Constellation d’automne (7) : bandes dessinées, etc.

© Alix Rosset

Je reste sidéré par la puissance d’attraction qu’exerce la bande dessinée sur ses exégètes, qu’ils soient de simples aficionados ou de savants professeurs : passion dévorante et le plus souvent exclusive. Pour ma part, je ne me suis jamais senti concerné par cette forme d’addiction, par ce trop-plein d’amour pour ce qui est, encore pour beaucoup, un genre. Si je prends régulièrement le pouls de la bande dessinée, ce n’est, ni pour me distraire, ni pour me tenir au courant de tout ce qui la concerne, mais parce que certaines formes me font signe. Alors, en bon ignorant, j’ausculte un peu, j’écoute les battements de cœur, je me fais sensible aux souffles, aux murmures, et n’ai finalement qu’un seul désir : établir des connexions entre ces formes et d’autres qui, par ailleurs, sollicitent mon attention. Mais il n’est pas si évident d’entremêler les domaines dans une même constellation. Quand la petite pile de bandes dessinées finit par avoir une belle épaisseur, on se dit qu’elle se suffit à elle-même, qu’il n’y a plus de place pour y introduire un objet qui lui soit extérieur. C’est encore le cas aujourd’hui. Curieux que bande dessinée et poésie, finissent par faire, dans ces constellations, bande à part – même si non refermée sur elles-mêmes. D’où ce “etc.” (volé à Jacques Roubaud) qu’il me semble nécessaire, cette fois encore, d’ajouter. So May we Start ?

1.

Maxi Plotte est le rassemblement, ordonné de manière à peu près chronologique, de la quasi-totalité des planches parues dans Dirty Plotte, le comix de Julie Doucet paru sous forme de fanzine, avant d’être édité par Drawn & Quarterly à Montréal de 1990 à 1998. La conception éditoriale et graphique de cet épais volume a été confiée à Jean-Christophe Menu qui fait ainsi son retour à L’Association, dix ans après avoir quitté cette maison d’édition qu’il avait cofondée en 1990. Comme on pouvait s’en douter, ce livre, qui bénéficie d’une fabrication irréprochable, est pure merveille : l’ouvrant à n’importe quelle page, on est sidéré par la force qu’il dégage. Écoutons Jean-Christophe Menu qui en signe (aussi) l’Introduction : La rencontre avec Julie Doucet s’est faite “grâce au plus « passeur » des libraires, qui à l’époque est internet à lui tout seul : Jacques Noël. […] Quand ce jour de février ou mars 1990 il me met ce fanzine-là dans les pattes, il doit fort bien savoir qu’il actionne une affinité élective de haut volt et de longue durée ! Le zine en question est un petit format A6 en photocopie agrafée, 28 pages, couleurs pour la couv, noir & blanc pour l’intérieur, 100 exemplaires, éditions S2L’Art. Ça ressemble à maints graphzines d’alors, même si leur vogue s’essouffle, mais c’est narratif. Une case par page mais c’est de la bande dessinée. Le récit principal s’appelle « Oh la la j’ai fait un drôle de rêve », by Julie Doucet 1989. Et je n’en reviens pas. Une fille !? Qui fait ça ? Et c’est un récit de rêve ! Mais ce trait ! Mais ces hachures ! Mais cette histoire !! C’est un choc comme j’en aurai peu dans ma vie.”

Il faut dire qu’en France, cette année-là (1990), on ne rencontrait encore que peu de femmes dans le milieu de la BD. Certes, Claire Bretécher était depuis des années une “star” ; et bien entendu, Nicole Claveloux, Florence Cestac, Jeanne Puchol, Chantal Montellier, Olivia Clavel, par exemple (pour ne citer que les Françaises), avaient sorti des albums mémorables au cours de la décennie précédente. Mais on remarque aussi que les sept cofondateurs de L’Association étaient tous de sexe masculin. Aujourd’hui les choses ont changé. On s’apercevra, en lisant cette petite suite de lectures, que la parité est acquise sans qu’il n’y ait eu besoin de la rechercher. Bref, en 1990, alors que le premier (et unique) numéro de Labo, qui vient d’être publié par Futuropolis, ne présente les travaux graphiques que d’une seule dessinatrice, Joëlle Jolivet, Jean-Christophe Menu est sidéré, non seulement par la qualité du dessin de Julie Doucet, mais aussi par son audace et sa maturité : “la première impression, c’est que ça ne ressemble à personne. Tout est au point, tout est en place, tout est équilibré, et il y a une force là-dedans qu’on ne connaît pas, qu’on n’attendait pas.” Il prend aussitôt contact avec elle et la rencontre, qui s’opère tout d’abord à distance, se passe bien. Julie Doucet se montre modeste : “Je t’envoie plein de Dirty Plotte… Mais c’est pas la super classe… C’est même dans le très rudimentaire…” Ce qui a don de renforcer l’enthousiasme de Menu : “Pas la super classe… Ha ha ha ! Tu parles ! Je suis sur le cul. J’ai jamais vu ça.” Il ne songe plus alors qu’à publier la Canadienne à L’Association, tant elle est “en total diapason” avec eux. Un premier livre est annoncé pour Angoulême 1991 sous le titre de Charming Periods (“Merveilleuses règles” – notons au passage que Dirty Plotte signifie “Zézette sale”). Mais pour diverses raisons, le livre ne pourra être prêt à temps. Menu reconnaît, a posteriori, que “c’était trop tôt pour Julie. Elle avait le trac pour un livre aussi rapidement goupillé et publié. Après, dit-il, j’ai appris à connaître [sa] timidité, aux antipodes de la liberté que son alter ego exhibe dans ses pages : Julie est timide, très timide, et je vais apprendre à connaître ses silences qui veulent dire « non ».” Il faudra attendre 1996 pour qu’un premier recueil de ses bandes dessinées soit enfin publié à L’Association sous le titre Ciboire de Criss ! En 1998, ce sera Changement d’adresses ; en 1999, Monkey and the Living Dead ; et en 2000, L’Affaire Madame Paul. Les premier et troisième, ainsi que les 36 premières pages du deuxième, sont réédités dans Maxi Plotte – le formidable, mais bien trop long Journal de New-York (54 pages dans Changement d’adresses), et L’Affaire Madame Paul, le seul des quatre qui soit à mon sens dispensable, en étant exclus.

Maxi Plotte © Julie Doucet / L’Association

Ce choc que Menu a éprouvé, je l’ai pour ma part ressenti un peu plus tard, à la sortie de Ciboire de Criss !, découvert par hasard à la librairie La Hune, à proximité immédiate du rayon arts plastiques où j’avais mes habitudes. En 1996, ça faisait déjà quelques années que je m’étais dépris de la bande dessinée, me contentant de me tenir vaguement informé ou d’acheter les nouvelles publications des quelques auteurs et autrices que je suivais depuis longtemps. Mais à peine ouvert Ciboire de Criss !, j’ai compris que je ne pourrais pas quitter la librairie sans l’acheter. Un quart de siècle a passé. Relire ces pages dans Maxi Plotte remue en moi quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la nostalgie d’un temps passé, mais de retrouvailles avec un présent toujours actif. Si elle n’a pas inventé le concept d’autobiographie dessinée, elle l’a porté à un de ses sommets. Et elle aura été une des plus grandes rêveuses de l’histoire de la bande dessinée, une exploratrice de l’autre scène qui a acquis d’emblée une place d’honneur dans le Théâtre de la Mémoire, ce qui est quand même autre chose que d’être intronisé(e) au BD Hall of Fame.

Julie Doucet a arrêté la bande dessinée à la fin du siècle dernier. Depuis vingt-et-un ans, en dehors de sa participation (en collaboration avec Max) à Comics 2000, L’Association a publié son Journal en 2004 – une page par jour du 1er novembre 2002 au 6 novembre 2003 –, puis en 2006 ses collages et montages poétiques dans le n°2 de L’Éprouvette, sous le titre un peu ironique : [la BD] Peut-on en sortir ? Maxi Plotte propose en fin de parcours un entretien réalisé en 2017 par Christian Gasser à l’occasion d’une exposition de Julie Doucet à Lucerne, en Suisse, où elle prend le temps de s’expliquer sur cet arrêt : “En 1999, j’étouffais. Je me sentais à l’étroit sur une page de bande dessinée… […] Et j’ai eu envie d’essayer autre chose, par exemple refaire de la gravure. […] Mais aussi, je dois dire, j’étais fatiguée d’être entourée rien que d’hommes. […] En bande dessinée, c’est vraiment des geeks ! Les hommes sont… des nerds ! Des gens assez obsessifs, qui ont tendance à ne pas s’intéresser à beaucoup d’autres choses qu’à la bande dessinée. C’est un gros cliché, c’était pas à 100% comme ça non plus, mais… non. J’y arrivais plus.” Cependant, l’empreinte de son bref passage – une douzaine d’années à produire de la bande dessinée – fait qu’elle est devenue, presque malgré elle, une “classique”. Et en effet, Maxi Plotte vient d’être sélectionné pour le “Prix du Patrimoine” au festival d’Angoulême 2022.

Maxi Plotte © Julie Doucet / L’Association

2.

Après les retrouvailles, les découvertes : trois autrices et un auteur dont les noms ne sonnent pas pour moi de manière familière, même si trois d’entre eux ont publié ces dernières années chez United Dead Artists ou Atrabile.

© Alix Rosset

Commençons par La Vie souterraine de Camille Lavaud Benito aux Requins Marteaux : un livre de grand format à la fabrication soignée, premier volet d’une trilogie dont, nous dit-on, l’histoire est “centrée autour de l’épisode historique de l’attaque du train de Neuvic”. Au cours de cette petite centaine de pages, nous voyageons dans le temps et dans l’espace : du Paris de l’articulation des années 30 et 40 aux maquis de Dordogne où, suite à l’Occupation, la vie est devenue souterraine. C’est assez touffu et plutôt vivant, voire expérimental. Si le travail d’écriture, tant graphique que narratif, hésite entre plusieurs formes, il les affirme toujours avec vigueur – et particulièrement sur le plan visuel –, ce qui donne à certains passages de ce volume un caractère imprévisible. La Vie souterraine s’ouvre assez rapidement par le générique d’un film portant le même titre, avant de cheminer de manière assez variée, mimant çà et là le dispositif propre au cinéma (sans oublier de montrer à la toute fin des affiches en couleurs, dont celle du film en question), tout en proposant d’autres agencements plus en surface (graphiques et non photographiques). Il me semble que c’est le dessin – détaché de la narration avec laquelle il doit, en principe, se montrer solidaire – qui fait le mieux circuler le sens. Il est donc recommandé de se familiariser avec sa singularité avant de chercher à comprendre ce qui s’y trame. Nombre de doubles pages, visuellement étonnantes, incitent l’œil à s’attarder, comme l’esprit se perd, avec plaisir. On peut aussi parler de montage, notant que les images s’enchaînent de manière à la fois homogène (tout est signé) et hétérogène (multiplicité des outils, hétérogénéité des modes d’écriture, goût des “mélanges de genres”, refus de toute hiérarchie). Alors…  récit documentaire, réaliste ?… Ou romance flirtant avec le cinéma et la littérature populaires ? La Vie souterraine, que d’aucuns jugeront formellement trop aventureux, est profondément nourri(e) de romanesque – entre nostalgie, parodie et reprise au présent d’un monde – perdu, mais solidement ancré, bien au-delà des seules mémoires locales. Et c’est bien ce que l’on en retiendra en premier lieu.

La Vie souterraine © Camille Lavaud Benito / Les Requins Marteaux

Fun Girl, premier livre traduit en français d’Elizabeth Pich, une autrice née en Allemagne en 1989, mais qui a grandi jusqu’à ses 14 ans aux États-Unis, est publié, lui aussi, par Les Requins Marteaux. Fun Girl ne vole pas son titre, tant ces histoires plus ou moins brèves s’enchaînant à grande vitesse sont hilarantes. C’est trash, morbide, débordant d’humeurs et cependant très classe, et même assez touchant, voire subtil, dans la manière de représenter certaines choses innommables. Fun Girl est une perturbation atmosphérique dérèglant tout sur son passage, mais qui se remet toujours de ce qui lui arrive, comme seule une héroïne de bande dessinée sait le faire. L’image de couverture, en hommage aux Peanuts de Charles Schulz, donne le ton – parfaitement décalé : les lettres du titre perlent de gouttes de sueur, tandis que dans le nid sur l’arbre, on ne trouve pas de piaf, mais un crâne humain. Elizabeth Pich semble ne rien devoir s’interdire, du moment que c’est “fun”. Mais on ne se hasardera pas à décrire ses gags, tant l’énergie graphique qu’ils dégagent déborde l’anecdote qu’on pourrait rapporter. Le dialogue se fait de corps à corps, et son intensité nous laisse privés de mots (mais non sans voix). Coupure radicale : contemplatifs, passez votre chemin, ou plutôt, faites une cure au pays de cette “grande gigue” à “l’allure d’Olive Oyl” qui “s’adonne aux plaisirs solitaires” et agit en “Gaston Lagaffe féminin qui serait tombée toute jeune dans une bassine d’ecstasy”,  jusqu’à ne plus pouvoir vous en passer. C’est toujours comme ça avec ces personnages de papier qui ont “un tempérament d’enfant hyperactif” : leurs histoires finissent par nous guérir, tel un baume particulièrement efficace, de notre mélancolie. Fun Girl en quelques mots ? “Une comète isolée se consumant trop vite dans un ciel constellé d’ennui et de bien-pensance…”

Fun Girl © Elizabeth Pich / Les Requins Marteaux

Dream Baby Dream de Nadia Raviscioni est publié (à Vevey, en Suisse) par Hélice Hélas. Il s’agit d’un petit livre, reçu par surprise de la part d’un éditeur qui, jusqu’à cet envoi, m’était inconnu (“Le canada, c’est loin” a écrit Julie Doucet – et la Suisse ?). Nadia Raviscioni a publié préalablement chez Drozophile et Atrabile (deux éditeurs genevois) et a reçu le prix Töppfer en 1998. On peut prendre connaissance de ce travail sur son site personnel qui en montre les diverses facettes, ainsi que quelques photos d’expositions et plusieurs films. Dream Baby Dream est un recueil de dessins, souvent muets, ou simplement dépositaires de quelques mots, ce qui n’est pas pour me déplaire. Blutch en signe la préface : il s’agit, selon lui, d’un “album de dessin pur, ce dessin qui ne suce pas la roue du romanesque, existant pour lui-même et non au service de l’anecdote” – ce qu’il trouve proprement “vertigineux”. Nadia Raviscioni nous indique que “ce qui relie principalement ces dessins c’est l’absence de crayonné préalable. Ils répondent néanmoins à une intuition et toujours à une envie de dessiner. Ceux-ci fonctionnent comme de légères pensées papillonnantes que j’essaie d’attraper de la façon la plus délicate possible, sans les tuer en plein vol.” Assez dépouillés, le plus souvent (sans vraiment relever du minimalisme), et parfois plus complexes, mais sans aucun hiatus, et encore moins de hiérarchie, entre eux, ces dessins ont été réalisés sur divers papiers, dont des pages d’agenda, ce qui qui donne à Dream Baby Dream un côté journal, plus ou moins intime. Il est particulièrement difficile d’en choisir un ou deux, en contrepoint de ces lignes trop rapides, car, comme bien souvent quand c’est réussi, c’est leur agencement qui fait “œuvre”, bien au-delà de la composition d’un recueil. Il faut donc solliciter une fois de plus le hasard, sans oublier de rappeler la dédicace que l’autrice a mise en exergue : “À tous les esprits libres, y compris les taupes et les fourmis”.

Dream Baby Dream © Nadia Raviscioni / Hélice Helas

Un Visage familier du Canadien anglophone Michael DeForge est publié en traduction française par Atrabile. C’est un livre cartonné, imprimé en quadrichromie (alternant irrégulièrement des séquences couleur et des séquences noir et blanc) et de format presque carré (14 x 16,8 cm). Bien que ce soit le huitième livre de cet auteur chez Atrabile, je dois confesser ma relative ignorance de son univers. Un Visage familier “décrit une dystopie inquiétante, un monde futuriste” en transformation permanente “où règne une forme de dictature de la technologie”, et où rien ne reste en place : “où d’un jour à l’autre les immeubles changent de forme et de place, où les chemins ne mènent plus aux mêmes destinations, et les êtres humains se réveillent avec des visages différents.” On le voit, nous sommes en territoire familier (dans les parages de bien d’autres fictions où s’opèrent des métamorphoses des corps et de l’espace-temps) ; mais la grande force de la bande dessinée – enfin, quand elle se remet en question, au lieu de se contenter de repasser le plat – est de proposer de nouvelles façons de jouer avec la forme : de découper, de représenter, de faire circuler le sens, d’envahir de mots certaines pages, alors que, dans d’autres, l’image, parfois muette, reprend ses droits. C’est cette oscillation, cet entre-deux instable, qui nous incite à traverser le livre : à aller, sans hésiter un seul instant, jusqu’au bout de la fable, plus ambitieuse qu’elle n’en a l’air de prime abord. Si, DeForge est, selon son éditeur, “un narrateur hors-pair” (ce dont on convient volontiers), il laisse aussi parler le trait. Et ce qui reste le plus intrigant, c’est comment ce petit format apporte de l’ampleur au dessin (que le regard agrandit de lui-même) et de la force au travail (remarquable) de la couleur.

Un Visage familier © Michael DeForge / Atrabile

3.

Il y a le “patrimoine”… il y a les “surprises”… et aussi ce qui ressort, soit du principe de série, soit de la sortie d’un nouveau one-shot de tel autrice ou de telle auteur que l’on suit depuis plus ou moins longtemps. En bande dessinée, les séries me laissent assez indifférent depuis que j’ai quitté l’enfance : je n’en attends plus grand-chose aujourd’hui, au-delà du cinquième ou sixième tome.

© Alix Rosset

Par contre, il y a plaisir à retrouver de temps à autre, sinon des personnages, disons un univers construit – en expansion. C’est le cas avec Scènes de la vie de Papa Maman Fiston de Lucas Méthé (publié chez Actes Sud BD) qui met en “scène” pour la troisième fois une petite communauté dans une campagne non réaliste et pourtant au plus près d’une certaine réalité : à la fois rêvée et vécue. Là se manifeste une relation à la nature – à ce qui la rend indistinctement immémoriale et vivante – que l’écriture traduit au présent de la sensation : quelque chose comme un journal tenu au jour le jour – où chaque page est précisément datée. C’est comme si on devait noter aussi bien ce qui fait immédiatement sens que ce qui n’a en apparence ni queue ni tête… donc aussi bien ce qui participe de l’invention d’un monde que ce qui l’éparpille… Le pulvérise ? Non, ça le renforcerait plutôt. Même si certaines histoires peuvent paraître mélancoliques, le ton général est plutôt allègre – et surtout pas morbide, ces histoires étant le plus souvent éclairées par une lumière éclatante. Et la liberté graphique reste, depuis l’incipit, étonnante. Bref, on a déjà eu l’occasion de développer ici-même quelques pistes de lecture au sujet des deux premiers volumes, on ne cherchera pas à se répéter, se contentant de remarquer que, loin d’avoir épuisé le filon, ce troisième volume les prolonge de manière originale. Lucas Méthé étant de ces auteurs qui portent une réflexion critique sur leur travail, on est en droit de supposer que, contrairement à tant de ses collègues, il ne s’égarera pas à poursuivre mécaniquement les chroniques de son petit monde – grand soleil n’impliquant pas forcément sécheresse. Un premier tome de Gosse et les berges est annoncé pour bientôt chez Dupuis : future “série” ou simple essai ? Lucas Méthé le sait-il déjà – lui qui affirme “travailler sans intention” ? Quoi qu’il en soit, nous sommes de nouveau en attente de quelque chose – d’aussi imprévu que familier.

Scènes de la vie de Papa Maman Fiston © Lucas Méthé / Actes Sud BD

Plaza, dixième ouvrage de Yûichi Yokohama publié aux éditions Matière, est une machine graphique implacable – au sens où Gilles Deleuze et Félix Guattari pouvaient l’entendre (on imagine l’excitation que leur aurait provoquée la découverte d’un tel univers quand ils composaient Mille plateaux) – animée par de multiples intentions au sujet desquelles les lecteurs curieux pourront se renseigner en fin de parcours (où tout est décrit, expliqué, jusqu’au moindre détail). Mais, en ce qui me concerne, je n’ai jamais cherché à les saisir au vol au cours de la traversée de ces 225 planches, trop heureux de l’étourdissement provoqué par la tourne des pages. L’histoire ? Sur une sorte de scène (d’aucuns parleront de “tapis roulant”), une grande parade carnavalesque chargée d’électricité se déroule, dans le bruit assourdissant et la fureur extatique. Le regard, en quête de liberté (en écho à celle du dessinateur), oscille entre deux désirs : celui de se laisser entraîner par ce grand mouvement ; et celui de s’attarder sur les images dont la force de sidération n’est pas rien. Accélérer / ralentir : indécision jouissive – notamment pour lire les sous-titres qui provoquent un chuchotement inattendu dans notre tête où retentit une bande-son en transformation permanente (mais toujours de fort volume). Il faut rappeler que, s’ils ne sont pas dévorés par le silence, les livres de Yûichi Yokohama sont dépourvus de mots (ou plutôt de récitatifs et de dialogues, car il y a de rares inscriptions comme : GHOST TOWN). Ce qu’il est nécessaire de traduire, ce sont les onomatopées (dont il nous faut imaginer le timbre) : GOOOOO, WAAAA, POUF, FLA, PAK, etc. (trad. Céline et Laurent Bruel). Un art sonore que l’expression plastique a don de cartographier. En musicien ayant pratiqué l’acousmatique, j’ai le sentiment inexplicable que les vitesses du son et de l’image ne sont pas les mêmes : que l’œil (qui scrute au plus près la surface) a tendance à ralentir pendant que l’oreille (qui trace des chemins) prend de l’avance. Comme opérant une forme de décalage dans un espace-temps hyper-réglé. Sentiment d’inquiétude – et parfois d’agression. La traversée n’est pas de tout repos, mais sans pour autant devenir pénible ou éprouvante, sinon par ce bruit blanc permanent, terriblement noir : silence d’encre. Donnons le dernier mot à Yûichi Yokohama : “Je caresse depuis longtemps un rêve impossible : rassembler des centaines de milliers de personnes pour chanter ensemble la même chanson. Je voudrais que cette chanson soit […] quelque chose de populaire. […] Si cela peut se faire un jour, je tiens à faire partie de ce chœur à titre de membre organisateur. (Et je chanterai très fort !)”

Plaza © Yûichi Yokahama / Éditions Matière

La jeune femme et la mer est le titre du nouvel opus de Catherine Meurisse chez Dargaud. Après son Delacroix, qui remettait en jeu un de ses essais de jeunesse, elle en revient au travail de “régénération d’elle-même” – l’expression est assez vilaine, mais c’est bien de ça qu’il s’agit, et non de “réparation”, mot pollué par l’air du temps – qu’elle avait d’abord entrepris avec La Légèreté, avant de le poursuivre avec Les Grands espaces. C’est un travail qui passe par des rencontres, des épreuves, des renouements – avec l’art, avec la nature –, à la recherche de lignes de vie entre un passé plus ou moins proche et un avenir incertain : prendre de la distance afin de se mouvoir dans un présent plus accueillant où l’on peut vivre chaque instant avec plus d’intensité et de pénétration. Avec La jeune femme et la mer, cette distance s’accroît (elle se rend au Japon) et les traversées du temps se font plus lointaines. Son personnage (son double que nous reconnaissons en tant que projection d’elle-même) se déplace dans un ailleurs aussi familier qu’impénétrable où elle se trouve à la fois à sa place et déplacée. Le projet de cet album est de dépeindre sa propre expérience du Japon avec légèreté, ce qui s’avère à la fois nécessaire et impossible : “Vous apprivoisez peu à peu l’étrangeté de notre pays” dit le peintre. Le mot est bien choisi. Mais peut-on apprivoiser un tanuki ? (Non, c’est lui qui vous apprivoise, et vous fait marcher). Et il lui faut aussi apprivoiser le pinceau qu’on lui offre, là-bas. Tout cela pourra sembler assez mystérieux pour qui n’a pas encore approché ce livre, mais il n’est pas question de résumer ce qu’il reste préférable de goûter aussi lentement que possible, s’attardant sur certains signes. Je reprends donc ma lecture, notant au passage que la vague de Hokusai (gravure sur bois imprimée sur papier) n’est pas davantage reproductible – du moins avec aisance – que les peintures de Delacroix, en bande dessinée : il faut lui donner du mouvement, tout en en préservant le caractère de temps suspendu. Curieuse tâche à laquelle Catherine Meurisse s’acquitte à sa manière, cédant intelligemment à divers compromis (son Japon est à la fois personnel et discrètement envahi de clichés), sans pour autant trahir sa quête, pour le coup des plus authentiques, d’altérité.

La jeune femme et la mer © Catherine Meurisse / Dargaud

4.

Constellation miroir : retour au patrimoine, cette fois plus ancien (même si 1934 n’est pas si loin), avant de faire quelques échappées dans les parages de la bande dessinée (l’etc. promis). Les Rêveurs ont publié en 2015 Les Aventures de Krazy Kat et Ignatz Mouse à Kokoland (1934), un livre pour enfants, dans un format inhabituel : 30 cm de long pour 13 cm de haut, qui a été suivi, deux ans plus tard, par un volume de Daily strips de Krazy Kat (toujours de 1934) de même format, mais nettement plus épais – un strip par page, soit 319 au total. Ces deux ouvrages succédaient à la publication en quatre volumes des Sunday pages de Krazy Kat (1925-1944) ; et précédaient celles de la biographie Michael Tisserand, George Herriman, une vie en noir et blanc (en 2018) et de Krazy Kat, Les quotidiennes panoramiques de 1920 (en 2020) – tous ces volumes traduits et annotés par Marc Voline : travail de longue haleine, époustouflant… on ne remerciera jamais assez la fine équipe qui l’a mené. Et voici que Les Rêveurs ont eu l’idée de réaliser un Coffret Krazy Kat 1934 rassemblant les deux volumes déjà publiés en 2015 et 2017, leur ajoutant utilement un petit livre souple, au même format 30 x 13, intitulé Coconino.

© Alix Rosset

Coconino, écrit par Marc Voline, est un guide du monde de Krazy Kat. Dans un premier texte, La voie de l’art, Voline fait un rapide portrait de George Herriman “qui insuffle à tout ce qu’il touche ce souffle poétique, ce jaillissement inventif qui vont subjuguer ses pairs, tout en maintenant la barre haut contre vents et marées.” Krazy Kat est, selon lui (on ne prétendra pas le contraire), “une bande aux strates infinies et versicolores comme celles du désert peint, que chaque lecture éclaire d’un jour nouveau.” Ce petit livre donne aussi de nombreuses indications sur les personnages, les lieux, les objets principaux et récurrents du monde de Coconino : une bonne introduction pour les lecteurs et lectrices encore novices auxquels ce coffret est vraisemblablement destiné – les inconditionnels d’Herriman possédant déjà les deux volumes ici repris, soit en V.O., soit en adaptation française chez Les Rêveurs. L’ensemble forme un bel objet qui ne cède pas aux clichés habituels – question format, mais pas seulement – de l’édition de bande dessinée. Souhaitons-lui de se trouver dans quelques semaines une place au pied des sapins les plus éclairés.

© Alix Rosset

Roger Price est l’inventeur des Droodles en 1953. Qu’est-ce qu’un “Droodle” ? “La combinaison entre « drawing » (dessin) et « doodle » (gribouillage)… à moins qu’il ne s’agisse d’un télescopage entre « doodle » et « riddle » (devinette, énigme).” Un Mexicain sur son vélo et 119 autres Droodles de Roger Price vient d’être réédité aux éditions de La Table Ronde, six ans après la première édition. Ma découverte de ces pictogrammes dont il faut deviner le sens date du temps (1969-70) où Delfeil de Ton était rédacteur en chef de Charlie mensuel. Très minimalistes sur le plan graphique, ils n’apparaissaient pas comme une “vieille chose”, bien au contraire. D’une fraîcheur indémodable, ils semblaient à peine tracés la veille. Et les trouvailles de Price étaient aussi simples que géniales… Un carré entièrement gris, à l’exception d’un groin au centre ? Cochon émergeant d’une nappe de brouillard. Un point noir dans un carré blanc ? L’homme invisible avec une poussière dans l’œil. Etc. (à vous d’imaginer quel pictogramme peut représenter Papillon faisant de la corde à sauter ou Éléphant complimentant une fourmi d’un gentil coup de patte dans le dos).

Roger Price, Droodles, © Éditions de La Table ronde

Roger Price (1918-1990) est un auteur américain d’une ingéniosité comique stupéfiante. Il a été un des piliers du Bob Hope Show à la radio avant de devenir un habitué des programmes télévisées. Après avoir inventé les Droodles, il a collaboré à Mad Magazine, créé son propre magazine, Grump, ouvert “la première galerie new-yorkaise consacrée à la bande dessinée”, avant “fonder une maison d’édition”. Les éditions Wombat ont publié en 2015 un de ses ouvrages les plus fameux, Le Cerveau à Sornettes, dans une nouvelle traduction de Frédéric Brument. Agrémenté d’une couverture de Killoffer et d’une préface de Georges Perec (parue la première fois en 1967) qui décrit Roger Price comme étant “aussi méchant que Tex Avery, presque aussi méchant que Karl Marx et beaucoup plus drôle que Michel Foucault, tout en étant aussi philosophique”, ce chef d’œuvre d’humour était présenté ainsi par son auteur : “J’ai élaboré une flopée de théories sur à peu près tout. Certaines personnes sont en désaccord avec moi. Ces individus devraient être internés en hôpital psychiatrique. Les autres devraient acheter ce livre”. Deux ans après Le Cerveau à Sornettes, Wombat a publié (du même auteur) Votez « Moi d’abord » ! (id. trad. Brument & couv. Killoffer).

Alors que nous sommes en attente de la sortie de Killoffer en chair et en fer (à paraître chez Casterman à l’ouverture du prochain Festival d’Angoulême), nul dessin de cet auteur n’est à négliger. Relevons donc, toujours chez Wombat, la sortie d’un livre de Jack Handey, Ce que je dirais aux martiens (& autres menaces voilées), pour lequel Killoffer a une fois de plus dessiné une couverture somptueuse. On pourrait acheter ce livre rien que pour elle, mais fort heureusement ce recueil de textes brefs se lit agréablement. Ce Texan d’origine (né en 1949) qui vit aujourd’hui au Nouveau Mexique nous propose notamment une liste (un peu à la Perec) de trucs à faire aujourd’hui : “Chercher les fourmis. Noter le nombre de fourmis aperçues. Comparer avec la liste de fourmis de la veille. Inscrire la tendance, croissante ou décroissante, sur le graphique à fourmis. / Écrire un chapitre de roman […] / Enfiler un pantalon. / […] Chercher les putois, noter le nombre de putois aperçus. S’il est encore de zéro, réévaluer toute l’idée d’un graphique à putois.” Etc. Imparable.

Les Forges du Bling Bang © Benoît Jacques / Benoît Jacques Books

Et pour finir en beauté : Les Forges du Bling Bang, quatrième et dernier volume de La Légende de Pioung Fou de Beno Wa Zak, un récit prétendument traduit du palachinois par le Professeur Bennet James pour le compte de Benoît Jacques Books, et illustré par un anonyme de l’ère Glong. Donc du pur Benoît Jacques, l’artiste qui n’hésite pas à se mettre en quatre pour réaliser sa tétralogie. Comme on peut l’imaginer, l’histoire est plutôt embrouillée – et c’est tant mieux. On pourrait l’imaginer dans un premier temps destinée à la jeunesse (l’auteur étant coutumier du fait), mais si on la lit sans préjugés, on se rend vite compte que son écriture, volontiers automatique, relève de ce qui peut fuser au cours d’une séance d’analyse : jaillissement prodigieux, cependant très contrôlé. Benoît Jacques, fortement marqué par une certaine logique anglo-saxonne, se montre assez précis dans ses choix – de mots comme de traits de plume ou coups de pinceau –, au point qu’on peut le soupçonner être un maître du papier déchiré (de ceux qui préfèrent réaliser plusieurs états rapides d’une même idée, pour ensuite en choisir le meilleur, plutôt que de s’attarder laborieusement sur la même feuille). Et c’est ainsi que son écriture ne cesse de gagner en liberté, d’autant plus qu’étant son propre éditeur – non parce qu’il n’y en aurait pas d’autre pour s’occuper de son travail, mais pour exercer un juste contrôle sur tout, y compris les détails les plus minimes de la fabrication –, il peut se permettre d’œuvrer sans autres contraintes que celles qu’il se donne. Benoît Jacques est un subtil observateur de lui-même (et de ses hétéronymes) qui n’a nul besoin de se censurer. Il doit juste se méfier du flux ininterrompu de propositions verbales, graphiques, qui le caractérise, afin de ne pas se noyer en cours de route. Et malgré le capharnaüm dans lequel les héros se débattent, la lecture des Forges du Bling Bang reste, à l’instar des autres volumes de La Légende de Pioung Fou, aussi limpide que les eaux du Fleuve Gingin – et surtout d’une redoutable drôlerie.

Julie Doucet, Maxi Plotte, L’Association, 400 p., novembre 2021, 35 €
Camille Lavaud Benito, La Vie souterraine, Les Requins Marteaux, 96 p., octobre 26 €
Elizabeth Pich, Fun Girl, Les Requins Marteaux, 256 p., novembre 2021, 30 €
Nadia Raviscioni, Dream Baby Dream, Hélice Hélas, 288 p., octobre 2021, 24 €
Michael DeForge, Un Visage familier, Atrabile, 176 pages, 17€
Lucas Méthé, Scènes de la vie de Papa Maman Fiston, Actes Sud BD, 176 p., octobre 2021, 24 €
Yûichi Yokohama, Plazza, Éditions Matière, 240 p., octobre 2021, 32€
Catherine Meurisse, La jeune femme et la mer, Dargaud, 116 p., 22 € 50 — Feuilleter le livre
Coffret Krazy Kat 1934 de George Herriman, traduction et notes de Marc Voline, Les Rêveurs, 160 + 336 + 32 p., 40 €
Roger Price, Un Mexicain sur son vélo, traduit et présenté par Jean-Christophe Napias, La Table ronde, 168 pages, 12 € 90
Roger Price, Le Cerveau à sornettes et Votez « Moi d’abord » !, Wombat, 224 et 160 pages, 18€ chacun
Jack Hanley, Ce que je dirais aux Martiens, traduit par Frédéric Brument, Wombat, 208 p., septembre 2021, 20 €
Benoît Jacques, Les Forges du Bling Bang, Benoît Jacques Books, 126 p., 2021, 12 € 50