« Pour moi, Claire Bretécher est aussi importante que Guyotat. Ils sont nés d’ailleurs tous deux la même année » : c’est par ces mots que Christian Rosset a accompagné son hommage, tout sauf une nécrologie, des « notes » écrites en 2014 et publiées dans Éclaircies sur le terrain vague (L’Association), sur son art unique « de tenir à distance tout en touchant au plus près ».
Claire Bretécher possède l’art de tenir à distance tout en touchant au plus près. C’est ce qui fait sa force, sa justesse et aussi son mystère. Faisant irruption dans ce milieu plutôt codé, voire figé, de la bande dessinée franco-belge des années 60, elle a vite intimidé son monde, sans avoir eu l’air d’avoir prémédité quoi que ce soit. Ce qui aurait pu être perçu comme travers, autant que ce qui pouvait paraître à son avantage (et il faut aussitôt noter que ce décalage – autre nom du “travers” – est fascinant), s’est retourné contre ceux qui voulaient l’enfermer dans telle ou telle prison – même si (a)dorée. Car ce qui caractérise en premier lieu ses planches est d’avoir fait mouche quasiment à chaque trait et d’avoir ainsi acquis la force de faire taire tout commentaire – et pas seulement ceux qui auraient pu sembler déplacés. On se dit, après coup, que, dans ce contexte, elle en a bavé, et que donc, pour échapper à la souffrance (mot, certes, excessif, mais comment dire ?), elle a dû se bâtir une sorte de cuirasse (ou de carapace) : c’était le prix à payer pour réaliser ce retournement des normes établies auquel elle a contribué plus que quiconque. Elle est clairement la véritable survivante de ces années-là : celle dont le travail n’a cessé de se bonifier. Celle qui a résisté et gagné la partie.

Il n’est pas si simple de parler d’un travail de cette force singulière qui dispense une aussi grande qualité de séduction en direction de ceux qui sont prêts à mettre la main à la poche. Ses appels en ce sens ont toujours été entendus, même par ceux qui ont été impitoyablement ridiculisés au détour d’une page. On est davantage habitué aux “perdants”, de préférence magnifiques. Et on oublie à quel point il est difficile, dangereux, problématique, de demeurer. Rester vivant(e) en quelque sorte : ne jamais déposer quoi que ce soit – crayons, pastels, encres… – ou alors, selon une durée des plus limitées, et seulement quand la mélancolie frappe à la porte.
(…)
Claire Bretécher a eu au moins un lecteur – un commentateur de premier plan – qui s’est permis de titrer une douzaine de feuillets écrits au sujet de ses pastels (de ses carnets – de ce qui se situe “hors bande dessinée”) : Notes sur Claire (Claire Bretécher, Portraits, Denoël 1983, p. 88 à 94). Daniel Arrasse est le nom de ce fin lettré (et grand regardeur).
Il parle avec art de cet art du portrait, en termes de désorientation, de déception, de prise de risque, comme on parle de toute entreprise, sinon avant-gardiste, disons subversive, hors limite, prospective, animée par autre chose que la rentabilité d’un savoir faire. Seul un non-spécialiste de la bande dessinée – un mal comprenant de la bédé, creusant des voies qui ne soient pas de garage – pouvait donner de la voix avec autant de justesse. Il écrit, à propos de certains dessins proprement détachés de tout projet séquentiel, qu’ils “laissent parfois entrevoir un raffinement de l’expression que l’efficacité de la bande exclut.” Tout est affaire de coups : de crayon ; d’œil. Ce coup de crayon qui “donne le trait de contour qui donne à voir l’idée. L’idée est souvent moche.” Un peu plus loin, il note qu’on dit “lire une BD” et non “regarder une BD”. “Comme si la BD était sans dessin, comme si le dessin n’y était pas le support majeur du message transmis et du plaisir spécifique qu’elle procure.”
L’intelligence de Claire – dit-il… Et sa myopie…
Et achève ses notes par cette phrase à méditer d’urgence : “Éviter, pour une fois, le discours organisé, académique ; essayer d’être aussi peu pesant, aussi rapide que Bretécher, et laisser au lecteur le soin de conclure.”
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Ne jamais avoir cessé de lire et relire ses bandes et n’avoir manqué aucune occasion de porter un regard sur ses images arrachées, d’un geste inattendu, à la sphère privée, depuis les premières pages découvertes dans le Spirou de Delporte jusqu’aux derniers épisodes d’Agrippine, est comme une règle de vie.
Éthique de Claire Bretécher : produire un art peu commun, mais qui s’adresse à tous – du moins, à ceux qui en savoureront tant les contours que la chair vive de l’écriture : cette calligraphie vivante où lettres et traits sont les marques d’un même corps.