Constellation de fin d’été (3) : roman & poésie

© A1lix Rosset

Je reprends : lu quatre romans dits “de la rentrée littéraire” cet été – comme égarés au milieu d’autres livres échappant au genre. Pas un de plus. Les deux premiers, sur lesquels j’aimerais rapidement revenir, juste pour apporter quelques remarques marginales aux “grands entretiens” avec leurs auteurs déjà publiés sur Diacritik –, ont été Les Filles de Monroe d’Antoine Volodine et La fille qu’on appelle de Tanguy Viel. Sur le moment, je ne m’étais pas rendu compte que leurs titres avaient un mot en commun. Ce n’est que ce matin, après avoir refermé l’inédit d’Hélène Bessette qui vient de sortir, Élégie pour une jeune fille en noir, que je me suis rendu compte que le mot “fille” se retrouvait pour la troisième fois dans le titre d’une de mes lectures d’été. Ayant décidé de construire cette troisième et dernière constellation de fin de saison à partir de cinq ouvrages (sept en réalité, comme on s’en rendra compte en fin de parcours), j’ai ajouté aux trois déjà nommés, Vie du poème de Pierre Vinclair et La vie érotique de l’art d’Eileen R. Tabios. Cette fois, en commun, le mot “vie” – ce qui n’est pas rien. Et à Hélène, répond Eileen. Stimulé par ces coïncidences, je me suis plongé dans une sorte de rêverie où me sont revenues d’anciennes lectures : Les filles du feu de Nerval ou La poésie la vie de Marc Cholodenko. Jeune fille en noir /filles du feu ; l’art qu’on appelle / la vie érotique de Monroe ; tout s’entremêle dans ma tête et c’est assez joyeux. Dehors, il pleut à verse, comme “dans la vaste cité psychiatrique isolée de tout” où se déroule Les filles de Monroe. Il est temps d’y aller (et aussitôt j’entends la voix du réalisateur d’Annette s’adressant aux Sparks et à l’équipe de son film : So may we start ?)

 

1.

Dans son “grand entretien” avec Yann Étienne, publié ici-même il y a un peu plus d’un mois, Antoine Volodine dit “faire en sorte que soient observées [dans la suite de 49 livres qui compose le “corpus post-exotique”] des « contraintes discrètes » indécelables à la lecture et purement ludiques, purement futiles, sans aucune pertinence (comme dans Terminus radieux qui compte 777 777 caractères).” Importance de certains nombres, de leur carré et de leur cube. Il ne me semble pas avoir remarqué quand je découvrais les tous premiers livres de Volodine ce jeu avec les nombres – qui est pourtant au centre de mon travail de compositeur (et se retrouve dans ces chroniques comme dans tous mes écrits) pour les mêmes raisons. Passons sur les quatre publiés en 1985-88 dans la collection “Présence du futur”, où ces contraintes semblaient très enfouies. Mais dans les quatre suivants – alors que l’auteur était passé chez Minuit –, on remarquait déjà un goût prononcé pour les nombres impairs, ce qu’ont confirmé les trois volumes publiés en 1997-98 chez Gallimard : Nuit blanche en Balkhyrie, en 49 chapitres (72) ; Vue sur l’ossuaire, en 2 fois 7 chapitres, précédés par un prologue ; Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, qui s’achève par une liste de 343 (73) “livres du même auteur dans la même collection”, signés de divers hétéronymes, le 343e et dernier, Retour au goudron, étant attribué à Lutz Bassmann. Si l’on en vient aux neuf derniers, publiés à partir de 1999 dans la collection “Fiction & Cie” au Seuil, on constate que Des anges mineurs est en 49 chapitres ; Dondog, en 17 (nombre premier) ; Bardo or not Bardo, en 7 parties, comme Nos animaux préférés ; que Songes de Mevlido renoue avec la construction en 49 chapitres, tout comme Macau ; Écrivains est en 7 parties ; Terminus radieux : 49 chapitres à nouveau, tandis que Frères sorcières est en trois parties – la  deuxième, en 49 séquences présentant au total 343 vociférations ; on ne s’étonnera guère que Les filles de Monroe, 45e opus du corpus post-exotique (sur 49 prévus), soit composé en 7 parties et 49 chapitres, la septième et dernière partie déclinant “les 343 fractions du Parti au temps de sa gloire”.

© éditions du Seuil

On pourrait relever des choses semblables dans les ouvrages des autres voix du post-exotisme : nombres premiers, multiples de 7, retour du chiffre 11. Les Haïkus de prison de Lutz Bassmann sont au total 503 (soit un nombre premier) répartis en 3 ensembles ; Kree de Manuela Draeger est en 7 parties (les chapitres intérieurs ne sont pas comptés, mais on ne serait pas surpris de trouver tel multiple de 7, probablement 35). On peut aussi se demander si le fait que l’auteur de ces ouvrages est né en l’an 49 du vingtième siècle a compté dans cette décision de privilégier le nombre 7, son carré et son cube (mais on notera que, dans un premier temps, il nous avait été affirmé que son année de naissance était 1950). Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’être pleinement en accord avec lui quand il affirme que ces contraintes “purement futiles, sans aucune pertinence” n’ont d’autre raison que le plaisir de jouer avec les nombres, un peu comme certains musiciens le font – la musique étant un art où l’on ne cesse de compter ; même quand on est en recherche de la plus grande liberté, même quand on manifeste un refus de la mesure, ou qu’on fait éclater les modes de notations traditionnels en composant des partitions graphiques ou verbales, on ne peut y couper – autant s’en servir comme stimuli, jouer avec les 7 (ou mieux encore les 12) sons, et les 11 intervalles (si on travaille avec la gamme chromatique) ; on retrouve aussi le nombre d’or un peu partout, mais à chaque fois avec un résultat différent. On peut aussi penser à l’Oulipo, mais il me semble que le projet de Volodine n’est pas oulipien, même s’il est compatible : il serait plutôt en affinité avec certaines formes d’art vivant, comme la performance ou l’installation. Et ce qui convient de souligner en premier lieu, c’est que ce corpus forme l’œuvre d’une vie, où l’expérience de la multiplicité est en lien avec l’affirmation d’une singularité ; où la volonté de fixer un univers, secrètement contraint, incessamment repris, relu, est liée à l’invention d’un art de la variation particulièrement mobile ; où “l’ordre immuable est remis en cause par une menace” comme il est écrit sur la 4e de couverture des Filles de Monroe.

Ce livre, il faut le lire une première fois, puis le relire, immédiatement ou longtemps après, selon la nécessité que l’on éprouve. Chacun des 49 opus post-exotiques se doit d’être une porte d’entrée. Il arrive que des lecteurs encore novices, attiré par cet impressionnant corpus, me demandent par lequel commencer et je ne sais jamais que répondre, sinon : fiez-vous à votre intuition, laissez-vous guider par le hasard, ça marchera forcément – ou non. Certains, donc je fus au tout début, mais plus maintenant, penseront que ce 45e ouvrage est d’essence plus légère que les précédents, qu’il propose des variations mineures (on trouve ce mot – tout sauf dévalorisant – dans le titre d’un de ses livres les plus réussis, Des anges mineurs) sur des fables déjà connues (des “contenus repérés”, mémorisés) ; et pourtant, ce qui frappe, comme toujours, c’est cette sensation de renouvellement, certes dans une continuité relative (le monde post-exotique ne cesse de s’étendre tout en incitant à diverses formes de resserrement), mais marquant quelques différences sensibles avec les opus précédents. Ou alors, est-ce une illusion, née de notre désir de plonger dans de nouvelles pages déclinant ce monde à la fois attirant et terrifiant, où la pénombre règne, où la pluie ne cesse de tomber, où “il n’est pas facile de distinguer un mort d’un vivant”, sinon en portant attention à leur manière de s’exprimer (idée comique, un peu déstabilisante, de faire parler les morts avec un langage de charretier). La force de ce livre – dans le droit fil des précédents – est de faire passer avec fluidité ce qui pourrait sembler a priori irracontable. Comment (par exemple) rendre l’état de schizophrénie par l’écriture : en traitant du mouvement, donc de l’immobilité, du temps suspendu C’est un art des frontières qui requiert d’ouvrir des passages, tout en provoquant des arrêts brusques ; qui creuse des avancées, sans pour autant proposer d’issue. Et pourtant… Quelle cohérence – celle du terrain vague après la catastrophe, univers à la fois réglé de manière assez stricte et en permanente métamorphose, où l’on trouve quelques prisons imaginaires : Carceri d’invenzione. Vieille histoire, antique antienne que Volodine remet en jeu comme personne, ce qui en fait un des romanciers les plus attendus de notre temps, du moins en langue française – le plus productif et le plus constant par la qualité de ses écrits (à ne pas hiérarchiser ; il faut lire avec attention les petits livres publiés à L’École des loisirs dont on aurait bien tort de minimiser l’importance).

Un dernier mot pour relever que le personnage du schizophrène se nomme Breton, tout comme l’auteur de Nadja. Surréaliste, Volodine ? Il me semble qu’il ne refuserait pas que l’on tisse quelques liens entre ses écrits et le surréalisme, notamment via son rapport à l’image : cette manière de fixer les apparitions. Mais, en même temps, il propose un autre mode de contemplation, bien plus riche, ancré dans ce que Blanchot a nommé l’effroyablement (ou le terriblement) ancien. Ce qui me fait revenir ces mots (toujours de Blanchot) : “Les morts ressuscitaient mourants” – proposition implacable à laquelle Volodine apporte un supplément non négligeable d’humour, comme en témoignent les déjà fameux derniers mots du 343e des fascicules qui composeront le 49e opus, Retour au goudron : “Je me tais”.

Il nous faut maintenant clore le commentaire, car ces notes n’ont d’autre intention que d’inciter à prendre, ou à reprendre, le chemin de la lecture : “Rebecca Rauch” […] “Tu es debout sur une couche de neige très mince. Je crois, et même j’en suis sûr, que c’était la dernière neige.” Il n’est pas difficile de ne pas se forcer : “ Je te dis que j’aimerais éperdument m’évanouir en toi, je cherche mes mots, follement, insensément, il nous semble à tous deux que nous avons l’éternité devant nous. Aucun pressentiment ne nous assombrit, nous n’imaginons pas que, le lendemain, tu seras tuée au cours d’une brève explosion de violence armée entre fractions du Parti – une des dernières.” Cet, été, j’avais glissé dans ma valise Dondog, un des rares romans d’Antoine Volodine que je n’avais pas encore lu. Cela aura pris une petite semaine pour en venir à bout, toujours tard le soir, avant endormissement. Comme je ne tombais pas de sommeil alors que j’atteignais la dernière page, j’ai repris le livre au début, comme si c’était la seule chose à faire. Aujourd’hui, comme j’étais en quête de quelques passages à citer, Les filles de Monroe ne m’a pas quitté. Je continue ma lecture : “À quelques pas de là, les deux filles de Monroe avaient repris leur dialogue à haute et intelligible voix. Les sons qui sortaient de leur bouche étaient rocailleux et entrecoupés de silences au cours desquels seul subsistait un bruit de fond cuisant. Je ne peux décrire exactement ce qui se passait dans leur langage. Les mots s’allongeaient ou craquaient. Je ne peux décrire exactement ce qui se passait dans leur langage. Les mots craquaient, je ne sais comment mieux dire. Des syllabes, au milieu d’un murmure, devenaient stridentes. Les silences formaient des chaînes bizarres, et, au fond, je crois que ces silences avaient du sens.”

2.

La fille qu’on appelle, c’est tout autre chose. Dix plus onze chapitres, soit au total vingt-et-un (trois fois sept) ; mais, après avoir rapidement retraversé les huit romans de Tanguy Viel parus en vingt-trois ans chez Minuit, rien à noter de frappant, côté “souci du nombre” (ce qui ne veut pas dire que rien ne joue, souterrainement). Après une pause réflexive dans le travail d’écriture romanesque – Icebergs, “série de promenades dans les allées d’une pensée qui tourne et vire, une pensée à vraie dire obsédée par les formes qu’elle peut prendre” qui s’achevait par une Défense du négatif où il était entre autres question de Maurice Blanchot, écrivain à qui “beaucoup aujourd’hui ont tourné le dos”, “saturés qu’ils se sont sentis de morbidité et d’impasse”, “demandant à la littérature une positivité nouvelle, une vigueur qui pourrait bien se héroïser trop vite en de nouvelles croisades sociétales, à force de reprendre confiance et d’exiger d’elle qu’elle se mêle à la grande conversation du monde” ; après une pause qui, en réalité, était relance d’un chantier sans fin – une mise en mouvement dont il nous faut encore citer ce passage : “Mais cette littérature qui promène à nouveau son miroir le long des chemins, pour légitime et puissante et neuve qu’elle soit quelquefois, ne doit pas nous faire oublier le drame souterrain de ceux pour qui écrire nécessite de maintenir à chaque ligne conquise sur le silence et le chaos le fantôme de la crainte et de l’empêchement, de la faute et de la panique, de la paresse et de la nuit, en continuant à laisser infuser, dans la syncope d’une phrase, dans la fragilité d’un narrateur, dans la douceur inquiète d’un style, dans l’inachèvement d’une forme, cette grande fraternité du chuchotement, où nous ne nous console au fond que de croiser d’autres errances” –, près de deux ans après, nous arrive un nouveau roman de Tanguy Viel, lu sans attendre. Son titre, La fille qu’on appelle, est très beau, surprenant dans un premier temps, avant qu’on ne se rende compte qu’il s’agit de la traduction littérale de l’anglais call-girl.

“Les vrais livres ont quelque chose de marin, ils sont conçus pour tenir la mer, la contredire même jusqu’à un certain point, à force de fendre les flots, traverser la vague et puis, si possible, avec souplesse retomber dans son creux, armés qu’ils sont de varangues invisibles qui tiennent la coque et l’empêchent de plier (incipit d’Icebergs).” Cela fera bientôt deux mois que j’ai achevé la lecture de La fille qu’on appelle et je constate qu’elle s’est plutôt bien gravée dans ma mémoire. Je l’ouvre à nouveau, au hasard comme toujours, et tombe sur ces lignes : “Et puis… la mer me manquait. / Ah la mer, il a repris, ici c’est vrai, elle ne manque pas”. Le lieu où se déroule l’histoire n’est pas nommé, les quelques indications qui nous sont apportées – de distance avec la capitale notamment – ne nous permettant pas de lui accorder un nom précis. Mais, sans conteste, on est à l’Ouest – en Bretagne, évidemment, avec la mer, associée à toutes les caractéristiques urbanistiques, sociales, d’une ville balnéaire, ou portuaire, de moyenne importance. On est en terrain connu : scènes de la vie de province, épisode suivant. Et pourtant quelque chose a changé : le “héros aliéné” est cette fois une héroïne ; une fille : la fille d’un boxeur devenu chauffeur du maire de la ville – mais raconter ici l’histoire n’offrirait que peu d’intérêt, d’autant plus que Tanguy Viel est assez fort pour resserrer les intrigues : pour nous entraîner à découvrir, au rythme d’une respiration parfois haletante, la suite des événements que nous ne sommes pas censés connaître par avance.

Tanguy Viel © Patrice Normand / éditions de Minuit

Et cela, de manière quasi-cinématographique, n’était cette exigence stylistique proprement littéraire qui fait de ce roman un ouvrage parfaitement ciselé, solidement construit, visant au chef d’œuvre, au sens artisanal. Mais aussi, d’une certaine manière, traversé par “l’inquiétude romanesque”, ce qui est plutôt remarquable en ces temps de nouvelles croisades conduisant à l’émergence d’un “roman social” qui renouerait avec l’exigence de “se mêler à la grande conversation du monde”. Je dois une fois encore citer Jean-Claude Montel, cet écrivain trop oublié né à Rezé-les Nantes en 1940, grand admirateur de la contraction opérée en 1947-48 par Maurice Blanchot pour Thomas l’obscur. Dans La littérature pour mémoire, écrit entre 1972 et 1998, il s’interroge sur “ce temps disparu, cette disparition, cassure ou brisure du lien social” qui “touche en priorité l’individu dans cela qui le narre, son langage et sa langue. Cela explique sans doute que l’idéologie traditionnelle du romanesque soit toujours dominante, qu’elle soit recherchée par le lecteur (cet individu et ce sujet sacrifiés) et lui apparaisse comme naturelle, alors même qu’elle ne l’est plus.” Que pense Tanguy Viel de ces lignes écrites il y a plus de quarante ans ? Il serait intéressant de le lui demander. En attendant, on peut lire ses réponses aux questions de Johan Faerber, publiées ici-même : “Je voulais au départ faire un roman de boxe, une sorte de Raging Bull littéraire […] Je sentais depuis un moment le besoin d’un livre physique, incarné, nerveux où l’écriture elle-même pouvait ressembler à un combat mais la boxe seule n’y répondait pas. […] La boxe manquait de corps si je puis dire. Et puis il y a eu la lecture dans les journaux de tous ces témoignages éloquents de jeunes femmes aux prises avec le masculin. Comme moi aussi j’ai toujours été aux prises avec le masculin, je me disais qu’il y avait quelque chose à faire avec ça, alors ça s’est déplacé autour de cette jeune femme humiliée par un homme de pouvoir, un homme de « l’Ancien régime » en effet mais qui n’a, hélas, d’ancien que le nom. De fait, c’était une autre forme de combat, en partie comparable à celui du boxeur, le même problème de corps meurtri, d’incarnation ratée, et surtout, de confrontation au pouvoir, à la manipulation.” Comme chez Montel, le “romanesque” est contaminé par le variant Kafka, “lui, dont on dit qu’il fut un visionnaire de la société moderne, il avait parfaitement compris que s’il y a bien quelque chose qui persiste, c’est le château, avec sa zone d’opacité, ses ruses, son assise faussement mystérieuse pour faire oublier qu’elle n’est qu’une confiscation. Et bien sûr le combat est inégal.”

Je reprends ma lecture. Gérald Darmanin est en passe de bénéficier d’un non-lieu dans son affaire de “relations sexuelles sous contrainte en échange d’un logement”. Impossible de ne pas y penser, même si ce n’est peut-être qu’une coïncidence de plus (ou plutôt un épisode peu reluisant – une médiocre variation, une pâle resucée – d’une longue suite d’histoires plus ou moins semblables de prédation masculine). Il nous faut cependant se méfier ce qui procède du lieu commun partagé : prendre distance avec ce qui pourrait trop vite se dissoudre dans la marmite chaud bouillante de l’actualité, pour tenter de saisir ce qui est en recherche. Le meilleur moyen est encore de laisser un peu de temps passer, avant de reprendre autrement ce qui aura pu, dans un tout premier temps, nous apparaître comme un roman bien ficelé avec lequel on passe un bon moment : le haut du panier des lectures d’été ; de ceux dont on apprécie l’écriture – certains passages sonnant à la perfection. Les grands livres ne sont pas ceux que l’on applaudit au moment de les refermer, mais ceux qui continuent de nous hanter longtemps après, alors qu’on s’imaginait les avoir oubliés. Deux mois seulement ont passé et ce sentiment commence à affleurer. La fille qu’on appelle est sélectionné pour le Goncourt, ce qui ne veut rien dire, sinon qu’il a été perçu par certains comme étant un bon cheval pour la compétition. De temps à autre, quelque livre haut primé échappe au triste sort de la bibliothèque éphémère, alors pourquoi pas celui-ci ? On lui souhaite bonne chance. Mais ce travail solidement artisanal, malin, ancré dans l’air du temps, d’un styliste qui n’est peut-être pas celui qu’on croit, il est conseillé de lire ou relire Iceberg avant ou après pour mieux le saisir. On y reviendra probablement – la remontée des souvenirs y incitant, en ces temps de lent effacement du littoral par la montée des eaux.

3.

Du roman à la poésie, les frontières s’avèrent parfois poreuses. Inscrire “roman” sur la couverture d’un livre est parfois davantage une exigence d’éditeur que d’auteur. Au sujet des livres d’Hélène Bessette, Marguerite Duras, qui les aura remarquablement défendus, parlait de “littérature vivante” : “La littérature vivante, pour moi, pour le moment, c’est Hélène Bessette, personne d’autre en France.” Yoann Thommerel, qui a établi le texte de cet important inédit, Élégie pour une jeune fille en noir, publié aux éditions Nous, ouvre sa présentation du livre par ces mots : “Hélène Bessette est une romancière d’une modernité formelle qu’on ne soulignera jamais assez.” Mais, après avoir rappelé qu’elle avait fondé le “Gang du Roman Poétique” dans les années 1960, il introduit clairement cette Élégie en tant que “long poème”, renouant “avec la tradition du chant de mort”, la dégageant “de la question du roman cette ultime fois” – “Hélène Bessette y [ayant travaillé] les dernières années de sa vie.”

Les archives de cette autrice – selon les époques mise en avant (publiée entre 1953 et 1973 chez Gallimard grâce au soutien de Raymond Queneau qui disait de ses écrits : “Enfin du nouveau”) ou profondément oubliée (sauf de quelques veilleurs comme Claude Royet-Journoud) – qu’on nous annonce abondantes sont conservées aujourd’hui à l’IMEC. Alors que “Le nouvel Attila s’est engagé dans la publication de l’œuvre intégrale d’Hélène Bessette au sein de son label Othello, dans le droit fil du très beau travail d’édition de Laure Limongi (associée à Léo Scheer) – je n’oublierai jamais que je lui dois la découverte en 2006 d’un premier inédit, Le bonheur de la nuit, doté d’une très belle postface de Bernard Noël, Le plus que présent, qui relevait qu’“Hélène Bessette a fait voler le romanesque en éclats puis inventé un très nouveau phrasé pour perpétuer le fracas ; non sans y mêler beaucoup d’ironie et d’humour” – , Élégie pour une jeune fille en noir apporte la première pierre d’un chantier que l’on espère le plus ouvert possible. Un livre dont il aura fallu établir le fichier texte à partir d’un manuscrit “en grande partie tapuscrit” : travail en cours, inachevé comme à peu près tout ce qui compte, que la mort aura fixé dans un état aussi provisoirement définitif que définitivement provisoire.

Élégie pour une jeune fille en noir est un long poème adressé. À celle, nous dit-on, avec qui Hélène Bessette “a vécu une intensité amoureuse dans sa jeunesse, passion homosexuelle impossible, contrariée et définitivement interrompue par la mort – celle que la jeune fille de dix-huit ans se donne en se jetant dans la Seine (Yoann Thommerel)” : “Tu avais bien dix-huit ans / Avec ce grand deuil en place de blanc / N’est-ce pas ?” Bernard Noël avait insisté dans sa postface sur “cette écriture [qui] n’a de souci que d’être rapide […] Elle ne s’arrête pas, ne développe pas, n’habille pas, mais décharne, tranche, découpe.” Passant du côté de la poésie, on parlera plutôt de changements de dynamique et de tempo, de points d’orgues et de reprises, de répétitions et de variations :

Chant mélancolique : qui traite du vieillissement – de l’ébahissement “de se voir si vieille en ce miroir” – et de la mort ; pénétrant, chaleureux, stupéfiant, parfois glaçant ou d’une tristesse insondable ; et aussi par moments, sinon maladroit, disons curieusement relâché, sentimental, affecté, mais jamais pour longtemps. Attention ! c’est un livre qui peut se lire vite et on peut passer à côté si on survole cette Élégie avec trop d’inattention ; il faut, non pas s’accrocher, mais suivre le courant de l’écriture, se laisser dériver en aussi douce que rude compagnie : “Un jour ma voix se taira / Ton regard sur la neige des ossements blanchis / en vain me cherchera.”

Se mettre à l’écoute : de cette voix ; de cette polyphonie ; de ce chant ; de ce silence qui n’en finit pas de résonner ; de cette absence qui n’en finit pas de se manifester. “Maintenant tout est noyé de silence […] / J’ai froid […] / Comment sonnait ta parole ? […] Je me désole / et cherche la raison / où ta voix dans l’air qui s’envole / me reviendra et me réveillera / au Temps sans heure / ainsi ne m’appelle pas / car je n’entendrai pas”.

4.

Vie du poème nous offre une troisième occasion, en à peine seize mois, de nous pencher sur le travail de Pierre Vinclair qui, bien que n’ayant pas encore atteint la quarantaine (c’est la première information qu’on nous fait passer à son sujet – ce sera fini l’an prochain), a publié pas loin d’une vingtaine de volumes (et on annonce déjà le suivant, dans la collection “Poésie / Flammarion”, pour le début de l’hiver 2022, à moins qu’un autre ne surgisse avant par surprise), sans oublier ses écrits en ligne, notamment dans la revue Catastrophes. Dédié à Clémence, sa femme, et à leurs deux filles, Noah et Amaël, Vie du poème n’est pas un ouvrage de plus dans une bibliographie déjà opulente : c’est une pierre essentielle de l’édifice – un ami me souffle à l’oreille qu’il l’a lu “avec un certain enthousiasme” que je ne suis pas loin de partager.

Malheureusement, il est encore plus difficile de parler de ce qui vous a fait voyager que de ce qui vous a laissé au bord de la route. Ce n’est pas le tout de comprendre (ou non) et d’aimer, encore faudrait-il ne pas abîmer cette pierre fraternellement taillée par quelques vains graffitis critiques. Aussi ferons-nous, très rapidement, comme on nous le suggère, “une visite d’atelier”, prenant çà et là quelques notes ; et pour commencer, une citation : “Le poème naît ici sur le carnet. […] Alors qu’on était n’importe où (sur un trottoir de Genève, dans une salle de classe à Shanghai, au milieu d’une plage de Loire-Atlantique, dans une galerie marchande de Tokyo, au sommet du Reculet, sur un bateau remontant le Congo), des flèches de vers soudain volaient à toute vitesse, décochées depuis la jungle du réel pour exiger qu’on les décharge à la surface du carnet : et c’est ainsi que le poème est né.” Nulle angoisse de la page blanche chez l’homme de l’atelier, qui ajoute que “si la création est aussi possible à son bureau, c’est parce que celui-ci est un environnement quelconque”, conseillant d’en sortir pour se dégourdir les jambes carnet en poche. L’atelier n’étant pas un lieu fermé à double tour, on est en droit de le pénétrer sans avoir ni code, ni permission. Même si n’étant pas nous-même poète, nous nous y sentons souvent “chez nous”, appréciant la présence sensible de compositeurs de poésie aimés, admirés, voire amis (Jack Spicer – “Le poète est une radio” –, Lorine Niedecker, Jacques Roubaud, T.S. Eliot, Mallarmé, Anna Akhmatova, Yves di Manno, Paul Celan, John Ashbery – pour ne relever que les noms de ceux qui sont cités en épigraphes des divers chapitres, auxquels on peut ajouter, pour en rester aux seuls Américains, Pound, Williams, Oppen et Zukofsky, etc., relevant au passage la notable absence de Reznikoff).

Vie du poème est un livre construit en trois parties, subdivisées chacune en trois chapitres : I. Enfance (Naissance ; Dressage ; Un projet) ; II. Adolescence (Contre un modèle ; Crise ; Don du poème) ; III. Maturité (Corps à corps ; Fécondation ; Fin). À découvrir ce sommaire, on pense immédiatement avoir en main un essai autobiographique, ce qui est en partie exact, sinon que la vie dont il est question est d’abord celle du poème, en tant qu’être vivant, en recherche de voie – de voix – dans le monde, comme peut l’être un enfant : “le bureau n’est qu’une table à langer, on ne s’y installe qui si un bébé déjà-là nous mobilise pour quelque soin.” Pierre Vinclair est un exégète précis de son travail qu’il revisite avec suffisamment de distance, tout en gardant les mains dans le cambouis. On apprendra certaines choses relatives à sa vie intime, notamment des noms de lieux, ou des dates associées à des déménagements (notre poète n’est pas vraiment sédentaire) ; mais, s’il y a récit, un récit particulièrement vivant, c’est celui de la vie du poème, comme annoncé sans détour : “Le poème respire. Il bouge. Tout en se nourrissant de la vie de son auteur, il a son existence propre. C’est un petit être sauvage” : souvent en crise, mais qui, pour paraphraser Edgar Varese, refuse de mourir. On pourrait faire un rapide montage de propositions simples et percutantes comme : “le rêve du poème, c’est d’être traduit” ; ou (de mémoire) : “tout poème est (ou devrait être) adressé”. On relèvera une longue réfutation du “troisième monde” selon Karl Popper, le premier étant “la réalité matérielle”, le deuxième, “celle que nous percevons avec nos sens”, et le troisième, fait “d’idées, de théorèmes et de lois”, le plus important étant que “pour Popper, autant le monde 2 est subjectif, autant le monde 3 est aussi objectif que le monde 1.” Pierre Vinclair énonce que selon lui “écrire et lire, croire en la poésie, implique de considérer que rien ne va de soi ; il n’y a pas, ou il n’y pas encore de troisième monde où flotteraient des vérités incontestables : tout reste en jeu, à faire, à dire – et la première parole de vérité n’a pas eu lieu.” Bien entendu, tout le monde ne sera pas d’accord, mais ça fait partie de ce qui rend cet essai – ce récit – passionnant, non routinier, et – curiosité extrême – particulièrement sincère en ces temps où la roublardise règne. “Tant qu’il y aura des mammifères pour ne pas croire à l’existence du troisième monde ; tant que ces mêmes mammifères ne se satisferont pas de son inexistence et œuvreront à la faire advenir dans le langage, en disposant des pages comme qu’il reste à allumer, le poème pourra commencer, recommencer – et sa mort n’est pas pour demain.”

5.

Un petit livre pour finir ; trois en réalité, mais tout d’abord celui qui m’aura causé la plus belle surprise de cette fin d’été : La Vie érotique de l’art – Une séance avec William Carlos Williams – d’Eileen R. Tabios, traduit par Samuel Rochery, publié par “série discrète” – un éditeur, qui comme le nom de sa maison (emprunté à Oppen) l’indique, ne prend pas toute la place sur les étals des librairies. De cette autrice dont je dois avouer n’avoir jamais entendu parler avant que ce livre ne me soit adressé, on apprend que, née aux Philippines en 1960, elle vit en Californie ; son œuvre a été traduite en une dizaine de langues ; elle a inventé la “forme poétique du « hay(na)ku »” et composé, entre autres choses, “des biographies expérimentales, des romans et des essais, de la poésie visuelle et de la poésie générée par ordinateur” que, après avoir lu d’un seul trait ce premier poème traduit en français, nous avons hâte de découvrir.

Sidérant, plein d’humour, écrit – à l’exception d’un seul haïku – en couplets de deux vers, La Vie érotique de l’art laisse vraiment sans voix, tant nous sommes, comme arrêtés, à l’écoute de celle de l’autrice :

“une fois Degas fit la remarque que les tableaux de Toulouse Lautrec
dégageaient une odeur de Syphilis. Une fois William Carlos Williams déshabilla

la grosse masse d’un homme sale des pieds à la tête qui était tombé de six
mètres alors qu’il acheminait des pierres dans une brouette rouge. Les infirmières

poussèrent des cris quand elles arrachèrent les vêtements pleins de sang
pour découvrir une chemise de femme, en soie, avec de petits rubans

au niveau des seins, que son torse et ses jambes était rasés
qu’il portait une culotte et des bas de soie. Qu’est-ce qui

détermine la façon dont nous définissons nos secrets ? Comment recevoir
et garder les secrets sans être rongé”

Une séance – et quelle séance ! Volontiers ironique, Eileen R. Tabios décline les grandes figures masculines de l’histoire de l’art en coureurs de jupons, cannibales, porteurs de maladies vénériennes, ou, au contraire, effrayés par le risque d’en attraper en faisant l’amour : “je peux dire que Cézanne peignait des natures mortes à cause / de sa peur des femmes nues, face à qui, déclarait-il, « on doit être sur ses gardes » !” Ou encore :

“[…] je me rends compte que je ne suis pas une minimaliste

malgré mon grand désir de n’écrire que du silence pour votre
contemplation. Comment savoir quand un poème est fini

lorsque, peut-être, tout ce que je suis en train de poser par écrit
c’est simplement cette seule et unique question : la taille,

cette affaire commune à la peinture et aux pénis ?”

Je ne saurais assez remercier son éditeur Vincent Lafaille, par ailleurs poète lui-même, pour cette véritable découverte. Ce dernier publie ces jours-ci aux presses du réel, collection “Al Dante”, Il a fallu apprendre à lire dans le noir, qui s’ouvre avec ce bel incipit : “Chère M., // À la surface, depuis la surface, / je tente de t’écrire.” J’en recommande volontiers la lecture, car “une conversation commence” aussitôt, “sans fin” : “il l’écoutait parler / c’était très beau // sa langue lui était inconnue / et pourtant il était certain qu’elle avait raison”

“[…] cette langue
il ne la comprenait pas

Mais sa voix
mais son corps
Mais son souffle”

Tout dernier livre de cette longue constellation, dans la même collection “Al Dante”, Interférences d’Emmanuelle Jawad, petit volume assez énigmatique, “traversé par la photographie”, où il est, en effet, question d’appareil, d’opérateur, de dispositif, de vitesse d’obturation, de lumière…, et dont il n’est pas aisé de prélever un simple fragment… Mais essayons quand même – ce qui nous permettra de prendre congé sans apposer de point final : “Se vide l’ensemble des expériences optiques cela agit à l’intérieur même tout est hors foyer des arrangements simples s’assemblent sur des plateformes aléatoires l’emplacement marque des intérieurs provisoires sommeil amplifie d’une durée ceci pris dans l’apaisement général bleus mats très regardant fixes couvrons d’allure lente

[…] l’ouverture sous des filtres durs de grade élevé est un fluide de contraste

les zones utopiques et dans l’aménagement la plus juste application en une zone à défendre

la foule se défait de sa trajectoire initiale

les tables de valeur de filtrage n’adoucissent pas l’image”

Antoine Volodine, Les filles de Monroe, Seuil, “Fiction & Cie”, août 2021, 288 p., 19 € 50
Tanguy Viel, La fille qu’on appelle, Minuit, août 2021, 176 p., 16 €
Hélène Bessette, Élégie pour une jeune fille en noir, établie et présenté par Yoann Thommerel, éditions Nous, août 2021, 160 p., 16 €
Pierre Vinclair, Vie du poème, Labor & Fides, août 2021, 192 p., 17 €
Eileen R. Tabios, La vie érotique de l’art, série discrète, juillet 2021, 48 p., 10 €
Vincent Lafaille, Il a fallu apprendre à lire dans le noir, les presses du réel collection Al Dante, 64 p., 10 €
Emmanuelle Jawad, Interférences, les presses du réel collection Al Dante, septembre 2021, 72 p., 10 €