Jean-Christophe Menu : « Le Mont-Vérité est pour moi un univers parallèle qui se révèle quand je le dessine »

Couacs au Mont-Vérité © J.-C. Menu / Dargaud

Contrairement à certains auteurs dont on ne cesse de découvrir en librairie de nouveaux albums avant même d’avoir eu le temps de lire les précédents, Jean-Christophe Menu se fait rare, au risque de devoir faire patienter ses lecteurs. Ce n’est pas forcément intentionnel ; bien plutôt la conséquence d’une logique liée à une éthique (la nécessité impérative de faire – ou de ne pas faire) et non à une stratégie commerciale (l’accumulation sérielle d’épisodes d’un feuilleton interminable). Menu est un inventeur de Monde. Celui qu’il construit patiemment depuis ses plus jeunes années, vit à la fois en lui et hors lui. Et à chaque fois que ce Monde semble mis en sommeil, l’inconscient de son créateur repart au travail, lui permettant de cueillir au réveil des fruits plus savoureux, comme métamorphosés par la puissance du rêve.

S’il peut nous paraître parfois trop discret, le cofondateur de L’Association, auteur de La Bande dessinée et son double et signataire de plus d’une vingtaine d’ouvrages, sans compter les collectifs, les fanzines, les comics – et n’oublions pas son travail de graphiste accompli, souvent en direction des autres –, ne s’est jamais reposé sur ses lauriers. Il peut aussi bien dessiner sur commande un petit livre de 24 pages en 24 heures, qu’en peaufiner un autre, plus développé, mais jamais monstrueux ni bavard, sur plusieurs années. Aucune routine chez lui. Aussi l’annonce de la mise en couleurs de Couacs au Mont-Vérité  (par Jean-Christophe Menu lui-même durant le premier confinement) a-t-elle relancée ces fêtes de la patience qui commencent à s’animer quand quelque chose de rare se profile. Et à l’arrivée, nulle déception, bien au contraire… Surtout quand on a l’objet en main, à la fois neuf, strictement contemporain, et déjà culte, tel un incunable : l’album que l’on n’attendait plus (mais dont on pouvait esquisser les contours dans nos rêves, en toute confiance) ; et simultanément, l’inattendu dans toute sa force : le retour d’un Monde en infatigable transformation tant que son accoucheur préserve sa santé (ce qui fait battre le cœur des mélancoliques, perpétuellement en lutte, ne déposant jamais les outils du travail sur le sol de l’atelier). Tout cela ne pouvait que motiver un grand entretien réalisé par e-mail entre les 12 et 20 avril 2021.

Le Monde du Mont-Vérité s’est matérialisé pour la première fois en 1994 dans un volume collectif publié par les éditions Autrement intitulé Le retour de Dieu et présenté ainsi par le directeur de collection, Thierry Groensteen : “En ces temps gagnés par le matérialisme, c’est moins Dieu qui est attendu que le retour à une nouvelle dimension spirituelle.” Rien que ça ! Ajoutons que le même Groensteen introduisait tes pages par cette sorte d’avertissement : “Menu (…) pose la vraie question : Si Dieu revenait parmi nous, le reconnaîtrions-nous ?” Pour ma part, n’étant guère féru de spiritualité, j’y avais perçu avant tout l’expression d’un univers jubilatoire, foutraque en apparence, mais savamment construit, dans la tradition d’Herriman ou de F’Murrr (pour citer des auteurs dont la lecture me semble avoir nourri ton imaginaire). Avant d’aborder ce nouvel opus (Couacs au Mont-Vérité) dont le titre fait clairement écho à celui de ce premier épisode paru il y a 27 ans (Craques au Mont-Vérité), j’aimerais savoir si cette thématique du retour de Dieu a contribué à te faire accoucher ce Monde, où s’il était déjà depuis longtemps en gestation quelque part dans ton inconscient, attendant la première occasion pour se déployer sur le papier.

C’est sûr que la commande de Thierry Groensteen, qui date de 1993, a contribué à l’accouchement de cet univers, mais peut-être autant par la thématique que par le fait que c’était probablement ma première commande officielle d’un long récit, à l’extérieur de L’Association ou du monde des fanzines et de l’édition indépendante émergente (il y avait par exemple Mune Comix chez Cornélius à la même époque, mais ça restait dans le même entre-soi). Je crois me souvenir que Groensteen m’avait donné le choix entre Le Retour de Dieu et L’Argent roi, les deux premiers collectifs lançant la collection qui s’annonçait prometteuse. J’avais donc beaucoup d’enthousiasme, ça tombait à un moment où je pouvais profiter de ces pages et de leur plus grande audience présumée pour tenter de faire mes preuves sur une plus longue durée que ce que j’avais pu publier jusqu’alors. J’avais demandé le maximum de pagination, ce qui était 25, et je m’étais imposé quatre strips pour avoir (déjà) le plus de densité possible. Et j’avais choisi Le Retour de Dieu qui m’intéressait plus que l’autre thème, pensant pouvoir y raccorder cette espèce de monde clos en gestation. La Mune existait déjà, et l’espèce de désert sur lequel elle régnait, aussi. J’avais déjà mis en scène des moines (aux yeux blancs notamment). Une rubrique de Mune Comix s’intitulait Métafiscaille et déjà le n°2 de mon fanzine Le Lynx à tifs (qui était loin d’être fameux) était un “spécial métaphysique” en 1982. J’avais 17 ans et je me prenais de plein fouet l’influence de Métal Hurlant et L’Echo des savanes : Mœbius, Druillet, Mandryka. Cette veine s’est enrichie par la suite des influences de Fred, Forest et surtout F’Murrr (je ne me suis familiarisé avec Herriman – qui a lui-même influencé tous les précités – que plus tard). Et à l’occasion de la demande de Groensteen, cet univers semblait mûr pour un épisode de longue haleine. J’ai donc listé les éléments qui pourraient articuler cette fiction bizarre, une fiction qui devait échapper aux ressorts habituels des “genres” BD, que j’ai proposé bien plus tard d’appeler “métafiction”. Dans ces éléments, il y avait : un monastère en forme de coquillages surplombant une contrée désertique ; sept moines en tous points identiques, obsédés par les prédictions et la fin du monde ; une sphynge divinatoire ; la Mune, mi-Lune mi-déesse, tout aussi omnisciente ; le docteur Colostrum, voisin et médecin accoucheur. Autour de cette base, pouvaient aller et venir divers personnages secondaires avec des motivations plus triviales, un peu comme les touristes qui visitent les Alpages de F’Murrr à leurs risques et périls. Et j’ai fait Craques au Mont-Vérité comme ça. Pour moi il n’y avait pas de lien avec la religion non plus. Plutôt l’eschatologie, une métaphysique, voire une ‘Pataphysique. Bref si spiritualité il y a, elle est plutôt païenne et paillarde. Mais la messiette qui naît dans l’histoire a des pouvoirs magiques (que personne ne remarque, en effet).

Craques au Mont-Vérité a été suivi de cinq autres épisodes publiés sur divers supports entre 1995 et 2002, rassemblés dans un volume de 88 pages, Le Livre du Mont-Vérité (L’Association, 2002). Pacôme Thiellement a écrit très justement qu’il s’agit de “l’ouvrage où toutes les caractéristiques du style de J.-C. Menu, ainsi que ses propositions fondamentales, se récapitulent.” Puis ce monde du Mont-Vérité semble avoir été mis en sommeil, ne ressortant ponctuellement que deux fois en 2008 et une seule en 2014 à l’occasion des “24 heures de la bande dessinée”, performances où il s’agit d’improviser 24 pages de bande dessinée de format A5 en 24 heures à partir de diverses contraintes dévoilées au moment de s’y mettre. Trois livres en témoignent : deux dans la collection “Patte de mouche” de L’Association (La Marraine des Moines et Lourdes Coquilles) et un chez Arbitraire (Sainte Abs). Tous sont en noir et blanc. Es-tu d’accord avec ce qu’a écrit Pacôme ? Et peut-on dire, à la manière de Flaubert, que le Mont-Vérité, c’est toi : de la Mune (la “Lune de Menu”) aux Moines, de la Sphynge (“Sphinge” dans le premier épisode, sorte d’hybride mi-lynx, mi-sphinx) au docteur-accoucheur Colostrum (avec qui tu as plus d’un trait en commun) ?

Je suis curieux de savoir ce que Pacôme va penser du nouvel album ! Mais oui, j’étais d’accord avec lui. En ce sens par exemple, qu’à travers cette fiction personnelle ou “métafiction” que je me suis définie, j’ai souvent eu le sentiment de me livrer davantage que dans mes bandes dessinées autobiographiques. Dans Livret de Phamille, j’évoque ma paternité, car c’est mon actualité du moment dans la vraie vie, mais quand je mets en scène l’accouchement dans l’histoire Craques au Mont-vérité j’en dis certainement plus sur le fait qu’il m’a semblé vivre en assistant à un accouchement (et même trois) quelque chose de très étrange, où le charnel le plus matérialiste le dispute avec le magique et l’irrationnel. La fiction a donc permis d’aller plus loin avec ce sujet-là. Reprenant le thème de l’accouchement 25 ans après pour Couacs, j’apprends en terminant les couleurs de l’album que je vais devenir grand-père ! Ce type de fiction qui accorde une large place à l’inconscient non seulement reflète peut-être mieux la réalité que la tentative de représenter le réel, mais encore semble-t-il précéder le réel…

Mont-Vérité Chrono-poche 1 à 3. J.-C. Menu / L’association / Arbitraire

J’ai parfois dit que le Mont-Vérité est pour moi un univers parallèle, qui existe même quand je ne le dessine pas, mais qui se révèle quand je le dessine et donc que je vais le visiter. C’était en effet manifeste durant ces trois expériences de “24 heures de la BD” qui ont donné existence aux trois mini-livres que tu cites. Comme parvenir à faire 24 pages décentes en 24 heures est un exercice périlleux, si j’allais au Mont-Vérité, j’avais moins de chances de me planter que si j’inventais un nouveau contexte. Utiliser l’univers du Mont-Vérité comme outil était déjà avoir accompli la moitié de la performance. Sinon il y a plus d’occurrences que ce que tu cites, il y a notamment des apparitions du Mont-Vérité dans Métamune qui était une tentative de juxtaposer un peu toutes mes facettes, à travers une vraie-fausse reliure de Mune Comix tel qu’il aurait lui aussi, continué à paraître dans un monde parallèle…

Couacs au Mont-Vérité est donc le cru 2021, élaboré les années précédentes et achevé en période de confinement. Couacs fait écho à Craques, mais aussi à Krach et à Crash. Tes lecteurs se retrouvent en territoire familier. Pourtant divers bouleversements font que ce nouvel opus se différencie du précédent. Tout d’abord, il est publié chez Dargaud, donc un éditeur on ne peut plus mainstream qui t’a donné l’occasion de réaliser un de tes rêves : produire un “album cartonné en couleurs de 64 pages, dont 62 planches”. Un format typique des classiques de la bande dessinée franco-belge du temps d’avant ta naissance et de tes premières années (après on passe rapidement à 48 planches). Et première surprise, la maquette, la reliure, le dos, évoquent la maison concurrente : Dupuis ! Raconte-nous cette histoire, qui, j’ai cru le comprendre, remonte du temps où Guy Vidal (1939-2002) était encore de ce monde ?

Guy Vidal m’avait proposé de faire un “poisson-pilote” au même moment où j’ai commencé le Donjon-Monsters avec Trondheim, Sfar et Walter aux couleurs (2000-2001). Après le Donjon, je n’ai pas eu le temps et l’esprit de me concentrer sur un autre album “mainstream” et en solo. Mais c’était déjà un Mont-Vérité adapté au format classique que j’aurais eu envie de faire. Puis Vidal est mort brutalement, ce qui a un peu changé la donne. Et mon temps était totalement investi dans L’Association. Il y a eu des années où je n’ai quasiment pas dessiné. Néanmoins je me suis remis progressivement aux planches, avec (outre les Mont-Vérité Chrono-Poche et Métamune déjà évoqués) Lockgroove Comix, les Chroquettes, ou SOS Valises : des chroniques musicales, des récits de rêves, un retour à l’autobiographie. Il se trouve que depuis Livret de phamille j’ai un lourd projet autobio à extraire du travers de ma gorge : en 2018 je me suis enfin mis à l’écrire… Et puis c’était encore une fois trop lourd, encore une fois un faux départ. Mais je me suis rendu compte alors (mars 2019) que j’avais un besoin vital de projet de longue haleine, probablement moins centré sur mon passé, de toute évidence quelque chose de plus léger qui m’amuserait et me distrairait un peu… Alors j’ai repensé à ce Mont-Vérité Color promis à Guy Vidal. D’autant plus que je venais d’écrire à la demande de Thomas Ragon de Dargaud une longue préface sur F’Murrr pour la nouvelle intégrale du Génie des Alpages. Relire F’Murrr m’a ramené tout doucement vers le Mont-Vérité, car F’Murrr était déjà assez présent pour moi dans Craques au Mont-Vérité (qu’il avait apprécié). C’est donc assez naturellement qu’après avoir improvisé 8 pages d’un nouveau Mont-Vérité je l’ai proposé à l’ami Thomas Ragon chez Dargô (qui fut aussi mon interlocuteur près de 20 ans auparavant pour le Donjon chez Delkürt).

Couacs au Mont-Vérité © J.-C. Menu / Dargaud

Parlons maintenant de la couleur. Imaginais-tu déjà (par exemple) au moment de la création, il y a quasiment 30 ans, de ce Monde que la peau des moines serait de couleur verte ? Et comment as-tu procédé ? On voit bien qu’on est aux antipodes de la mise en couleurs par ordinateur, tant on sent la main au travail. Et ce qui m’a le plus frappé, c’est l’importance du blanc, qui comme le noir, est – j’allais dire enfin ! – une couleur.

Ah oui, j’omets un autre prémice… En 2018 qui était une année difficile, j’avais décidé de m’aérer la tête en me remettant à la gouache, et l’été j’avais fait à la gouache une série de cartes postales du Mont-Vérité (ce qui a finalement donné lieu à un mini portfolio autoproduit). C’est la première vraie fois où le Mont-Vérité a rencontré la couleur, hormis je crois un ex-libris et une illustration, et où en effet les Moines avaient déjà la peau verdâtre… J’ignore vraiment s’il faut en tirer la conclusion que les Moines sont davantage des reptiles que des mammifères, car il me semble qu’ils ont des tétons et un nombril… Quoi qu’il en soit, Couacs se devait d’être en couleur et je ne pouvais imaginer que des couleurs à l’ancienne. Je m’apprêtais à faire une cuisine entre photoshop et scans d’éléments à la gouache qui s’avérerait extrêmement fastidieuse, dans le souvenir ému des “bleus”, technique ancestrale et obsolète que j’avais eu la chance d’expérimenter encore dans les années 90 pour Spirou. Et puis à ma grande surprise Dargaud m’a dit que ce n’était pas impossible de faire des “bleus”. Je crois qu’Évelyne Tran-Lê, la sœur de Mézières, colorie toujours Valérian sous forme de “bleus” et si c’est grâce à elle je la remercie ! Pour qui ne connaît pas cette technique : la planche au trait est imprimée sur un bon papier à dessin (choisi au préalable) en bleu clair ou gris clair. On y fera la mise en couleurs avec la technique de son choix (gouaches, encres, markers) et le résultat sera décomposé entre cyan, magenta et jaune pour l’impression offset, alors que le noir restera au trait sans aucune altération. J’ai donc eu la chance de colorier tout l’album avec des “bleus”, un mélange de markers pour certains personnages et gouache pour le reste et les décors. C’est quatre fois plus long que l’ordi mais dix fois plus de plaisir… Quant à l’importance du blanc, ça fait partie des petites dialectiques que je me suis imposées au fur et à mesure. En plus de l’irruption du noir & blanc comme narration parallèle, il y a aussi anormalement de personnages blancs ou vêtus de blanc. D’éléments aussi : tout ce qui est papier est laissé en blanc, comme le papier bien sûr…

Couacs au Mont-Vérité © J.-C. Menu / Dargaud

Certaines cases, et même une planche de Couacs au Mont-Vérité, sont en noir-et-blanc (de même pour la 4e de couverture). Il y a, certes, une raison (que tu peux, si tu le désires, nous dévoiler) ; mais au-delà de cette trouvaille, assez jouissive je dois dire, il me semble que ce partage établit un nouveau questionnement sur la forme bande dessinée : sur le gain de liberté qu’offrent, simultanément, le respect de certains codes et leur transgression ponctuelle. Manière de respecter le contrat qui te lie avec ton éditeur (s’adresser à un public plus large), tout en restant assez radical et sans compromis, en auteur possédant toutes les facettes du “métier” : scénariste, dessinateur, coloriste ; mais aussi graphiste, éditeur – control-freak ?

Je parlais de dialectique, c’est la principale en effet : se fondre complètement dans un modèle classique, en respecter les codes, tout en les subvertissant, pour les mettre à nu, mais pas trop… car il y a un vrai enjeu, celui de mener l’histoire à terme, sans se moquer ni du lecteur ni des univers cités et des auteurs du passé qui sont plus ou moins convoqués dans l’opération, du moins dans mon esprit… Il y a donc une distanciation, mais pas une autodestruction de la forme classique, à moins qu’on soit parfois à la limite. Je joue avec le fait d’être chez Dargaud, mais je ne crache pas dans la soupe, je fais un vrai Dargaud, et en même temps je m’inscris dans une plus longue histoire qui est celle d’avoir été entouré gamin d’albums Dupuis, Lombard, Dargaud. D’être au catalogue de Fred, Mandryka, Forest, Gotlib et F’Murrr, même si comme maquette de couverture c’est plus de Dupuis que je m’inspire (comme tu l’as remarqué), avec ce titre en cartouches moitié en noir et moitié en rouge, pratiqué notamment par Franquin et Tillieux. Et il y a le dos rond avec le titre vertical (comme seule information, pas de noms d’auteur ou d’éditeur) des Dupuis années 60-75, qui a toujours été un des éléments préférés de ma bibliothèque. Je n’étais pas sûr que Dargaud me laisse faire ça… Et puis même ça je l’ai malmené, en mettant des mots à 90° et – 90°… Disons que je me suis bien amusé… et je remarque qu’on m’a laissé m’amuser, je tiens à dire merci ! Et on m’a même proposé d’altérer le logo Dargaud à ma sauce mais ça de nombreux jeunes auteur-trice-s l’avaient déjà fait alors j’ai préféré ne pas y toucher. Et puis à force de tout changer j’aurais peut-être eu peur que ce ne soit plus un vrai.

Comme ce nouvel épisode (qui n’est pas le 27e comme “l’auteur” voudrait nous le faire croire – mais cette auto-ironie est plus que bienvenue) a de nombreux points communs avec le tout premier, on pourrait s’amuser au “jeu des X différences”. Par exemple : dans un monde quasi-exclusivement masculin (sept moines – phrères d’une sainte phamille –, un médecin, un égo-archéologue, quelques flics et militaires, etc.) observé par des figures féminines (la Mune, la Sphynge), on repère les signes d’une obsession criante de l’incarnation féminine, sexuée, qui se traduit entre autres par le retour de scènes d’accouchement – d’une fille, dans les deux cas, ce qui désespère les hommes de pouvoir. Tu joues cette fois avec l’usage de l’écriture inclusive (uniquement employée par les flics). Et tes deux principales figures féminines sont réduites, graphiquement, à la plus simple expression, juste ce qu’il faut pour reconnaître leur sexe – comme le signe d’une féminité minimale. Une troisième figure féminine, plus mature, et plus classique dans sa représentation, semble vidée de toute présence, ce qui permet à l’auteur de se glisser dans sa peau. C’est un questionnement qui t’intéresse de près, non ? Le féminin, ou plutôt son absence, travaillait de manière souterraine les bandes dessinées de ton enfance. Et c’est ce qui travaille, de manière autre, mais cependant comme en écho, ces épisodes que tu nous livres depuis une trentaine d’années… Et on peut relever au passage que les moines du Mont-Vérité sont 7 et de sexe masculin, comme les cofondateurs de L’Association !

Reprendre un certain nombre d’éléments de Craques (la première histoire) pour Couacs (la nouvelle première, puisqu’apparaissant ailleurs et autrement) était bien sûr conscient, voire la trame-même, qui est de voir évoluer un personnage de femme enceinte durant toute l’histoire, qui ne peut que se clore avec son accouchement. En ce sens Couacs est un peu la version technicolor extended hollywoodienne de Craques qui aurait été ce moyen-métrage N&B d’Art-et-Essai visible en quelques salles de 1993. Ce qui me permet de proposer aussi une réflexion sur les supports éditoriaux des deux versions, de l’“indé” au “mainstream” si on veut, mais Autrement n’était déjà pas vraiment “indépendant” et j’ai réalisé mon Dargaud en totale indépendance, donc il y a matière à grandes discussions. Cette idée sous-jacente de remake implique aussi que Couacs n’aurait pas été possible ailleurs que chez Dupuis ou Dargaud. Le jeu avec le niveau de narration parallèle N&B serait tombé à plat publié chez un “indé”. Disons que j’essaye tant que je peux d’avoir au sein de ce que je raconte une réflexion en fonction du support où c’est raconté, du lieu où c’est produit.

Couacs au Mont-Vérité © J.-C. Menu / Dargaud

Sur l’aspect féministe, le quart de siècle écoulé entre les deux histoires me permet de témoigner des évolutions sociales qu’on peut observer entre les mid-90s et maintenant. Dans Craques, la parturiente vient avec son mari, soumise et quasi muette, une vraie potiche ; dans Couacs, c’est un couple de femmes qui vient se faire accoucher et qui dans l’intervalle réalisent qu’elles n’ont pas besoin d’un homme pour effectuer cet accouchement, et le font elles-mêmes avec les moyens du bord. Je suis assez fier de cette scène où la princesse ayant accouché projette son placenta en pleine gueule de son père le roi. Si comme je l’espère ça n’avait jamais été fait, cela restera ma contribution fondamentale au féminisme. Tu dis que ces personnages féminins sont minimaux mais ça trahit quelque chose : elles ne sont pas d’avantages minimales que les Moines ou les autres personnages masculins. Simplement il y a un refus de ma part à les érotiser alors que c’est un geste systématique envers les personnages féminins dans la plupart des BD faites par des mecs, voire par des meufs. Bon, je sens que tu vas me répondre que malgré leur minimalisme mes héroïnes ont aussi des queues et que si ça, ça ne trahit pas aussi quelque chose peut-être. Et dans ce cas je vais lâchement me rabattre sur mon inconscient qui a fait la plupart du boulot dans cette histoire.

J.-C. Menu à Columbus Ohio. Photo © Laura Park

Tu t’appliques à perturber ce qui serait trop bien rangé (les objets ne cessent d’être déplacés – on pourrait d’ailleurs parler d’histoires déplacées, pour reprendre un titre de F’Murrr). Le sujet, c’est le retour, non de Dieu ou du messie – devenue messiette –, mais de la transgression, ce qui peut conduire jusqu’au dynamitage (heureusement, encore raté). Un des modes de perturbation de ce Monde, c’est l’alcool, qui travaille les corps et altère le langage. Un autre, c’est le fameux produit qui permet l’effacement des “fautes de dessin” sur les planches originales : le “tipp-ex”, responsable de l’empoisonnement accidentel de quatre des moines (enfermés dans une croute blanche) et de la disparition d’un cinquième (devenu invisible une fois recouvert de ce liquide blanc). Alors, tentons une hypothèse : les histoires du Mont-Vérité seraient le fruit d’une lutte contre la disparition – notamment de ces autres mondes qui ont donné force à la forme bande dessinée : celui du “A”, des Alpages, ou de Coconino, et même de la rédaction de Spirou du temps de Gaston Lagaffe (sans oublier Moulinsart, Coquefredouille, et j’en passe). Te sens-tu observé, par dessus l’épaule par les fantômes de Tillieux, de Macherot et même de certains de leurs héritiers comme Chaland ?

Il y a une bonne part de ce projet qui relève de l’hommage. D’hommages au pluriel : à la génération que j’ai suivi enfant (Hergé, Franquin, Macherot, Tillieux, Will, Rosy, Delporte) puis à celle que j’ai suivi adolescent (Mandryka, Gotlib, Bretécher, Forest, Fred, F’Murrr, Mœbius) voire à celle qui m’a précédé de près (Chaland, Yann & Conrad). Donc, ils sont tous un peu là quand je dessine ces planches ou fais ces gouaches. Je ne pense pas essayer de me mesurer à eux comme le fait Blutch dans Variations ou avec son Tif et Tondu (que j’adore), mais je pense à eux (et à beaucoup d’autres) quand je travaille. J’espère que s’ils lisent par-dessus mon épaule, je ne leur fais pas trop honte et qu’ils se marrent un peu avec moi… J’avoue avoir beaucoup pensé à Franquin, chez qui l’auto-dynamitage n’était jamais bien loin. On cherche l’auto-distanciation à partir de la génération Pilote mais je trouve que c’était déjà là chez Franquin depuis ses tout débuts. Et Panade à Champignac est un torpillage absolu et définitif de Spirou et Fantasio. Qu’il y ait eu d’autres épisodes après celui-ci est un non-sens ! D’ailleurs tu parles d’alcool, et c’est vrai que mes Moines sont des professionnels, mais chez Franquin et Hergé on baigne dans la picole et dans les états seconds. Ce n’est même pas là que je suis subversif si tant est que je le sois par rapport à eux. Donc oui, Couacs s’inscrit dans cette tradition, dans ce classicisme bourré de subversion. J’ai vraiment voulu faire un album classique et je dois rappeler la distinction entre le classicisme et l’académisme, qui est un faux classicisme dévoyé, figé, vidé de substance et donc méprisable. Il n’y a que pour les lecteurs qui me connaissent superficiellement que ce livre sera en contradiction avec Meder ou Livret de Phamille. Ceux qui me connaissent bien savent que mon premier album était le recueil du Journal de Lapot (1985) qui s’inscrivait déjà dans les mêmes références Spirou/L’Écho/Métal… Plutôt que de contradictions, je parlerais de facettes, ou pour reprendre le mot d’Art Spiegelman (qu’il a peut-être inventé) de multiphrénie (car schizo, c’est vraiment trop peu). Une “lutte contre la disparition” ? Peut-être, car cet univers est systématiquement menacé de cesser d’exister. Or je le disais plus tôt, il existe comme univers parallèle quand je ne le dessine pas. C’est donc quand je vais le voir qu’il est le plus en danger… C’est le paradoxe de l’observateur : sans observation il n’y a pas de récit, mais la présence de l’observateur est une menace pour l’univers qui sans ça est peinard.

î © J.-C. Menu / Dargaud

C’est tellement le bordel que même l’auteur doit être dépassé constate, non sans inquiétude, la Mune. C’est typique de la modernité, cette forme d’auto-ironie (on trouve ça par exemple chez Robbe-Grillet). Mais, en vérité, l’apparente improvisation qui conduit ces 62 planches ne doit plus rien aux contraintes du feuilleton (il ne s’agit pas de fournir coûte que coûte deux pages – ou plus – par semaine). Alors que maîtrise réellement l’auteur dans cette affaire ? A-t-il le désir de se perdre, pour mieux nous retrouver ? Et, pour conclure, provisoirement : une suite se profile-t-elle déjà, “La fin du Mont-Vérité” n’étant pas effective avec cet épisode, malgré la tentation de l’auteur ?

Ah mais c’est une vraie improvisation. Il n’y a peut-être pas de prépublication, mais j’ai suivi les règles basiques du feuilleton, en avançant sans savoir où j’allais. En commençant, je n’avais que quelques grandes lignes : remake de l’accouchement, nouvelle menace apocalyptique, intervention du narrateur. Mais ce n’est pas non plus de l’écriture automatique : chaque planche a fait l’objet d’un brouillon storyboardé sur un carnet puis d’un crayonné (bleu) poussé. En revanche chaque planche a été faite l’une après l’autre, avec souvent la traditionnelle suspension en fin de page, qui ouvre les potentialités. Je voulais que ce soit l’inconscient qui travaille. D’ailleurs parfois, la réalisation s’interrompait plusieurs mois, durant lesquels je me demandais ce qui allait bien pouvoir se passer, en pur lecteur. Quand la sauce au “tipp-ex” est apparue dans l’histoire, j’ai trouvé ça complètement débile mais ça m’a fait rire… alors je l’ai conservé. Je ne savais vraiment pas comment j’allais m’en sortir avec cette histoire de “tipp-ex”. L’improvisation a aussi convoqué des archétypes et des figures classiques auxquelles je ne m’attendais pas : des flics, des traîtres, une princesse en fuite, un salaud de roi, des flingues, des fusillades, presque des scènes de western. Si j’avais fait un synopsis en amont, je n’aurais pas osé tout ça. C’était plus fort que moi, et j’ai presque retrouvé l’innocence des petites bandes que je faisais gamin, où l’on ose tout. Et l’objet fini est une sorte d’alien pour moi, auquel j’ai du mal à croire, surtout avec marqué Dargaud dessus. Au niveau du processus, je suis donc satisfait et étonné, je me demande donc vraiment moi-même ce que j’ai “réellement maîtrisé”… alors que d’un autre côté je suis aussi ce “control-freak” dont tu as parlé auparavant. Encore une dialectique je présume… Je trouve ça fondamental de ne pas tout comprendre de ce que l’on fabrique. Et il était fondamental aussi de ne pas du tout savoir si, ce volume achevé, il y en aurait d’autres ou pas. Je n’en sais rien. Dans l’immédiat j’aurais plutôt envie de faire complètement autre chose, pour alterner les facettes comme j’en ai l’habitude. J’ai par exemple d’autres SOS Valises à faire pour en finir un recueil. Mais par la suite pourquoi pas ? Ça dépend un peu de la réception de celui-ci aussi, je n’ai aucune idée de son accueil. Vais-je gagner de nouveaux lecteurs, perdre tous les anciens ?! Si j’en fais un second sur les mêmes bases techniques, vais-je autant m’amuser ou commencer à m’ennuyer ? C’est très bien s’il y en a d’autres un jour, à condition qu’il y ait au moins le même plaisir, et c’est très bien aussi si Couacs au Mont-Vérité reste seul dans son genre et dans son étrangeté.

Jean-Christophe Menu, Couacs au Mont-Vérité, Dargaud, 64 p., 16 €