Peintresses en France 13 : Marie-Guillemine Benoist, une royaliste révolutionnaire

Portrait d’une négresse, Marie-Guillemine Benoist

Marie-Guillemine Benoist (1768-1826) est une artiste qu’on a enterrée bien avant sa mort. Célèbre de son vivant, notamment pour avoir réalisé le portrait d’une femme noire, peintresse attitrée de la famille Bonaparte, longtemps « cheffe de famille » puisque sa peinture faisait vivre les siens, elle dut s’effacer totalement à la Restauration quand son mari revint en grâce. Ensuite ? L’oubli.

Le destin de cette femme, que rien ne prédisposait à une telle vie ni à une telle carrière, est emblématique en ce sens que, dans sa gloire comme dans sa triste fin, dans ses aspirations comme dans ses conquêtes, il symbolise mieux qu’aucun autre le sort de toutes les artistes féminines d’une époque.

Marie-Guillemine Benoist, Portrait de Madeleine, 1801, musée du Louvre (Wikicommons)

Dans les années 1780-1804, en effet, se produit une véritable révolution dans le monde de l’art, en parallèle à la grande Révolution. C’est sans doute la période la plus riche de toute l’histoire des arts pour les femmes en France. Cette révolution-là est double : d’abord parce qu’elle va permettre aux femmes d’enfin émerger, et pas seulement aux filles d’artistes, mais aussi à toutes les autres, de la noblesse jusqu’à la petite bourgeoisie commerçante ; ensuite parce que, avec l’abolition de l’Académie royale de peinture et de sculpture en août 1793, le plafond de verre social disparaît, et que les artistes ne sont plus jugé.es à l’aune de leur naissance. L’embellie sera de courte durée pour les femmes, puisque le code Napoléon en 1804 les placera sous un joug patriarcal jamais connu auparavant, et que la Restauration viendra par son conservatisme remettre le couvercle sur cette parenthèse dorée. Toutefois, les progrès de la fin du XVIIIe siècle laisseront des traces indélébiles, et l’on ne reviendra plus jamais à l’état antérieur, quand n’existait qu’une poignée d’artistes féminines qualifiées de « miracles », et presque toutes issues des ateliers de leurs pères. Le raz-de-marée des années 1780, bien que coupé dans son élan, a donc marqué le début d’une ère nouvelle. Et personne mieux que Marie-Guillemine Benoist n’illustre cette évolution.

Née Marie-Guillemine de Laville-Leroulx le 18 décembre 1768 à Paris, elle est la fille de René de Laville-Leroulx, et de Marie-Marguerite Lombard. De noblesse récente (1699), sa famille paternelle est composée de hauts fonctionnaires, et son père accèdera même au prestigieux poste de ministre des Contributions et Revenus publics brièvement en 1792, avant de finir sa carrière et sa vie comme consul à Rotterdam quelques années plus tard. Ce qui signifie donc que Marie-Guillemine, comme sa sœur Elisabeth-Charlotte (future peintresse elle aussi et épouse du célèbre chirurgien Dominique Larrey), ne sont pas nées dans une famille d’artistes mais de la petite noblesse de robe.

Madame Philippe Panon Desbassayns de Richemont (Jeanne Eglé Mourgue) et son fils Eugène, 1802, Metropolitan Museum of Art, New York (Wikicommons)

Dans la première moitié du XVIIIe siècle, comme aux siècles précédents, les peintresses sont le plus souvent issues de familles d’artistes, et la première révolution dans le domaine des arts se produit dans les années 1780, quand les classes aisées décident de faire instruire leurs filles en ce domaine, principalement pour deux raisons. La première, bien sûr, c’est qu’une dame de rang doit savoir dessiner, car cela augmente sa « valeur ». Mais il est aussi une raison beaucoup plus pragmatique, liée à la période, qui voit déjà des soubresauts économiques secouer le pays. Dans une lettre datée de juillet 1787, René de Laville-Leroulx s’en explique auprès du comte d’Angiviller (directeur général des Bâtiments, Arts, Jardins et Manufactures du Roi, donc supérieur du directeur de l’Académie royale de peinture et de sculpture) : « Je sers l’administration depuis vingt-trois ans et différentes circonstances ayant altéré ma fortune au lieu de l’augmenter, j’ai vu avec plaisir, monsieur le Comte, que les dispositions de mes enfants pour les arts les dédommageroient du bien que je n’aurois pu leur conserver qu’en manquant à mes devoirs. » René de Laville-Leroulx a clairement en tête l’idée que ses filles puissent avoir un jour besoin d’un moyen de subvenir par elles-mêmes à leurs besoins, même si dans les milieux les plus aisés l’idée que des femmes exercent un travail rémunéré puisse encore paraître complètement farfelue à cette époque.

C’est ainsi que dès 1781, Marie-Guillemine et Élisabeth-Charlotte entrent dans l’atelier d’Élisabeth Vigée-Lebrun. À l’époque, la jeune peintresse prodige de vingt-six ans est déjà « peintre officielle » de la reine Marie-Antoinette, elle a ouvert son atelier pour y donner des cours trois ans plus tôt, et elle reçoit en grande pompe chaque semaine dans son hôtel particulier de la rue de Cléry. Tout le monde n’a pas la chance de profiter des enseignements de Vigée-Lebrun. Celle-ci compte en effet seulement cinq à quinze élèves. Elle est particulièrement renommée pour ses portraits, genre le plus prisé à l’époque, qui représentent environ les deux-tiers de sa production. Elisabeth Vigée-Lebrun appartient à cette catégorie d’artistes qui privilégient la couleur plutôt que le dessin, ce qui est considéré comme plus « féminin », car plus sensuel. On sait d’ailleurs qu’elle trouve l’inspiration dans l’œuvre de Pier-Paul Rubens, lui-même classé parmi les peintres coloristes. À cette période, elle peint des portraits rococos, « au naturel », essentiellement de femmes, et il se dégage de son style virtuose une allégresse, une légèreté et une simplicité que l’on retrouvera plus tard dans les œuvres de Marie-Guillemine Benoist.

Portrait de René de Laville-Leroulx, 1784, Collection privée (Wikicommons)

Dès 1784, Marie-Guillemine et sa sœur exposent des pastels, des portraits et des scènes de genre à l’Exposition de la jeunesse, qui se tient pendant quelques heures le jour de la Fête-Dieu, à l’angle du Pont-Neuf et de la place Dauphine, et qui permet aux jeunes artistes de montrer leurs toiles au public afin de les vendre. On sait notamment qu’elle y dévoile un portrait de son père, René de Laville-Leroulx, puis en 1785, une tête de Didon et un portrait du poète Charles-Albert Demoustier. Marie-Guillemine Benoist est alors déjà connue dans le monde parisien, car elle tient salon dans son hôtel de Vougy, où elle reçoit le gratin des gens d’esprit, et notamment Charles-Albert Demoustier, qui a fait d’elle l’héroïne de son livre Lettres à Émilie sur la mythologie, ouvrage écrit sous forme de lettres, semé de traits d’esprit, où alternent prose et poésie, et qui à l’époque rencontre le plus vif succès. On peut imaginer Marie-Guillemine Benoist en jeune fille intelligente, vive et cultivée, sachant très bien ce qu’elle fait, où elle va, et profitant de l’ouverture qui se fait aux femmes à travers l’apprentissage de la peinture.

Car comme l’énoncera clairement Rosa Bonheur en s’adressant à ses élèves de l’École impériale gratuite de dessin pour demoiselles en 1850, quand se sera refermée la parenthèse libératrice de la fin du XVIIIe siècle, et juste avant qu’un nouveau déferlement de talents féminins n’explose après 1870 : « Suivez mes conseils et je ferai de vous des Léonard de Vinci en jupons. » Et c’est exactement ce que, dès le XVIIIe siècle, certains peintres en dehors de l’Académie royale de peinture et de sculpture tentent de faire. Jean-Baptiste Greuze, Jacques-Louis David et Jean-Baptiste Régnault ont, dans cet ordre, ouvert en effet leurs ateliers aux femmes, dès les années 1760 pour le premier (ce qui existait précédemment mais se pratiquait beaucoup moins). Déjà, à l’époque, l’Académie est remise en question. Tout ceux qui n’ont pas un « nom », c’est-à-dire qui ne sont pas issus des classes dites nobles de la société, comme Greuze, peinent à y trouver leur place, en dépit de leur talent. Quelques très rares femmes y sont admises, mais elles ne sont que quinze en presque un siècle et demi d’existence, et elles n’accèdent jamais aux grades vraiment prestigieux au sein de l’Académie – disons qu’elles sont tolérées avec une certaine condescendance. Les anti-académie se liguent donc en désobéissant aux lignes de conduite instaurées en haut-lieu par le comte d’Angiviller, notamment en instruisant largement les femmes, au point que celui-ci interdise à Jacques-Louis David de faire venir celles-ci dans son atelier du Louvre ! Bien entendu, ce dernier se contente de transférer l’enseignement aux femmes dans un autre lieu.

Portrait du baron Larrey, 1804, Musée des Augustins, Toulouse (Wikicommons)

En 1786, l’atelier d’Elisabeth Vigée-Lebrun doit fermer pour travaux : cinq ans après avoir commencé leur apprentissage chez elle, Marie-Guillemine Benoist et sa sœur vont donc poursuivre leur formation chez Jacques-Louis David – elles ne sont que trois à y entrer cette année-là – et l’influence de Vigée-Lebrun, qui croit en ses élèves, est déterminante pour les faire accepter chez le maître. Auprès de Jacques-Louis David, elles apprennent des choses tout à fait différentes de ce qu’elles savent déjà, on pourrait même dire qu’après le style rococo délicat et léger, le néo-classicisme plus austère qu’elles découvrent offre un complément idéal.

Très vite, Marie-Guillemine Benoist adopte les lignes tranchées, les compositions en frise et le style sévère à l’antique. C’est surtout dans l’art de la composition que l’influence de David marque sa pratique. Avec lui, les deux sœurs se lancent aussi dans la peinture d’histoire. À l’époque, en effet, la peinture est classée selon des catégories très hiérarchisées, la peinture d’histoire étant jugée la plus éminente, et pour l’essentiel réservée aux hommes (l’Académie ne reçoit jamais de femmes dans la catégorie de la peinture d’histoire, elles sont systématiquement renvoyées aux « sous-genres » que sont, dans l’ordre : le portrait, la scène de genre, le paysage, la nature morte). Pourtant, parmi la petite révolution en gestation concernant la place des femmes dans l’art, le fait que de plus en plus de peintresses s’emparent de la peinture d’histoire est également un fait marquant, un véritable tournant (pendant la Révolution, on arrivera à 20% de peintures d’histoires exposée par des femmes dans les Salons, un record !).

Autoportrait copiant le Bélisaire et l’enfant de David, 1786, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe (photographie © Carine Chichereau)

Le tableau que Marie-Guillemine Benoist présente en 1786 à l’Exposition de la jeunesse illustre parfaitement la fusion que fait la jeune peintresse entre les influences d’Élisabeth Vigée-Lebrun et de Jacques-Louis David. Il s’agit d’Autoportrait copiant le Bélisaire et l’enfant à mi-corps de David : elle y rend bien sûr hommage à ce dernier en se montrant dans la position de l’élève qui copie le maître, or cette toile est le prélude au Bélisaire demandant l’aumône, un des premiers tableaux néo-classiques français, qui a permis à Jacques-Louis David d’entrer à l’Académie : c’est donc une référence symboliquement chargée. Marie-Guillemine Benoist compose ici une toile littéralement coupée en deux : d’un côté, le tableau, de l’autre la peintresse. Elle se montre certes sous les traits de l’élève qui copie fidèlement, mais elle prouve en même temps qu’elle est déjà maîtresse de sa pratique puisqu’elle crée un nouveau tableau. Elle démontre aussi qu’elle est capable de copier un des meilleurs peintres de son temps, une peinture d’histoire « virile », tout en restant d’une exquise féminité, et, dans sa façon de se représenter, elle, c’est à Élisabeth Vigée-Lebrun qu’elle rend hommage, en reprenant son style léger et délicat. En effet, la jeune femme, âgée de dix-huit ans, se peint avec une grâce, une sensualité et un naturel entièrement hérités de Vigée-Lebrun, qui a par exemple représenté Madame d’Aguesseau quelques années plus tôt, vêtue elle aussi d’une tenue légère, à l’antique, l’épaule et le sein dénudé, avec un ruban dans les cheveux. Ce tableau a donc plusieurs objectifs : rendre hommage à ses professeur.es, mettre en avant sa virtuosité dans deux styles très différents (le rococo et le néo-classicisme), et se mettre elle-même en scène en tant que peintresse, asseyant déjà sa réputation naissante de virtuose du pinceau, dans un tableau qui est lui-même à mi-chemin entre le portrait et l’allégorie. Transparaissent aussi dans sa représentation d’elle-même une énergie, une joie et une liberté qui laissent déjà présumer tout ce qu’elle est capable d’accomplir.

N’oublions pas qu’à l’époque, seul.es les membres de l’Académie peuvent exposer au Salon de peinture et de sculpture, or un quota existe à l’Académie : les femmes ne peuvent pas être plus de quatre sur quatre-vingt-huit membres, soit à peine 5 % (sans quota, elles sont aujourd’hui onze sur cinquante-sept, soit à peine 20 % !) !) Voilà l’une des barrières institutionnelles qui empêchent les artistes féminines de progresser dans la hiérarchie sociale. Il faut attendre la Révolution pour qu’en 1791 l’Assemblée nationale vienne à bout de ce privilège et décrète que le Salon doit être ouvert à tou.tes les artistes. C’est donc sur les conseils de son maître que Marie-Guillemine Benoist y expose pour la première fois en 1791 deux peintures d’histoire : L’Innocence entre le vice et la vertu et Les Adieux de Psyché à sa famille. Elle a vingt-trois ans.

L’Innocence entre le vice et la vertu, 1791, Collection privée (Wikicommons)

Ces deux tableaux sont bien évidemment très inspirés des toiles de Jacques-Louis David, autant par la composition et leur allure de frise austère, que par la thématique antiquisante, les costumes aux plis lourds et les couleurs. Ce qui les distingue radicalement en revanche, ce sont les thématiques de fond, qui toutes les deux ont pour figure centrale une jeune fille. On peut y lire déjà un engagement envers la cause des femmes, d’autant plus que dans L’Innocence entre le vice et la vertu, le vice est symbolisé par un jeune homme, alors que « normalement » il s’agit toujours d’une femme ! Ici, Marie-Guillemine Benoist bouscule donc les usages. Parallèlement, à l’Exposition de la jeunesse, toujours poussée par Jacques-Louis David, elle expose des tableaux illustrant le roman de Samuel Richardson, Clarisse Harlowe, histoire édifiante d’une jeune fille vertueuse qui préfère mourir plutôt que de renoncer à ses principes moraux. Dans les années qui suivent, elle illustre même l’édition en français de Maria, ou le malheur d’être femme, ouvrage posthume de l’autrice et philosophe féministe Mary Wollstonecraft, suite romancée de son essai politique révolutionnaire Défense des droits de la femme, également traduit à l’époque en français. L’engagement féministe de Marie-Guillemine Benoist ne fait donc aucun doute.

Hélas, la Révolution dévore ses propres enfants, et dès 1793, après l’abolition de l’Académie royale de peinture et de sculpture en août, abolition dans laquelle Jacques-Louis David joue un rôle prépondérant, celui-ci fait volte-face, et plutôt que de continuer à défendre les droits des artistes féminines, il écrit : « Il serait impolitique et dangereux que les récompenses et les encouragements assignés pour les arts et sur les dépenses publiques excitassent les femmes à préférer la carrière des arts à leur véritable vocation, aux fonctions respectables et saintes d’épouse, de mère, de maîtresse de maison… ». Voilà les femmes renvoyées à leurs fourneaux, place aux hommes ! Outre l’hypocrisie flagrante de ce discours, il faut souligner que c’est au nom même de la « vocation », destin suprême qui méconnaît toute distinction sociale et touche des individus d’essence supérieure, que David a renversé l’Académie royale, fondée sur le mérite de classe et non de l’individu.

Portrait d’une dame, 1799, San Diego Museum of Art (Wikicommons)

En 1793 également, Marie-Guillemine épouse Pierre-Vincent Benoist, membre lui aussi de la petite noblesse de robe, et auparavant proche conseiller du roi Louis XVI. Ardent contre-révolutionnaire, la même année, il échappe de peu à une arrestation, se réfugie en Suisse et ne rentre en France qu’après la chute de Robespierre. Ensuite, privé de revenu, il doit financièrement se reposer sur sa femme au moins jusqu’en 1799 (au cours de cette période de « chômage », il en profite toutefois pour écrire et traduire, notamment Le Moine de l’écrivain britannique Matthew Gregory Lewis). Marie-Guillemine Benoist se retrouve donc, comme l’avait plus ou moins envisagé son père, à devoir peindre pour subvenir aux besoins de sa famille (elle a en outre deux enfants). À cette époque, beaucoup d’autres artistes féminines se retrouvent dans cette situation nouvelle de devoir gagner l’argent du ménage, phénomène assez inédit dans les catégories sociales auxquelles elles appartiennent.

Toutefois, on connaît peu la production de Marie-Guillemine Benoist dans les années qui suivent son mariage. En effet, ayant épousé un contre-révolutionnaire, elle est contrainte de faire profil bas. Elle est interrogée, ainsi que son père, par la police qui se demande si Pierre-Vincent Benoist ne fait pas partie d’une conjuration royaliste. Pendant toute une année, elle fait l’objet d’une surveillance étroite et permanente. À partir de 1795, elle cesse de produire de la peinture d’histoire : la critique chaque fois l’étrille (bien sûr, on prétend qu’elle n’a pas peint ses œuvres seule car une femme ne saurait créer des peintures d’histoire aussi réussies sans se faire aider !), et sa famille fait pression sur elle car ce n’est pas un « genre » pour une dame. En outre la peinture d’histoire revient  cher, car les formats très grands nécessitent un véritable investissement qu’on récupère seulement si on réussit à vendre l’œuvre, or en cette période révolutionnaire, les aristocrates sont partis, les commandes publiques se sont taries, et les gens n’ont pas nécessairement les moyens de payer des tableaux coûteux. Marie-Guillemine Benoist revient donc au portrait et aux scènes de genre.

Marie-Guillemine Benoist, Portrait de Madeleine, 1801, musée du Louvre

C’est en 1800 qu’elle peint son œuvre la plus célèbre : Portrait d’une négresse (récemment rebaptisée Portrait d’une femme noire, puis lors de l’exposition au Musée d’Orsay, « Le modèle noir », Portrait de Madeleine après que des recherches eurent été menées au sujet de l’identité de la modèle). Ce tableau, comme on l’imagine bien, déchaîne la critique d’art naissante. Rappelons que la Révolution a aboli l’esclavage en 1794 (décret lui-même aboli par Napoléon en 1802, avant que Louis XVIII le remette en vigueur en 1815). Toutefois, peindre une femme noire fait bien évidemment scandale. Ainsi, un critique, Jean-Baptiste Boutard, écrit : « À qui se fier dans la vie, après une pareille horreur, c’est une main blanche et jolie, qui a fait cette noirceur ». Il faut surtout se garder de considérer ce tableau avec un œil contemporain. Marie-Guillemine Benoist ne s’est pas publiquement exprimée pour ou contre l’esclavage, elle n’a jamais exprimé d’idées antiracistes (ce qui à l’époque était très rare) et son tableau n’a pas pour but de « libérer » en aucune manière cette servante, à qui elle n’a probablement pas demandé son avis quant à savoir si elle voulait bien poser pour elle.

Ses intentions ici sont sans doute multiples. D’abord bien sûr, attirer l’attention du public en abordant un sujet que personne n’ose traiter (elle avait manifesté la même audace en présentant ses deux premiers tableaux au Salon en 1791) : il s’agit sans doute en effet du premier véritable portrait d’une femme noire dans la peinture occidentale. En outre, peindre la peau « noire » met en valeur la virtuosité de son pinceau car personne ne se livre à cet exercice réputé difficile, et le contraste avec l’étoffe blanche est particulièrement réussi d’un point de vue esthétique. Certes, en ne nommant pas le sujet de son tableau, on pourrait dire que Marie-Guillemine Benoist fait peu de cas de Madeleine, cette servante ramenée de la Guadeloupe par son beau-frère, ancienne esclave désormais affranchie, mais la peintresse a fait de nombreux autres portraits qui ne portent pas de nom, et sans doute cela témoigne-t-il plutôt du fait que sa modèle n’est pas une personne « de qualité ». Car dans sa façon de la peindre, elle lui témoigne un certain respect. Madeleine en effet est bien là pour elle-même, sur un fond neutre, elle est présentée assise sur un fauteuil luxueux, et vêtue de précieuses étoffes. Marie-Guillemine Benoist s’est certainement inspirée pour ce portrait de La Fornarina de Raphaël, dont elle a repris de nombreux détails tels que le turban (que par ailleurs portent les peintresses de cette époque), la position des bras, l’un sous le sein découvert, l’autre négligemment posé sur ses cuisses. La grande différence se lit dans le regard des deux femmes : Madeleine paraît résignée, portant le fardeau de sa condition de femme noire, ancienne esclave mais toujours asservie. Néanmoins, elle ne baisse pas les yeux, ni ne les détourne : c’est bien nous qu’elle regarde dans les yeux pour nous questionner sur nos propres pensées.

La Fornarina, Raphaël, 1518-1519, Palazzo Barberini, Rome (Wikicommons)

Marie-Guillemine Benoist, on l’a vu, défend des positions féministes. On peut facilement imaginer que dans ce portrait elle ait vu un symbole de la condition féminine, toujours aliénée dans les faits, même quand sa beauté est mise en valeur, même quand elle jouit d’une certaine richesse apparente comme la femme du tableau. Peut-être ce contraste entre tissu blanc et peau sombre, entre le luxe des vêtements et du fauteuil et de la condition « inférieure » de l’ancienne esclave est bien pour elle la métaphore de la situation des femmes dans la société, auxquelles la Révolution n’a pas apporté l’égalité politique (sauf devant l’échafaud). Quant au sein nu, il peut avoir plusieurs significations, pas seulement érotiques : d’abord la dimension nourricière du sein, et donc l’état « naturel » de mère auquel la société voudrait limiter l’ambition des femmes ; Raphaël dans La Fornarina n’hésite pas à représenter sa maîtresse bien-aimée seins nus, tout comme Élisabeth Vigée-Lebrun dans le portrait de Madame Daguesseau ; enfin Eugène Delacroix représentera plus tard la Liberté seins nus, dans le célèbre tableau La Liberté guidant le peuple (on peut d’ailleurs aussi se demander si le turban de Madeleine ne serait pas une version du bonnet phrygien, porté par les esclaves affranchi.es dans l’empire romain). Et c’est bien la multiplicité des interprétations possibles qui fait de ce tableau le chef-d’œuvre de Marie-Guillemine Benoist (Louis XVIII ne s’y trompera pas, qui dès 1818 l’achètera pour le Louvre, devenu musée, où l’œuvre se trouve toujours). Au bout du compte, personne ne sait quelles étaient les pensées et intentions profondes de l’artiste, ni ce que les deux femmes ont pu se dire pendant les heures de pose, où d’une certaine manière les rôles étaient aussi renversés puisque c’était la femme blanche qui regardait la femme noire et travaillait à la magnifier.

Portrait de Pauline Bonaparte, 1808, Musée National du Château de Fontainebleau (Wikicommons)

L’arrivée de Bonaparte au pouvoir voit se terminer la disgrâce de l’époux de la peintresse, qui retrouve un poste au ministère de l’Intérieur. Mais c’est surtout pour Marie-Guillemine Benoist le début de la consécration. Fin 1803, elle reçoit une commande pour un portrait de Napoléon destiné au palais de justice de la ville de Gand. L’année suivante, l’empereur lui décerne une médaille d’or au Salon de peinture et de sculpture pour l’ensemble des œuvres qu’elle y expose, elle obtient une pension annuelle du gouvernement et un logement de fonction au Louvre : ce sont des honneurs considérables (en outre, lorsqu’en 1806, les artistes seront expulsés de leurs logements et ateliers du Louvre, elle recevra un dédommagement de mille francs annuels). Les commandes de la famille impériale s’enchaînent. Entre 1804 et 1812, elle peint une dizaine de portraits des Bonaparte, et reçoit pour chacun un paiement équivalent à ceux des peintres masculins. À la même époque, elle ouvre un atelier pour former les jeunes filles. Elle est arrivée à un degré de reconnaissance égal à celui d’Elisabeth Vigée-Lebrun et de Jacques-Louis David.

Parallèlement à ces commandes officielles, elle continue à peindre des portraits, mais se laisse aussi aller à des scènes de genre plus intimes, où son talent peut s’exprimer en toute liberté. Sans doute, ayant atteint des sommets en se conformant à ce qu’on attendait d’elle, cherche-t-elle une voie pour explorer sa propre inspiration, ce qui est également une vision très moderne de la création artistique. Ainsi dans Le Sommeil de l’enfance et celui de la vieillesse, elle dépeint avec énormément de sensibilité les deux âges extrêmes de la vie plongés dans le sommeil, qui n’est jamais loin de la mort, et montre délicatement comment la vieille femme protège le bébé, qui s’abandonne totalement à son soutien. La composition cette fois n’a plus rien à voir avec le rococo de Vigée-Lebrun, ni le néo-classicisme de David. Marie-Guillemine Benoist semble davantage pencher ici du côté de Raphaël et de ses compositions très sobres et épurées, ses paysages de fond, même si on voit bien qu’elle a considérablement modernisé le cadre et la lumière, jouant sur un clair-obscur où le bébé est comme une tache de lumière se détachant sur la partie inférieure très sombre du tableau.

Le sommeil de l’enfance et celui de la vieillesse, 1806, Collection privée (Wikicommons)

Elle a quarante-six ans quand l’Empire s’écroule et que la Restauration lui succède. Trop compromise avec le pouvoir napoléonien, alors que son mari retrouve une éminente position de conseiller d’État dans le nouveau gouvernement de Louis XVIII, on la prie fermement de s’effacer. Elle n’expose plus et ferme son atelier, abandonnant ses élèves. Elle écrit alors à son époux : « La pensée que je serais un obstacle à votre avancement dans votre carrière serait pour moi un coup bien acéré […] Mais tant d’étude, de soins, une vie de dur travail, et après ce long temps d’épreuves, les succès et les voir presque un objet d’humiliation, je n’ai pu supporter cette idée. Enfin, n’en parlons plus, je suis raisonnable… » On ne connaît d’œuvre postérieure qu’une Vierge à l’enfant réalisée pour la cathédrale d’Angers, en 1821.

Sans doute l’achat par l’État de quatre toiles (Portrait d’une négresse ; La Lecture de la Bible ; La Diseuse de bonne aventure ; La Sorcière) à la peintresse peut être considéré comme une tentative pour la dédommager des pertes sèches subies après l’arrêt brutal de sa carrière. On note que ces tableaux, en dehors du portrait, sont des scènes de genre, sans caractère politique.

La carrière de Marie-Guillemine Benoist est donc exemplaire à plus d’un titre. Elle montre l’évolution des mœurs, qui pousse les familles à donner une éducation « professionnelle » dans le domaine des arts, puisque les élèves féminines sont légion et que beaucoup vont devenir de véritables professionnelles. On voit ensuite comment à travers ses tableaux elle défend la cause des femmes, d’abord en se lançant dans un domaine qui leur est officiellement défendu par l’Académie, la peinture d’histoire, tableaux dans lesquels elle remet la femme au centre, puis à travers ses illustrations du roman de Mary Wollstonecraft, dont l’œuvre est une sorte de pendant britannique à celle d’Olympe de Gouges à la même époque (Mary Wollstonecraft étant en outre la mère de Mary Shelley, autrice du célébrissime Frankenstein ou le Prométhée moderne, paru en 1818). À la Révolution, alors que d’autres peintresses s’enfuient, comme Elisabeth Vigée-Lebrun, ou montent sur l’échafaud, comme Rosalie Filleul, Marie-Guillemine Benoist réussit à passer entre les mailles du filet révolutionnaire et à sauver sa famille, qu’elle fait vivre grâce à son art pendant plusieurs années. Là aussi, la situation est inédite. La vacance économique masculine permet à bien des femmes d’asseoir leur position de « cheffes de famille ».

Hélas, malgré tous ses succès, malgré sa détermination, Marie-Guillemine Benoist est sans cesse ramenée par les critiques à son statut d’élève de Jacques-Louis David – il faut noter en revanche qu’on ne la renvoie jamais à la pratique acquise chez Elisabeth Vigée-Lebrun, comme si les longues années passées auprès d’elle n’avaient pu l’influencer, contrairement à sa fréquentation de l’atelier de David. Bien sûr, ne lui sont pas épargnées les accusations de s’être fait « aider » pour peindre ses œuvres : d’aucuns vont même jusqu’à prétendre que c’est David lui-même qui aurait peint le Portrait de Madeleine ! Ce genre d’accusation, très fréquente envers les artistes féminines, quelle que soit l’époque, ne s’applique que rarement à leurs collègues masculins. On revient toujours à cette vieille idée que les femmes ne peuvent qu’imiter, pas créer elles-mêmes car elles n’ont pas le génie nécessaire pour cela.

Par ailleurs, on voit bien après sa disgrâce, certes fruit de motifs politiques car elle était trop compromise auprès de l’Empire pour ne pas en subir les conséquences au moment de la Restauration, que nul n’essaie de voler à son secours pour la réhabiliter, comme c’est le cas pour Jacques-Louis David. Celui-ci, premier peintre de l’Empire et régicide, a fui à Bruxelles. Mais dans les années qui suivent, nombreux sont ceux qui tentent de le faire revenir en grâce, le roi Louis XVIII lui offrant même son pardon, mais David refuse les honneurs qu’on voudrait lui faire, fidèle à lui-même, assumant jusqu’au bout le rôle politique qu’il a joué sous la Révolution et l’Empire.

Les Adieux de Psyché à sa famille, 1791, Fine Arts Museums, San Francisco (Wikicommons)

Le retrait de Marie-Guillemine Benoist de la vie artistique en 1814 est donc bien l’équivalent d’un enterrement. Comme tant d’autres artistes féminines avant et après elle, elle sombre aussitôt dans un oubli lourd et durable. Par la suite, on exhibe de temps à autre certains de ses tableaux qu’on a décidé de réattribuer à Jacques-Louis David… Comme pour beaucoup d’autres peintresses, il faut attendre le mouvement de prise de conscience lancé au début des années 1970 par les féministes pour que ses œuvres reviennent au premier plan (elle est d’ailleurs citée par Linda Nochlin dans l’essai fondateur « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes femmes artistes ? » en 1971). Ainsi, en 2020, lors d’une vente retentissante, le Fine Arts Museums de San Francisco a acheté le célèbre tableau qu’elle présenta en 1791 lors de sa première participation au Salon, Les Adieux de Psyché à sa famille, tableau qui depuis plus de deux siècles était en possession de collectionneurs privés et qu’on croyait perdu. Estimé par la maison de vente aux enchères bordelaise entre 45 000 et 60 000 euros, il est finalement vendu pour la somme extraordinaire de 362 000 euros ! (On pourra toutefois s’étonner que l’État français n’ait pas tenté de préempter le tableau, ainsi qu’il vient de le faire pour le Panier de fraises des bois de Jean Siméon Chardin, brusquement devenu « trésor national » pour empêcher son achat par un autre musée états-unien…) Enfin, le Portrait de Madeleine figure dans la vidéo de la chanson Apeshit de Beyoncé et Jay-Z, tourné en 2018 au Louvre, où le musée, plus qu’un décor, devient partie intégrante de la vidéo. Le Portrait de Madeleine est le seul tableau qui apparaisse seul à l’écran, dans son intégralité et sans aucune fioriture.

 

Marie-Guillemine Benoist est donc bien le symbole de toute une époque : portée par sa famille vers les arts, elle y excella en faisant preuve d’audace, obtint les plus grands honneurs, puis connut une descente en flammes, sans que quiconque essaie à aucun moment de la réhabiliter. Heureusement, les efforts des artistes féminines de cette époque ne furent pas vains, ils pavèrent la route pour leurs successeuses car certains acquis demeurèrent, comme la présence des femmes au Salon de peinture et de sculpture, qui leur offrait une merveilleuse tribune pour montrer leurs œuvres, et où leur nombre ne cessa de progresser au fil du temps, même si elles se spécialisaient dans des genres jugés « inférieurs » comme la peinture de fleurs ou les miniatures. On ne peut toutefois s’empêcher d’éprouver un pincement au cœur en lisant ces mots que Marie-Guillemine Benoist adressa à son mari pour lui signifier qu’elle se soumettait à l’autorité supérieure en mettant un terme à sa carrière – de toute façon, le Code Napoléon en vigueur donnait à son mari tout pouvoir sur elle –, et l’on songe au terrible sort qui fut le sien, de se voir ainsi éliminée arbitrairement de la scène artistique, elle qui s’était tellement battue pour s’y faire une place. Il ne tient qu’à nous aujourd’hui de rendre hommage à ce destin brisé.

Portrait d’Elisa Bonaparte, grande duchesse de Toscane, 1805, Musée de la villa Guinigi de Lucques, Italie (Wikicommons)

Pour en savoir plus :
Peintres Femmes, naissance d’un combat, 1780-1830, catalogue de l’exposition éponyme du musée du Luxembourg, 2021, sous la direction de Martine Lacas.
– Séverine Sofio, “La Vocation comme subversion : artistes femmes et anti-académisme dans la France révolutionnaire », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 168, 2007/3, p. 34-49.
– James Smalls, « Slavery is a Woman: “Race”, Gender and Visuality in Marie Benoist’s Portrait d’une négresse (1800) », Nineteenth-Century Art Worldwide 3, no. 1 (Spring 2004).