deviendrais folle. J’attendais quelque chose. Une catastrophe. »
Comment lire et comprendre ce récit, sa structure, son enjeu ? Il est proche, par certains aspects, des premiers livres de Bolaño : Monsieur Pain, Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce , La Piste de Glace. On peut voir déjà dans ce livre une volonté de retrouver une simplicité juvénile qui était celle des premières publications ; mais en même temps Un Petit Roman Lumpen est l’épure de ces tentatives juvéniles. Le récit est bref, dégraissé, et ressemblerait presque à une nouvelle si sa composition ne différait pas des nouvelles bolaniennes.
Mais quelque chose de plus profond est à l’origine de sa singularité. Presque tous les romans et récits bolaniens se reconnaissent par la présence de poètes. Poètes, c’est-à-dire en langage bolanien, de jeunes gens aspirant à la littérature, parfois dans des conditions misérables, mais ayant toujours ce désir les polarisant, les tirant dans la vie. Or, Un petit roman lumpen fait figure d’exception dans sa bibliographie justement parce que personne, dans ce livre, ne se pique d’art ou de littérature – chose très rare qui doit nous interpeller, et qui nous permet en fait de comprendre l’originalité de ce projet romanesque si bref qu’il pourrait être une longue nouvelle. Pas de poètes ici ; juste une fille et des hommes. Comment comprendre ce récit bizarre, ce roman lumpen ? Par une question simple qui est en fait l’essence même du projet bolanien, épuré de son décorum de néo-poètes, épuré de ses désirs idéaux. Comment on vit quand on n’a pas d’horizon, rien pour échapper à la pesanteur du monde ? Comment on survit, quand la poésie n’est même pas là, quand tout vous nuit et conspire à vous nuire ? Et la réponse de Bolaño est toujours simple : on se bat, on affronte le mal, on fait face. Même quand la poésie vous manque et que tout est dépeuplé.
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Nocturne du Chili (2000)
Nocturne du Chili appartient assez sensiblement à la même veine qu’Amuleto (1999), récit de voix, dont il radicalise un peu le procédé en l’accentuant ; ces deux récits publiés devaient former une trilogie par la jonction d’un troisième texte, Corrida, qui n’a pas été achevé mais que l’on lira peut-être un jour puisqu’il figure dans les Archives Bolaño. Bolaño, qui voulait appeler ce livre « Tempête de merde », cherche visiblement à créer un flux verbal incontinu et incontinent, l’espèce de déferlement en prose d’une voix qui s’épanche. Un ancien critique littéraire et poète, agonisant sur son lit de mort, se confesse. Il est chilien, a fréquenté les intellectuels, et revient sur sa vie, celle de son pays et de sa génération. On y voit Neruda et Junger, on y parle de Marx et d’Engels, de la dictature de Pinochet, des compromissions face aux pouvoirs, des lâchetés trop humaines, du grotesque et de la beauté fragile des vies.
La forme de la prose en liberté ne réussit pas à Bolaño car elle lui fait perdre une efficacité et une clarté narratives qui sont l’une de ses plus grandes forces. Certes le récit reste bolanien, mais son absence de structure est une liberté vague qui ne contient pas les élans et désirs du récit, qui en s’égarant perd sa stabilité et sa lisibilité. Mais peut-être ici dois-je avoir l’humilité de dire je, car c’est un livre que beaucoup de lecteurs de Bolaño aiment, un livre qui l’a fait aussi connaître et qui a longtemps été sa carte de visite dans les pays qui le traduisaient. Peut-être n’est-ce que moi, ainsi, qui y vois un exercice de style qui est une fausse bonne idée, qui ne prend pas et ne correspond aux qualités de la littérature bolanienne ; peut-être n’est-ce que moi qui trouve que d’autres ont mieux réussi à tenir la texture et la teneur de cette parole-logorrhée.
C’est un livre qui reste à lire, parce qu’il est traversé de rage et de fulgurances, mais aussi parce qu’il permet de mieux comprendre Bolaño et « le projet, l’œuvre dont nous connaissons seulement des fragments, que souvent nous croyons connaitre alors qu’en réalité nous ne connaissons que peu de choses, le mystère que nous portons dans notre cœur et que dans un moment d’extase nous plaçons au-dessus d’un plateau métallique gravé de signes mycéniens, des signes qui balbutient notre histoire et notre désir et qui en réalité ne font que balbutier notre défaite, le guet-apens où nous sommes tombés sans le savoir, et nous avons mis le cœur au milieu de ce plateau froid ».
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Tombes de Cow-boys (2017 – 1993-2003)
Le dernier inédit posthume en date de Bolaño, et le dernier à être traduit dans notre langue, pose la question du traitement réservé aux textes non publiés. Question éternelle, qu’on est en peine de devoir reconvoquer ici tant elle constitue une arlésienne détestable parce qu’aporétique ; pourtant il faut la poser, car elle est ici l’objet d’une disjonction pour l’œuvre posthume de Roberto Bolaño.
Il est évident que Bolaño travaillait plusieurs textes à la fois, multipliait les textes et les amorces de récits, et que la masse publiée à sa mort n’est qu’un reflet de son travail. Beaucoup de textes restaient dans l’ombre : 2666 est un roman posthume, tout comme le Troisième Reich. Mais ceux là étaient des textes achevés, ou presque. Le tome II a présenté un roman de jeunesse inédit, l’Esprit de la science-fiction, et un autre roman inédit, Les déboires du vrai policier, plus tardif et parallèle à l’écriture de 2666. La publication de ces inédits en l’état était justifiée. La chose est différente pour les recueils, proses et nouvelles, ce qu’on observait déjà dans Le Secret du Mal (2007), recueil de textes bolaniens qui semblaient davantage une compilation hasardeuse qu’un vrai projet éditorialisé.
Il y a deux degrés de l’inachèvement, si l’on peut dire : l’inachèvement fonctionnel, parce que la forme générale du livre le permet ou que le travail opéré est suffisamment sensible et entier pour que son effet projeté soit sensible pour le lecteur ; et l’inachèvement problématique, là où le texte n’est pas parvenu à un point suffisant de son travail pour que sa publication en tant qu’œuvre soit pertinente. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas publier ces textes véritablement inachevés, mais ils ont davantage une valeur pour l’exégète que pour le lecteur : ils renseignent sur la genèse et les tiroirs secrets de l’œuvre, ses à-côtés, ses bifurcations, son travail interne. Mais cela suppose donc un autre type de publication que le choix fait par les héritiers de Bolaño : plutôt que de lâcher par à-coup hasardeux des inédits à intervalles irréguliers, il aurait fallu publier les proses et nouvelles brèves dans une édition chronologique dotée d’un appareil critique.
Ainsi le contenu de Tombes de Cow-boys laisse songeur et dubitatif quant à la nature des textes qui sont proposés. La note éditoriale nous précise que ces textes furent rédigés entre 1993 et 2003. Comme beaucoup des inédits posthumes, ils reprennent une partie de la matière précédemment publiée : on reconnaitra des porosités avec les Détectives Sauvages, Étoile Distante, Appels Téléphoniques ; mais l’intérêt de l’intratextualité de ces récits est mineur. Si l’on creuse un peu, une datation de ces trois fragments est possible : « Patrie », écrit entre 1993 et 1995, « Tombes de Cow-boys » vers 1995-1998, et « Comédie de l’horreur en France » vers 2002-2003. Ils n’appartiennent déjà pas à la même époque, à la même visée. Mais ce qui pose le plus problème dans ce recueil tripartite dont la logique interroge, c’est que « Patrie » et « Tombes de Cow-boys » semblent davantage des documents de travail que des textes achevés et publiables. La structure des deux textes le laisse assez sensiblement penser. Passe encore pour « Patrie », dont la structure éclatée se rapproche autant de l’Esprit de la science-fiction que d’Anvers, mais « Tombes de Cow-boys », par les trous et le manque de liant entre ses parties, ressemble assez à un work in progress.
Passons sur leur statut pour nous intéresser à leur contenu. « Patrie » suit les tribulations d’un jeune poète nommé Ribogerto (et non Arturo) Belano et de sa fascination pour une jeunesse poétesse rapidement décédée (objet de fascination qui rappelle l’attrait répétée des Poèmes et d’Anvers pour la figure de Sophie Podolski, poétesse belge). Notons aussi qu’entre ces chapitres, apparait la mention du cinéma Diorama, nom d’un des romans encore inédits de Bolaño, non publié en espagnol et qui appartient à la même veine et à la même époque créative que l’Esprit de la science-fiction. L’intérêt de ce récit, pourtant, est plutôt anecdotique : il apparaît comme une préfiguration de la matière et de l’enjeu des Détectives Sauvages, mais dans la forme éclatée et kaléidoscopique de l’Esprit de la science-fiction. « Tombes de Cowboys » est un texte qui flirte avec l’autobiographie fictionnelle dont Bolano a coutume, qui s’attache ici à la cellule familiale et la jeunesse d’Arturo Belano, protagoniste des Détectives Sauvages et double fictionnel de l’auteur. Il peut sembler indiquer, par son intérêt pour la figure du père et de la mère, un embranchement possible qu’aurait pris le travail de Bolaño s’il avait pu continuer son œuvre : la volonté de travailler cette matière familiale, matière permanente de l’exil. Mais il juxtapose assez clairement des chapitres qui ne sont pas reliés par le fil narratif. Une béance assez sensible s’y fait sentir, laissant penser que les morceaux qui sont donnés à lire sont certes des morceaux achevés mais qui sont seulement parties d’un grand tout lacunaire.
Le dernier texte, « Comédie de l’horreur en France » est de loin le meilleur de ces trois récits inédits, et assurément le plus entier – et ce n’est pas un hasard si c’est le texte le plus tardif. C’est une nouvelle un peu étrange qui fait intervenir un jeune poète espagnol qu’un groupe surréaliste obscur veut recruter. Elle véhicule ce sentiment d’effervescence et de jouissance qui transite dans les meilleurs passages de Bolaño ; elle nous montre comme souvent un jeune écrivain en quête d’idéal. Elle traite sur le mode léger des héritages littéraires, des destinées de poètes, des désirs de révolution, en recomposant et entremêlant les motifs bolaniens par excellence : la poésie, le surréalisme, le mal, l’inconnu, le mystère, la camaraderie, la lucidité, le combat. Et rien que la présence de ce dernier texte vient justifier la publication des inédits ; car si les textes posthumes peuvent s’avérer parfois décevants (mais les textes anthumes ne le sont-ils pas parfois, eux aussi ?), ils valent toujours la curiosité du détour – surtout pour un auteur de l’importance de Bolano.
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Le Gaucho insupportable (2003)
Dernier recueil et dernier livre envoyé à son éditeur avant sa mort, on lit souvent Le Gaucho insupportable comme une œuvre testamentaire. C’est surtout sa composition hybride qui dénote, puisque pour la première fois les nouvelles sont suivies de deux essais-conférences où l’on retrouve le Bolaño d’Entre Parenthèses et d’Intempéries. Il ne faudrait pas, toutefois, aller jusqu’à dire que les genres se mélangent, que les frontières disparaissent, que poésie et prose et essai se mêlent, ce qui n’est pas le cas. Mais terminer le recueil sur deux essais qui sont deux mises au point n’est bien sûr pas anodin.
Intéressons-nous d’abord aux nouvelles proprement dites. Elles sont plus inégales que les deux recueils précédents, Appels Téléphoniques et Des Putains Meurtrières. « Jim », mini-récit déjà contenu dans Entre Parenthèses, « Le policier des souris » curieuse nouvelle anthropomorphique, et « Deux Contes Catholiques », à la structure un peu gratuite, ne sont pas les meilleures nouvelles de l’auteur chilien. « Jim » n’est même pas une nouvelle, plutôt un fragment de prose qui raconte l’histoire d’un individu nommé Jim, croisé et recroisé dans les rues de Mexico. Mais le récit fait trois pages, et son caractère volontairement elliptique laisse songeur quant à son sens. Car la place liminaire que ce bref texte occupe montre bien qu’elle a valeur d’enseigne pour le recueil. Dans le personnage nord-américain de Jim, il y a quelque chose de Jim Morrison, évidement, Morrison qui était à l’orée de l’œuvre de Bolaño puisque son premier livre s’appelait Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce ; mais dans le personnage errant et erratique de Jim, cracheur de feu vagabond dont on perd rapidement la trace, il y a peut-être aussi quelque chose de l’autre alter ego de Bolaño-Belano, Mario Santiago Papasquiaro, à la vie et à l’œuvre erratiques. La nouvelle-titre, « Le Gaucho Insupportable » convoque les ombres du Martín Fierro, livre emblème de l’Argentine, et marche sur les territoires de Borges : elle nous propose de suivre les errances d’un citadin qui se rêve véritable gaucho de la pampa et sa quête impossible se termine aussi comme un conte de Borges. Mais le meilleur récit est de loin « Le Voyage d’Alvaro Rousselet », nouvelle emblématique d’une certaine manière bolanienne, peut-être sa manière la plus célèbre qui consiste à entremêler la pratique artistique au mystère fantastique proche de l’horreur. Un écrivain argentin se rend compte qu’un cinéaste français semble plagier ses livres ; mais ce plagiaire est son meilleur lecteur, et ses films sont des leçons de lecture. Advint un moment où les films du cinéaste français ne le plagient plus ; l’écrivain argentin s’inquiète, et décide de se rendre à Paris dans l’espoir de le rencontrer et de comprendre. Une dernière fois, Bolaño recompose pour nous son schéma préféré : la conjonction de l’art et du mystère, de la quête poétique et de la quête existentielle.
Puis viennent les deux essais-conférences qui constituent sa conclusion. La première conférence, « Littérature + maladie = maladie », a pour sujet la maladie et l’art, le fait d’écrire quand on est malade, le rapport entre la maladie et les poètes français ; elle est surtout une admirable leçon de lecture de grands textes poétiques du canon français. Bolaño possède un art de la lecture qui est admirable parce qu’il est à la rencontre entre une véritable lecture poussée des textes (mais qui n’a rien d’une éxégèse classique) et la mise en rapport de ces textes avec des problématiques premières, fondamentales, de la vie humaine. Bolaño, à partir de « Brise Marine » de Mallarmé (La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres), parle de la rencontre entre la maladie et l’ennui et lui répond un siècle plus tard : « Mallarmé parle de la maladie comme résignation, résignation à vire ou résignation à n’importe quoi. C’est-à-dire qu’il est en train de parler de défaite. Et pour convertir la défaite en victoire il oppose vainement la lecture et le sexe, que je soupçonne, pour la plus grande gloire de Mallarmé et la plus grande perplexité de Mme Mallarmé, d’avoir été la même chose. [Or] on ne peut encore moins affirmer qu’on a lu tous les livres, car, même s’il n’y avait plus de livre, on ne cesse jamais de les lire tous, ce que Mallarmé savait bien. […] Les livres sont finis, les rencontres sexuelles sont finies mais le désir de lire et de baiser est infini ».
Puis Bolaño, pour justifier sa lecture, reprend depuis l’origine : il se livre à une lecture du « Voyage » de Baudelaire, et à bien des égards son commentaire est une explicitation de 2666, dont l’épigraphe vient du « Voyage » (« Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui »). Bolaño écrit : « Il n’y a pas de diagnostic plus lucide pour exprimer la maladie de l’homme moderne. Pour sortir de l’ennui, pour échapper à ce point mort, la seule chose que nous ayons à notre portée, c’est l’horreur, c’est-à-dire le mal ». Puis passant par Rimbaud, c’est le même diagnostic : « Rimbaud, qui plongea avec la même dévorante énergie dans les livres, le sexe et les voyages, uniquement pour découvrir et comprendre, avec une lucidité diamantine, qu’écrire n’a pas la moindre importance. […] Arrive Mallarmé, qui nous dit qu’il faut voyager. […] Mallarmé veut recommencer, même s’il sait que les voyage et les voyageurs sont condamnés. ». A quoi bon ce voyage, alors ? Il nous répond par Kafka gloseur et continuateur de Baudelaire, gloseur porte-voix de Bolaño : « Je suppose que Kafka comprenait que les voyages, le sexe et les livres sont des chemins qui ne mènent nulle part, et que cependant ce sont des chemins sur lesquels il faut se lancer et se perdre pour se trouver de nouveau ou pour trouver quelque chose, peu importe quoi, un livre, un geste, un objet perdu, pour trouver quelque chose, peut-être un modèle, avec de la chance : du nouveau, ce qui a toujours été là. »
Le dernier essai, « les Mythes de Cthulhu » (qui ne parle absolument pas de Lovecraft), parle là plus directement de la littérature dans son contexte contemporain puisqu’il s’agit de discuter « l’état actuel de la littérature de langue espagnole ». Ironique, acerbe, désabusée autant que lucide, c’est une mise au point à coup de poings ; Bolaño, on le sait quand on a lu Entre Parenthèses et quand on a Bolaño tout court, est rageur et salvateur et n’hésite pas à écrire à coup de couteau quand il s’agit de parler de dire ce qu’il faut lire ou ne pas lire. Bolano dit notamment, à demi mots, son admiration pour les grandes figures que sont Vargas Llosa et Garcia Marquez, mais s’attaque frontalement à leurs continuateurs et à leurs descendants. L’essentiel de son propos est de démontrer un certain état moribond des lettres, d’une littérature qui peine à se réinventer, qui peine à être davantage qu’une petite histoire. Il fustige les écrivains dont la préoccupation est la « réussite sociale ». Si Bolano est ici un polémiste, et que l’un des traits des polémistes est de grossir le trait, d’oublier la nuance pour faire mouche, il n’en reste pas moins que la vision qu’il présente ne vaut pas que pour la littérature espagnole, mais dit bien un certain état de fait du monde littéraire : « Les écrivains actuels ne sont plus […] de petits messieurs prêts à foudroyer la respectabilité sociale et encore moins une poignée d’inadaptés mais des individus issus de la classe moyenne et du prolétariat prêts à escalader l’Everest de la respectabilité, avides de respectabilités. Ce sont les blonds et bruns fils du peuple de Madrid, ce sont des individus qui viennent du bas de la classe moyenne et qui espèrent finir leurs jours dans la partie supérieure de cette même classe. Ils ne refusent pas la respectabilité. Ils la recherchent désespérément. Pour l’atteindre il leur faut beaucoup suer. Signer des livres, sourire, se retrouver dans des coins inconnus, sourire, faire le pitre dans les émissions people, sourire beaucoup, surtout ne pas mordre la main qui leur donne à manger, assister à des foires du livre et répondre avec bonne volonté aux questions les plus crétines, sourire dans les pires situations, prendre l’air intelligent, contrôler la croissance démographique, dire toujours merci. ». Ce qui dit Bolaño, autrement, c’est que la littérature est une conquête qui est toujours une lutte, et que cette conquête n’a aucun sens s’il ne s’agit pas, une fois béni par le nimbe de la littérature, de mettre un grand coup poing sur le table. On le sait, Bolaño aime l’idée de la révolution, et ne dit pas toujours ses paradoxes et ses ombres ; mais sa littérature pratique directement cette idée de la révolte, l’illustre de livres en livres, la porte avec toute la lucidité que la fiction ménage. Que « les Mythes de Cthulhu » soit le dernier texte que son geste littéraire nous donne n’est pas anodin : c’est une ultime invitation à relire, à lire mieux, à lire ce qui en vaut la peine, à ne pas accepter la compromission, à chercher l’art et la vie dans le même désir.
Un dernier mot sur l’histoire du recueil, qui ne dit rien de sa qualité littéraire mais qui mérite peut-être qu’on s’y attarde pour une autre raison. Le 29 juin 2003, Bolaño est à Blanes, malade depuis longtemps, il commence à cracher du sang. Il appelle sa compagne qui vient le chercher, mais il refuse d’aller à l’hôpital, et lui demande d’aller chez elle. Là-haut, Bolaño sort une disquette, qui contient le Gaucho Insupportable, et l’imprime. Et le même jour il envoie le recueil à son ami Jorge Herralde, éditeur d’Anagrama. Le lendemain, il se réveille et vomit du sang. Sa compagne l’emmène alors à l’hôpital Valle de Hebron, où il meurt deux semaines plus tard en attendant une greffe de foie. La littérature jusqu’au dernier geste ; jusqu’à la fin. Nous rêvons tous de notre mort ; nous l’imaginons tous par la prescience des images dont notre intellect dispose. Bolaño ne connaitra pas la « Fin Heureuse » (Œuvres complètes I, p.474) qu’il avait rêvée :
« Une fin heureuse
A Mexico
Dans la maison de mon père
Où dans celle de ma mère
Une minute de solitude
Le front appuyé
Contre la fenêtre glacée
Et les tramways
Dans les environs
De Bucarelli
Avec des filles fantomatiques
Qui font au revoir
Derrière la fenêtre »
Non, Bolaño se consumera d’une mort de prose, d’une mort plus vraie, qu’il avait aussi rêvée dans un autre poème, « Les Blues taoïstes de l’hôpital Valle Hebron » :
« Ces petits matins sans hôpitaux, à l’issue incertaine,
Dans des baraques de pisé fouettées par le vent,
Quand la mort a ouvert la porte en fer-blanc et montré son sourire :
Un sourire de pauvre
Que jamais – nous l’avons su aussitôt – nous ne comprendrions.
Un sourire atroce où d’une certaine façon étaient résumés
Nos efforts et nos défis peut-être vains.
Et nous avons vu nos morts reflétées
Dans le sourire de cette mort
Qui avait ouvert la porte en fer-blanc de la baraque de pisé
Et tenté de fusionner avec nous.
(…)
Et résolus nous sommes sortis de nos trous.
De nos nids tout chauds.
Et nous avons habité l’ouragan.
Tous morts maintenant.
Et aussi ceux qui se sont rappelé
Un petit matin de cristal
Dans le territoire de la Chimère et du Mythe.
Et c’est ainsi que toi et moi nous nous sommes transformés
en limiers de notre propre mémoire.
Et nous avons parcouru, comme des détectives latino-américains,
Les rues poussiéreuses du continent
A la recherche de l’assassin.
Mais nous n’avons trouvé
Que des vitrines vides, des manifestations équivoques
De la vérité. »