Blutch à Strasbourg : dialogues dans un autre paysage

Blutch. Sans titre. 2010. © Dargaud

Tôt le matin, à peine réveillé, dans le métro lignes 9 et 7, en route pour la Gare de l’Est où une petite bande d’experts, affublée de carnets et de stylos (et même d’un Nagra), est convoquée pour un voyage dit de presse. Pour lutter contre l’endormissement, songeant une fois de plus à cette interminable question du dessin, je note ceci (que je recopie quelques jours plus tard sans toujours comprendre de quoi ces notations relèvent, sinon d’une sorte de méditation, dans un état second) :

Mais quelle est la question ? Saisir ? Ou plus précisément : Comment saisir ? Et pour quelle raison ? L’art du dessin – cette activité plus que déraisonnable (du moins, sur le plan économique, puisqu’il est question de probité – Ingres) – est visée de l’apparaître sous l’apparence – Yves Bonnefoy. Mais comment le dessin, une fois achevé, voire accroché, sera-t-il saisi par le regardeur ? Il arrive qu’au premier regard, tout est “dit”, même si, bien entendu, il s’agit une illusion. Il se peut aussi qu’un voile de silence recouvre le papier, interdisant toute interprétation. Mais si, comme l’affirmait Matisse, “dessiner, c’est préciser une idée”, “le dessin est la précision de la pensée”, alors ce voile finira toujours, avec le temps, par se déchirer. Qui désire creuser l’affaire devra en premier lieu interroger cette saisie de ce qui s’est frotté au regard du dessinateur. Sans oublier le fait que la main au travail doit aussi se démêler avec ce qui fait retour dans la tête de qui tient l’outil. Observation/mémoire : retenue/débord de l’imagination. Franchise de la précision. Même s’il fait montre d’une acuité quasi-clinique, le dessin est affaire de vision. Le désir le plus puissant serait in fine de ne rien montrer : juste déposer du sensible, sans chercher à illustrer (au sens de : démontrer, prouver, établir) quoi que ce soit. Il a cette puissance d’apparaître tel qu’en lui-même, témoignant d’autant de métier que d’innocence (de “savoir perdu” et de “grâce retrouvée”). C’est une activité de l’ordre de la poésie, et non du romanesque (souvenons-nous que la poésie est, selon Claude Royet-Journoud, un métier d’ignorance). Les meilleurs dessins ont à voir avec ça.

Blutch. Couverture de Lune l’envers © Dargaud

1.

Jeudi 21 mars 2019. TGV 2407, voiture 17, places 60 à 72, départ 7h55 Paris Est, arrivée 9h53 à Strasbourg où nous resterons exactement 8h24, le temps de visiter quatre expositions de Blutch, natif du lieu en 1967 sous le nom de Christian Hincker, et qui est l’invité d’honneur de la quatrième édition des Rencontres de l’Illustration.

Comme le temps est particulièrement ensoleillé, devoir s’engouffrer dans des salles chichement éclairées (car exposer le dessin commande de veiller à ne pas l’abîmer par excès de lumière projetée sur le papier) peut sembler étrangement non-naturel, surtout si on dispose encore d’un corps. Mais il faut bien avouer que le désir de découvrir ce qui s’est très vite avéré exceptionnel nous aurait entraînés, s’il l’avait fallu, jusqu’en enfer.

Un peu plus tard (en milieu d’après-midi – la chronologie de ce périple alsacien ne sera pas forcément respectée), tout bon entendeur pouvait saisir au vol ces paroles du dessinateur (dans les salles du Musée Tomi Ungerer) : “J’aime bien regarder des morceaux de films, sans en connaître ni le début, ni la fin : coupés de manière arbitraire. Du coup je ne comprends pas tout – et ça m’enchante.” Le souvenir transforme probablement un peu la formulation (pas certain que ce soit le verbe enchanter qui a surgi – mais je garde en mémoire un sourire malicieux et aussi le ton de la voix). Blutch ajoutait aussitôt qu’il désire que son propre travail apparaisse énigmatique – dénué de “message clair”, au bord de l’inintelligible (“comme la poésie”).

Il est appréciable de rencontrer quelqu’un qui se réjouisse de ne pas forcément comprendre ce qu’il entreprend au moment même où il l’entreprend. Même s’il y a de l’intranquillité à s’engager ainsi dans un cheminement à tâtons dans l’obscurité (Matisse), ce mode d’écriture permet, à chaque temps de repos (ou arrêt sur image), de reprendre sa respiration de plus belle : effet d’une suspension plus que nécessaire du sens pour relancer cette forme d’animation, parfois fébrile, qui travaille en profondeur la formulation visuelle, graphique, en surface, de l’idée.

Reposer (le corps), déposer (les outils), avant de se poser à nouveau – de manière aussi inépuisable que le dessin – telle ou telle question, relative tant au métier qu’à la volonté d’expression… cherchant à chaque étape la bonne respiration… Mettre un point final en laissant les contours ouverts. Nombre d’œuvres vues ou revues dans ces espaces d’exposition relevant d’une certaine agitation (la ligne, sauf exception, n’étant pas particulièrement claire), chacun trouvera en elles autant de viatiques pour engager un dialogue – mais avec qui ? –, en silence le plus souvent, mais parfois dans un redoutable brouhaha. Pour ma part, il me semble essentiel de préserver autant que possible leur force singulière, leur part cruciale d’inconnu dérangeant, qui leur donne le pouvoir de tenir le mur (qui en a pourtant vu d’autres). L’accrochage est confrontation. Et aussi piège à sidération.

Blutch. Reprise © Central Vapeur: 2024

Déroulons maintenant les événements en reprenant le fil chronologique de cette journée de découvertes et de retrouvailles. Premier lieu d’exposition visité : le “Shadok – Fabrique du numérique” où, à l’initiative du collectif Central Vapeur, un dialogue entre Anne-Margot Ramstein et Butch nous est montré (non accroché : à plat dans des vitrines). Vingt dessins tout juste, le premier étant de la dessinatrice dont le style graphique est aussi repérable, singulier, que celui de son partenaire. Deux fois dix dessins qui finissent par former quelque chose d’une cohérence d’autant plus inouïe que leurs univers pourraient sembler a priori aux antipodes l’un de l’autre (mais on sait bien que les proximités les plus fortes ne sont pas forcément celles de voisinage). Un livre catalogue reprenant l’ensemble de ce dialogue (plus ou moins sans titre – Reprise semblant désigner avant tout le modus operandi) édité par Central Vapeur et les Éditions 2024 ne propose pas de confrontation en double page (les pages paires restant vierges de tout dépôt), ce qui permet d’apprécier chaque dessin pour lui-même (ceux d’A.-M. R., où les contours semblent découpés au scalpel, recouvrant entièrement l’espace de la page, tandis que ceux de B., travaillant les frontières entre les formes de manière plus incertaine, sont encadrés de blanc). Dans l’exposition au Shadok, c’est le contraire : le regard peut opérer de véritables opérations de frottage entre ces deux écritures (ces deux visions) aussi généreuses que hantées, même si la possibilité d’en embrasser toutes les pages d’un seul regard ne lui aura pas été accordée. Tonalités, atonalité, s’accordant avec finesse, la composition d’ensemble est délicieusement dissonante, provoquant ainsi des étincelles de plaisir.

Anne-Margot Ramstein. Reprise © Central Vapeur: 2024

Si Blutch et Anne-Margot Ramstein ont en commun d’être “diplômés de l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg”, la préfacière du livre titré Reprise, Béatrice Vincent, après avoir relevé le caractère obsessionnel de leurs dessins, fait remarquer aussitôt leurs différences (“L’une révère les palindromes et les Impressions d’Afrique ; l’autre aime la trompette et Les Promesses de l’aube”). Je note aussi qu’ils ne sont pas de la même génération : dix-sept ans d’écart entre celui qui est né en 1967 et celle qui est née en 1984. Mais la rencontre a eu lieu. Nous sommes témoins d’un véritable échange qui aura eu le mérite de faire surgir (pour qui ne l’avait pas encore repéré) le travail d’une encore jeune auteure. Et qui aura conduit l’auteur fameux de bandes dessinées à prendre ponctuellement distance avec sa solitude – maîtresse certes essentielle, mais aussi, comme tout ange, terrible.

2.

Blutch. Hors-la -loi. © L’Association

À quelques pas du Shadok : la Médiathèque André Malraux. La lumière du jour y pénètre, et des planches – du Petit Christian et de Mais où est Kiki ? – sont montrées, pas encore sur les murs, mais cependant quasiment à la verticale, dans des vitrines adéquates (peu profondes) comme on en trouve dans ces lieux. L’exposition a été “créée par Formula Bula” et nous la retrouverons vraisemblablement cet automne à Paris lors du prochain festival dans une autre médiathèque (Françoise Sagan).

Son titre ? Hors-la-loi. Autrement dit : l’auteur de bande dessinée, ce despérado en puissance qui, même s’il a été invité à occuper de hauts-lieux de la reconnaissance muséale (patience, nous y arrivons), le restera à vie. Et c’est très bien ainsi : l’épisode inattendu de Tif et Tondu dont nous ne connaissons aujourd’hui que les 2/3 environ (sa publication chez Dupuis est annoncée à l’automne prochain) est une des plus belles surprises de ces derniers temps, même si, avec Variations, cette suite de reprises (au sens quasi-musical) de pages de BD dévorées pour l’essentiel durant l’enfance que Dargaud a publiée en septembre 2017, on avait déjà eu confirmation de l’addiction de Blutch à “cet art de la relecture qui nous arrache au temps”. Créer, se dépasser, se mettre en danger, ce n’est pas aller ingénument de l’avant, ni se tourner vers l’arrière afin de retrouver ses bases, mais faire tomber les murs de cette prison où le temps fait la loi. Et cela peut provoquer aussi bien de grands déploiements colorés sur tel ou tel support, ou des installations envahissant l’espace, que quelques petits crobars en noir et blanc tracés sur du papier ordinaire. Les originaux du Petit Christian (deux volumes à L’Association en 1998 et 2008) sont de format modeste et ne frappent pas le regard comme le ferait une grande affiche. Ceux de Mais où est Kiki ? sont de plus grand format. Plus noirs (donc plus lumineux).

Blutch. Mais où est kiki ? © Dupuis

Dans cette vaste salle d’exposition de la médiathèque (dite “de conférence”) retrouvailles et explorations se conjuguent au présent. Avec l’épisode de Tif et Tondu encore inachevé, nous explorons, pas à pas, le devenir d’une histoire, certes neuve, inédite, mais travaillée par d’innombrables traces d’un univers, hier fameux dans les parages de l’enfance et aujourd’hui en voie de disparition (car qui lit encore ces bandes dessinées par Will et scénarisées par Tillieux ? Il est clair que Blutch est plus sensible à cette période-là qu’à la précédente où Maurice Rosy avait pourtant créé ce personnage inoubliable : Choc. Mais il est vrai aussi que Tillieux avait inventé Kiki pour enfin délivrer Will de cet interdit de dessiner de belles jeunes femmes – ce qui est quand même autre chose qu’un homme portant heaume). Je me suis surpris à scruter de très près ces planches où l’encre est encore fraîche, non pour les analyser, non pour en admirer l’usage d’un étonnant savoir-faire, non pour faire le tri entre ce qui paraît audacieux et ce qui semble plutôt conservateur, mais simplement pour y entrer, sans préjugés, sans feuille de route, sans besoin de produire du commentaire : juste par plaisir de l’immersion, du bain d’encre, quand le corps prend le pas sur la pensée (ou disons : quand le corps pense de et par lui-même, car la non-pensée n’est pas la négation de la pensée). Bref, la magie opère, on est enchanté, et c’est l’esprit plus libre que jamais que nous rejoignons le troisième lieu prévu de notre visite, le Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg.

3.

Blutch. La Beauté © Futuropolis

Il est entre midi et treize heures, c’est le moment d’aller se restaurer. Sur la terrasse du MAMCS, l’eau pétillante coule à flots et les canapés disparaissent les uns après les autres dans les gosiers d’amateurs d’art et de bande dessinée. Comme le soleil tape agréablement, on ne sent plus le temps passer. Mais le désir d’explorer les collections du musée se fait pressant. Montant vers la terrasse, j’avais aperçu, au premier étage, plusieurs sculptures de Toni Grand dans une salle. Et aussi quelques peintures contemporaines (comme un diptyque de Bernard Piffaretti). On y présente quelques chefs d’œuvre, mais aussi bien entendu des pièces innommables devant lesquelles on passe devant sans s’attarder. C’est ainsi : les musées sont des réserves et les œuvres ne cessant de tourner, elles disparaissent parfois, puis reviennent comme des fantômes. Je suis peut-être le seul du groupe à aimer autant ce très singulier sculpteur que l’auteur de Pour en finir avec le cinéma. Toni Grand a brièvement participé autour de mai 68 aux activités du groupe Supports-Surfaces avant de se murer dans sa solitude, produisant des choses de plus en plus subtiles, utilisant malheureusement des produits toxiques qui auront précipité sa fin. Ses sculptures sont confrontées à d’autres du grand natif de Strasbourg, Hans Arp, et c’est éblouissant. C’est donc le regard déjà rassasié et cependant encore en demande que je découvre l’exposition que Blutch a intitulée Art mineur de fonds.

Dans le livre publié chez Dargaud qui accompagne cette exposition (ainsi qu’une deuxième au musée Tomi Ungerer – dernière étape de notre parcours – et une troisième à l’Aubette, lieu mythique conçu dans les années 1920 par Paul Horn avec la complicité de Hans Arp, Sophie Tauber et Théo Van Doesbourg que la ville a récemment fait restaurer et que nous n’aurons malheureusement pas le temps de visiter), on trouve un excellent entretien avec celui qui pourtant prétend ne pas aimer parler (ce que je crois bien volontiers). J’en prélève cet extrait : “Le dessin est un art au long cours. Tu peux le pratiquer tout le temps, tout au long de ta vie. Contrairement au cinéaste par exemple – si tant est que le cinéma soit un art – qui ne tourne pas tout le temps et doit attendre, j’ai un rapport continu avec ma pratique, ce qui génère un rapport au temps qui se déroule. En soi, c’est une chance : chaque jour, en pratiquant, je capture une couleur de cette journée ; elle se retrouve immanquablement dans ce que je fais. Je ne la décris pas de manière frontale, pas plus qu’un événement de cette journée, ni même une impression. Cette pratique continue englobe, condense ma vie – je dis « ma vie » parce que je ne vois pas d’autre mot. Si on étale tout mon travail depuis le début, dans l’ordre, par terre, tous les dessins, toutes les planches, etc., tu obtiens ma vie condensée comme dans les frises chronologiques qu’on affichait à l’école. La vie qui défile.”

Photo © Loraine Adam

Plaisir de retrouver certaines pages de La Volupté, de La Beauté, de Lune l’envers ou de Péplum dans leur intégrité matérielle. Parcourant ces salles en tous sens, on se prend à se détacher de la narration, même si elle éclate de partout. On recherche la sidération, ce qui est moins aisé que devant Piero della Francesca ou Barnett Newman, mais il nous arrive de nous arrêter longuement, pas tant pour réfléchir ou prendre des notes (le carnet que j’avais ouvert à l’aller dans le métro est resté toute la journée enfermé dans mon sac), mais pour saisir, de la manière la plus intuitive possible, ce que le dessin nous fait passer et qui souvent se passe de mot, voire les repousse : joie singulière d’être plus muet que jamais sans être à sec, car nous sommes comblés de pensée non-verbale, touchés par le va-et-vient qui s’opère entre l’image et le corps.

Blutch n’est pas seul dans ces espaces hantés. Un des projets de cet accrochage dans plusieurs salles du MAMCS a été d’y placer quelques œuvres des collections du musée choisies par l’artiste en correspondance avec son travail. Ce sont des dessins principalement, ou des gravures (burin, aquatinte, lithographie, etc.). La peinture semble exclue de l’univers de Blutch qui – du moins je l’imagine – y est cependant attentif, tout en évitant de la pratiquer. Comme intimidé ? Ou réservé ? On ne l’en blâmera pas, tant il nous apparaît depuis déjà longtemps que la plus grande quantité des productions picturales d’auteurs de bande dessinée sonne faux, ne tient pas le mur – les toiles les plus laborieusement gigantesques, ayant demandé des semaines de travail acharné, s’effondrant face à la minuscule toile de Manet représentant une simple asperge. Dans le cas de Blutch, ses dessins, ses planches, au crayon noir, à l’encre, aux crayons de couleur, au pastel… tiennent parfaitement, même si elles entourent une très belle estampe d’Alechinsky, ou sont encadrées (par exemple) par une lithographie de Renoir et un dessin de Tomi Ungerer (on trouvera ailleurs Dürer, Topor ou l’inévitable Gustave Doré, etc.).

Photo © Antoine Guillot

Le pari de la confrontation, non comme combat, mais comme ouverture, ou remise à plat de la carte des constellations, est clairement gagné. Il ne s’agit jamais de comparer, de classifier, de hiérarchiser, mais de dialoguer, non seulement d’œuvre à œuvre, mais de regard à regard, de silence à silence, de bruit à bruit, sans jamais rien cloisonner, laissant libre la conduite du parcours. Dans cette constellation, quelques étoiles manquent inévitablement, comme celle qui a pour nom Bruno Schülz, car le Musée n’en possède pas. Il en va de même pour David Hockney, souvent évoqué par Blutch. La mémoire des visiteurs, du moins les plus passionnés, les fait remonter, afin d’enrichir cet échange en perpétuel inachèvement dans ces salles qu’il est difficile de quitter (même s’il le faut, car il nous reste un dernier lieu à visiter, et non le moindre).

Blutch au Musée Tomi Ungerer photo © Loraine Adam

4.

Il est 16 heures. Le désir d’en voir toujours plus – et autrement – reste puissant. Probablement parce que tout n’a pas été rassemblé dans un seul lieu, nulle lassitude ne se fait sentir. Ce serait mentir de prétendre que tout est de la même importance, mais à quoi bon établir des hiérarchies, des classements, non seulement d’un “genre” à l’autre, mais aussi au sein d’une même œuvre. La seule chose qui compte est d’entretenir ce dialogue qui n’a aucune raison de cesser quand nous devons prendre le tram, ou marcher, pour nous rendre d’un lieu à l’autre. Aussi le paysage traversé est effectivement autre – c’est-à-dire truffé de ces différences qui font signature. Me revient un jeu de mot de Dominique Radrizzani : “Blutch est Tuniques.” Donc : singulier et multiple. Parfois (très rarement), on se surprend à ne pas reconnaître (comment dire) “sa patte” (s’il était un animal, ce serait ?), mais au fond, ce n’est pas désagréable, on serait bien plus chagriné si tout était toujours “parfait”. Dans le MAMCS, il y a une immense toile de Gustave Doré qui est sidérante, non de beauté, ou d’invention, mais de folie académique (précisément pompière, si on se projette dans son époque). Blutch n’étale pas sa virtuosité. Il est évident que certains de ses travaux sont à couper le souffle, mais leur taille reste en général modeste. Et puis ils sont souvent dérangeants, ou disons non-confortables, inadéquats pour décorer un intérieur bourgeois. Rien d’académique chez lui. Comme chez Tomi Ungerer d’ailleurs. Ils ont en commun de s’essayer, en permanence, au dépassement de ces limites qui leur suffiraient pourtant pour s’imposer en leur domaine. D’envisager leur art comme devant être sujet à métamorphoses (Ungerer étant insurpassable en ce sens, tout lui semblant accessible, du plus naïf en apparence au plus subversif, du plus économe au plus fouillé, de l’esquisse aboutie, quasi minimaliste, au tableau saturé de signes, et non moins abouti). Chez Blutch, l’éternel retour de l’idée du tableau vivant (comme chez Pierre Klossowski, mais son frère Balthus n’est pas loin) ne nous laisse jamais en repos. Dans ce Musée Tomi Ungerer, l’exposition intitulée Un autre paysage nous touche peut-être encore davantage que les précédentes. Au cœur cette fois, donc au corps, donc au sexe, donc à ce qui fait la vie, à ce qui crée du lien. On y retrouve des affiches pour le cinéma, ou le jazz, des illustrations, quelques pièces de la collection de l’auteur (Steinberg, Bushmiller, Catherine Meurisse…) et, dans le sous-sol (ou enfer), d’étonnantes résonances graphiques des dessins érotiques (voir pornographiques) d’Ungerer (Totempole). Mais, contrairement à son aîné, Blutch ne représente pas que des corps féminins.

Un mot pour finir sur le très beau livre catalogue intitulé, lui aussi, Un autre paysage, édité par Thomas Ragon chez Dargaud. Il est structuré en sept parties. 1. Figure, suites de portraits plus ou moins intimes. 2. Paysage, aussi composé de portraits, de femmes souvent nues ou en voie de le devenir, parfois en compagnie d’hommes (là, l’idée de tableau vivant est au plus haut). 3. Variation, reprises de thèmes, de figures, de scènes, avec des références souvent limpides (et un sens proprement musical du trait ?). 4. Musique, du jazz avant toute chose ; cette section se clôt avec un étonnant autoportrait de l’auteur et ce merveilleux pastel sans titre qui fait la couverture du livre. 5. Cinéma, la troisième passion (avec le dessin et la musique) de l’auteur qui l’a notamment conduit à cette tardive, mais formidable, complicité avec Alain Resnais dont il aura composé les affiches des trois derniers films ainsi qu’un magnifique portrait de lui pour les Cahiers du Cinéma. 6. Illustration, essentiellement pour des livres : contes, romans historiques. 7. Panorama, plus énigmatique, proposant autant de projections de l’inconscient susceptibles de mettre au travail un afficionado de la psychanalyse (dont je suis, mais je me garderais bien cette fois encore de me lancer dans de longs commentaires à leur sujet). Cette section montre certains des plus beaux dessins de Blutch, prélevés dans La Beauté ou en couverture de Mitchum et Lune l’envers.

Avant de nous quitter, un autre fragment de cet échange entre Blutch et Emmanuel Abela : « – Tu disais il y a très longtemps cette phrase que je trouvais très juste : « La libido est partout. » – Oh, mais c’est vrai ! Jusqu’à présent, je n’ai pas réussi à détacher mon travail – et là on rejoint aussi l’enfance – de cet enthousiasme animal. C’est difficile à expliquer, mais aujourd’hui, pour bien dessiner, « être dedans » comme on dit – ça ne va pas tarder à changer, le vent tourne – il faut que je sois en forme. C’est tout bête et ça peut sembler trivial mais j’ai besoin de croire en la vie, me figurer que c’est possible, que tout est faisable, que j’ai du temps devant moi et que rien n’est joué. C’est parfaitement cela, et ça se borne à cela. Même si ça ne présume en rien de leur qualité, mes dessins sont l’expression de quelqu’un qui est en vie. Il n’y a pas de limites ; tout élan se trouve en toi, et tant que tu es en vie, rien ne te freine.