1.
Lanterne magique de Jérôme Prieur, sous-titré Avant le cinéma (Fario, collection “Théodore Balmoral”), est la réédition, revue et corrigée par son auteur, de Séance de lanterne magique paru en 1985 chez Gallimard dans la collection “Le chemin”. Ce livre, j’étais passé à côté au moment de sa parution, comme cela arrive – et bien plus souvent qu’on ne l’imagine – avec certains livres dont on ne se rend compte que longtemps après qu’ils nous étaient destinés. Le nom de son auteur était pourtant loin de m’être inconnu, ne serait-ce que parce qu’il était au générique du film Le Pont du Nord (dialogue : Jérôme Prieur ; mise en scène : Jacques Rivette), tourné à la fin de l’automne 1980 et sorti au début du printemps 1982. On le retrouvait aussi au sommaire des Cahiers du chemin, puis dès 1976 en signature de chroniques à la Nouvelle Revue française – accumulant “feuilles de carnets de bord, notes et réflexions consignées dans le souvenir des images, petits textes écrits dans l’admiration de ceux qui avaient compté jadis parmi [ses] prédécesseurs à la NRF, Audiberti et Claude Ollier” qui fourniront en 1980 la matière d’un premier ouvrage de près de 400 pages, Nuits blanches, essais sur le cinéma, dans cette même collection “Le chemin” : “un livre in progress, né des circonstances, c’est-à-dire de quelques films anciens que l’on pouvait revoir mais surtout de films qu’on découvrait dans les salles obscures tout au long des années soixante-dix, d’Eustache à Rivette, de Ruiz à Wenders.” Depuis ce temps, Jérôme Prieur a écrit et publié “un grand nombre d’essais et de textes en prose qui tournent pour l’essentiel autour de la question du passé et des images” et a réalisé de nombreux films documentaires (comme La véritable histoire d’Artaud le Mômo ou Corpus Christi, en collaboration avec Gérard Mordillat ; ou encore, en lien étroit avec Lanterne magique, Vivement le cinéma que l’on peut visionner en cliquant sur ce lien).
Avant d’esquisser une brève lecture de ce “récit envoûtant sur l’émergence, en plein siècle des lumières, de projections publiques et privées de lanterne magique” qui demande, non seulement d’être lu avec une grande attention (car c’est un livre exigeant, extrêmement documenté, sans le moindre temps mort), mais plusieurs fois relu, de manière à chaque fois un peu plus libre, j’aimerais citer, sans lui associer le moindre commentaire, quelques lignes d’un livre de Jean-Claude Montel, Partages et lisières, paru en 1981 chez Flammarion, dans la collection “Textes”, dirigée par Bernard Noël. On comprendra (ou non) le pourquoi de ce choix (cette réminiscence soudaine) – mais peu importe, le problème étant de se mettre à l’écoute de quelques fantômes de ces années de dispersion où les collectifs explosaient, où les rencontres, les échanges, se raréfiaient, tandis qu’une certaine mélancolie s’installait : “J’aimais le sable et le linge. J’aimais presser le sable dans mes paumes. J’aimais ce léger sifflement du linge. Ce courant de sommeil du linge. Ce linge qui se tend et se plie. Se plisse et se froisse. Ce sable qui fuit, descend sur moi. J’aimais m’enfouir dans le sable et déplier le linge autour des corps. Je n’aimais pas le corps mais le linge qui l’enveloppe et le sable qui se caille sur moi. J’aimais ce bruissement de sommeil que l’on déplie puis cette mécanique des doigts comme un chut. J’écoutais ce bruit infime, cette infiltration, cette menace dans le silence et l’obscurité d’un tracé qui naissait sous mes doigts.” Mais pourquoi, quarante ans après la publication de ces lignes, a-t-on à ce point oublié jusqu’au nom de Jean-Claude Montel, dont pourtant la dizaine d’ouvrages publiés entre 1968 et le début des années 2000 n’ont rien perdu de leur radicalité et de leur violente beauté ? Claude Ollier estimait que Partages et lisières était “un des livres les plus justes et émouvants de notre époque”. Le drap, chez Montel, est tout d’abord support pour la peinture : toile souple, non montée sur un châssis, que l’on tend en l’agrafant, de manière éphémère, sur un mur. Mais on peut aussi penser aux écrans de projection cinématographique qui ont pu, dans certains cas, être de ces draps plus ou moins usagés que l’on accroche comme on peut dans des salles de fortune.
Venons-en à Lanterne magique de Jérôme Prieur, construit en brefs chapitres ou micro-récits titrés seulement en fin de parcours, sur la Table – cette suite de titres composant une sorte de poème énigmatique : “Après coup / Quelquefois le soir / Comme vers une cave / No man’s land / L’aboyeur / Le secours de l’enfer / Fantasmagoriques / L’expédition / Destination inconnue / Dans l’œuf / L’arrivée du colporteur / Pseudonyme Robertson / etc. (il y en a 75 pour 224 pages de texte).” Relisons le 19e intitulé Faux jour : “Sommeils profonds, sommeils de plomb, somnolences, insomnies, rêves, réveils, réminiscences… Des lumières scintillent pour gratter le rideau sombre. La nuit n’est pas qu’elle-même, elle est habitée. Le civilisé foule le sol des cavernes, d’une ankylose l’homme engendre une femme ou une montagne. Entraînant dans le remous des choses et des âges, des espèces comme des sentiments, la nuit ne cesse d’irriguer la croyance : au lieu de « l’image distincte », elle se suffit de la présence possible” – ces derniers mots étant empruntés à Marcel Proust dont “on connaît la fameuse série de six plaques de lanterne magique située à la source d’À la recherche du temps perdu, qui raconte l’histoire de Geneviève de Brabant et de l’affreux Golo” : “Certes, je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas ne pas faire plus attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante de l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul, sans que j’eusse besoin de le tourner, tant le maniement m’en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo – Du côté de chez Swann.” Une des choses auxquelles le livre de Jérôme Prieur, à la suite de Marcel Proust, nous rend sensible, c’est la contiguïté entre l’espace matériel et le monde magique – de sensations, visuelles, mais pas seulement : “La nuit continue. À peine debout, la voici qui revient. / Et si la projection avait déjà commencé, sans que l’on ait entendu le bourdonnement de l’appareil ?”
Sachant que l’écrivain est aussi cinéaste – documentariste, passionné par l’image, et le mouvement qui leur donne vie –, ce qui est fascinant à la lecture de Lanterne magique, ce sont les va-et-vient incessants entre ce qui procède de l’amour du langage et ce qui procède l’usage du récit où le regard s’avère déterminant, ce qui crée une forme d’oscillation rendue palpable par un sens aiguisé du montage : on lit avec son corps, tout comme on ne cesse de s’émerveiller de ce qu’on nous conte, et c’est pourquoi il est agréable de reprendre notre lecture, afin d’entremêler les perceptions, les sensations, les informations, et ainsi, non seulement devenir un peu plus savant, mais aussi accomplir un formidable voyage dans le temps, en compagnie de quelques fantômes parfois effrayants, mais le plus souvent fraternels. Il y a donc Proust, mais aussi Étienne-Gaspard Robert, dit Robertson, Belge de nationalité puis Français après l’annexion, “personnage extravagant, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, qui fit danser les diables et les spectres” : “l’inventeur de la fantasmagorie qui fait carrière sous le Directoire et le Consulat” et qui nous a laissés des Mémoires que Jérôme Prieur lit attentivement, “revenant aux sources”, car “l’ouvrage de Robertson a la chance d’être fondateur : il propose, de l’intérieur, une réflexion sur le spectacle lumineux, sur l’illusion et la croyance, une réflexion sur le rôle du spectateur – ce hors-champ laissé dans l’ombre des histoires du cinéma, cette part d’ombre consubstantielle aux images nocturnes”, ajoutant de manière très juste que “bien avant le grand Hitchcock, Étienne-Gaspard Robertson a été le premier à comprendre que les spectacles optiques que préfigure sa fantasmagorie ne devraient pas se contenter de mettre en mouvement les images, mais qu’ils devraient mettre en scène les désirs et les peurs que suscitent les images, qu’ils devraient diriger le spectateur, le double assis à notre place dans la nuit lumineuse.”
Dans un passage intitulé La nuit artificielle, Jérôme Prieur écrit : “Pour être visible, l’image doit être à la fois transparente et soumise à l’action de la lumière, sans quoi elle n’existe pas, ou qu’à demi. Mais, redoutable conséquence, pour qu’elle apparaisse, elle doit faire disparaître qui veut la voir. Il n’y a plus l’image d’un côté et le spectateur de l’autre, mais ou celle-là ou celui-ci – et la nuit. Absorbé dans le noir, c’est le spectateur qui doit bel et bien prendre la pose du fantôme.” Histoires de revenants, sollicitées par qui fait la fête à ces nouvelles machines de plus en plus émerveillantes et efficaces, permettant de projeter le disparu, de faire réapparaitre l’être aimé : “Fréquemment aussi les jeunes gens venaient me demander l’ombre de leurs maîtresses, des femmes celles de leurs maris ; des jeunes personnes, surtout, celle de leur mère (Robertson, Mémoires)”. Et, bien entendu, la fantasmagorie ne va pas sans le son – un son monotone, propre à endormir la pensée, “d’où la prédilection du fantasmagore pour les instruments de musique à cordes, la célestine, la trompe, l’harmonica surtout qui prépare « non seulement les esprits, mais les sens même à des impressions étranges par une mélodie si douce qu’elle irrite quelquefois très énergiquement le système nerveux. »” Il faudrait presque faire un travail de copiste plutôt que de commentateur pour mettre en évidence la puissance de cet essai qui est aussi un récit, ou plutôt une suite de récits – un dialogue avec le passé, avec des traces écrites, visuelles – faisant revivre nombre de personnages plus ou moins fameux comme Athanasius Kircher, le comte de Cagliostro, et tant d’inconnus, de méconnus, artistes et savants – tous spectateurs, tous magiciens. Égrenons de nouveau quelques titres inscrits sur la Table : “Malédiction / Vue du silence / L’hallucination / Dictionnaires / Tremblement de terre / Golo, golem / Querelle de paternité / Philidor ou la rumeur / Entracte / Révélations / Tableaux mouvementés / Charlatans / etc.” Et relevons un tout dernier fragment de ce livre dont chaque paragraphe mériterait d’être médité longuement, afin de mettre en appétit – de donner à goûter la saveur de la langue, si bien accordée à la vivacité de la pensée et au travail de l’historien, de l’archiviste, du documentariste, aussi expert es-fiction : “Un désastre ronge l’intérieur des images. Si on les voit transparentes, c’est au sens où les espèces, les formes, les matières peuvent à tout instant y transparaître, et parasiter la surface des choses reproduites au vu et su de tous, l’équilibre même du temps. Elles sont un tissu de surimpressions. Les images lumineuses sont en effet liquides. Mais il faut pour s’en convaincre remuer le fond après s’être laissé entraîner par le courant.”
À noter, dans la foulée de cette réédition chez Fario, la sortie le 17 septembre prochain d’un petit livre de Jérôme Prieur dans la collection “Envois” des éditions de L’Échoppe : Vallotton cinéma, titre “programmatique” s’il en est, qui s’ouvre par ce sidérant incipit : “Pourquoi la peinture de Vallotton me rend-elle fou, comme si une réaction chimique se produisait entre le tableau et moi.” Une fois encore, plutôt que d’en produire une sorte d’exégèse-minute, il me semble plus pertinent de recopier un bref fragment de ce texte de moins de 20 pages qui peut et doit même se lire d’une traite, en ayant si possible à portée un ouvrage montrant de nombreuses reproductions de l’œuvre du peintre (grand plaisir à faire des allers-retours de ce petit livre rouge au volumineux catalogue de l’exposition Le feu sous la glace au Grand Palais en 2013) : “Ironie du sort, Félix Vallotton était né le 28 décembre de l’année 1865, trente ans jour pour jour avant la première projection publique du cinématographe. Il y avait longtemps que la peinture s’était mise à appeler le cinéma ; à y préparer le regard. Avant même d’avoir été inventé, le cinéma semblait en attente.”
2.
La terre tourne et la flamme vacille, publié aux éditions de L’Atelier contemporain, présente pour la première fois l’ensemble des Peintures & dessins de Louis-René des Forêts, réalisés pour l’essentiel entre 1969 et 1974, au moment où l’auteur des Mendiants, du Bavard ou de La Chambre des enfants avait cessé d’écrire, auxquels il faut ajouter un assez grand nombre de dessins de jeunesse du temps où il était pensionnaire à l’École Saint-Charles de Saint-Brieuc. Cette édition, établie par Guillaume des Forêts et Dominique Rabaté, forme un important complément – comme un second volume – au rassemblement des Œuvres complètes de des Forêts par Gallimard “Quarto” en 2015 (qui n’en présentait qu’un peu plus d’une trentaine sur cent-quatre-vingts-dix).
Il convient de se montrer toujours curieux des dessins d’écrivains, et, de manière plus générale, de toute mise en œuvre de pratiques plurielles : écrits de musiciens, partitions de romanciers, dessins de photographes, etc. Je regarde souvent les deux livres parus à ce sujet que je possède dans ma bibliothèque : Peintures et dessins d’écrivains de Serge Fauchereau (Belfond,1991) ; et L’un pour l’autre les écrivains dessinent, publié aux Cahiers dessinés de Frédéric Pajak, en coédition avec l’Imec, en 2008 (à noter, chez ce même éditeur, les monographies consacrées à l’œuvre dessinée d’Apollinaire, de Raymond Queneau ou de Friedrich Dürrenmatt). Intéressé par ce qui relève de touchantes maladresses comme par ce qui est le fruit d’une main sûre et inventive, j’aime l’idée que les “professionnels du langage verbal” puissent se passer de mots pour dire autrement ce qui leur passe par la tête – même quand leurs travaux visuels présentent un aspect clairement narratif, comme autant d’illustrations d’un texte absent –, libérant leur inconscient en laissant vagabonder le crayon ou le pinceau sur la page, quitte à être aussi étonné que nous par le résultat, forcément énigmatique, entre représentation rêvée et cartographie intime sans parole. L’onirisme, le merveilleux, y trouvent régulièrement leur place. Et parfois, la pure invention plastique ; mais si certains dessins de Hugo atteignent une force qui, comme on le sait, n’a rien à envier aux meilleurs de ses écrits, le très correct savoir-faire de certains auteurs (pour la plupart des XVIII et XIXe siècles) n’en fait que très rarement des artistes qui comptent (de ceux qui ont contribué à faire évoluer le langage des arts plastiques) : bien plutôt des illustrateurs compétents, fourmillant d’idées dont on prend plaisir à regarder les croquis, esquisses, dessins griffonnés dans les marges des manuscrits, envoyés par courrier. Il y a fort heureusement nombre d’écrivains non repliés sur leur pratique, ouverts à toutes sortes d’explorations, se comportant parfois comme d’“éternels enfants” produisant à temps pas vraiment perdu des tâtonnements, sans autre but que le tâtonnement lui-même.

J’ai eu l’occasion de voir de mes propres yeux les dessins de Louis-René des Forêts en 2001, lors d’une brève exposition dans une librairie-galerie de la rue St André des Arts à Paris. L’écrivain venait de mourir. Je me souviens avoir eu quelques échanges à leur sujet avec Jacques Dupin avec qui je venais d’enregistrer un entretien sur Michaux (qui, d’entre tous, aura porté au plus haut l’idée de non-hiérarchisation de ses activités créatrices). Mais ma première découverte ce travail sur papier, c’était dans le Cahier six-sept du Temps qu’il fait, en 1991. Dans ce volume d’une grande richesse (où l’on trouvait les textes de Pierre Bettencourt et de Pierre Klossowski reproduits dans La terre tourne et la flamme vacille), des Forêts lui-même, en réponse à quelques questions de Jean-Benoît Puech, un de ses meilleurs exégètes, exprimait assez clairement ce qui s’était passé ces années d’abandon de l’écriture (à la suite, comme on le sait, d’un profond désarroi causé par la mort accidentelle de sa fille, Élisabeth, en 1965) : “Je me suis adonné de manière tout à fait imprévisible à une activité plastique qui m’a occupé exclusivement durant trois ou quatre ans, non sans encourir plus ou moins la désapprobation de certains amis qui, la tenant à tort ou à raison pour une activité secondaire, cherchaient à m’en détourner, et le fait est que j’y ai renoncé pour finir. […] Ce travail, en ce qu’il avait d’artisanal me procurait un vif plaisir, mêlé toutefois d’inquiétude, car le plaisir même que j’y prenais me paraissait un peu suspect.”
Comme le fait remarquer Dominique Rabaté dans son introduction, Les vestiges d’un rêve, les deux activités – écriture littéraire, arts plastiques – “ne semblaient pas pour lui pouvoir opérer de front ou en parallèle. La peinture avait pris la place de la littérature, de sa défaillance, de son silence nécessaire. La parenthèse devait donc se refermer, laissant visibles sur les murs de son appartement quelques œuvres que tous ses visiteurs pouvaient voir chez lui.” Lisant ces lignes, je me surprends à m’étonner de l’usage du mot “peinture” – le travail plastique de Louis-René des Forêts relevant à mon sens strictement du dessin, même s’il arrive que la couleur (gouachée) surgisse, mais toujours discrètement, en tant que supplément plutôt que comme un sujet en soi. Ne pas avoir voulu “être peintre”, ne pas avoir cherché à s’inscrire dans cette longue lignée d’artistes que nous connaissons tous, est remarquable. Pas de “challenge” : simplement une activité exercée de manière assez appliquée, parfois laborieuse (comme on le dit de l’illustration ou de la bande dessinée, sans que ce ne soit péjoratif), et finalement assez efficace, dont les résultats nous permettent d’entrer, d’autre manière que dans un livre, dans la tête de leur auteur. D’échanger mentalement en silence avec ce que notre regard perçoit.

Quelque chose d’assez anachronique : hors-temps, comme si cette parenthèse avait réellement aboli tout autre rapport au présent que ce qui conduit la main à tracer des traits, des taches, des signes. On saisit instantanément les liens de des Forêts à son ami Pierre Klossowski, lui aussi écrivain dessinateur, et par ailleurs auteur de sept dessins originaux pour Une mémoire démentielle. Et, plutôt que de les accrocher pour vérifier qu’ils tiennent le mur, il me semble préférable de passer du temps à les regarder, ces dessins, reproduits dans un livre comme celui-ci, le posant sur ses genoux, baissant le regard pour englober l’image avant d’en scruter les détails. Les apprécier à la bonne échelle et à juste distance : ni trop près, ni trop loin. S’il y a “tableau”, c’est au sens scénographique, et non muséal. Et puis, ne pas hésiter à s’intéresser à ce qui paraît le plus modeste : ces dessins de collégien, à la fois naïfs et malins, sages mais débordant d’esprit critique, où des Forêts se met en scène en collégien sportif, allant marquer un but, shooter, avec ses copains – travaux longtemps ignorés, dont leur auteur avait dans un premier temps attribué la signature à un condisciple de collège à Saint-Brieuc nommé Jean Le Cauteux, et que Guillaume des Forêts nous révèle dans leur exhaustivité. Comme quoi, il est essentiel de ne rien hiérarchiser et de donner à voir, à lire, à comprendre, à commenter, à disséquer en silence, à oublier même, laissant libre qui pénètre dans l’atelier secret du disparu – artiste intemporel témoin de son temps.

J’avoue avoir recherché dans ces cent-quatre-vingts-dix dessins ceux d’entre eux qui témoigneraient d’un véritable engagement dans l’écriture graphique, c’est-à-dire n’ayant d’autre but que le dessin lui-même en tant “qu’ouverture de la forme”, comme l’a écrit Jean-Luc Nancy, et en avoir en effet trouvé quelques-uns, avant de prendre congé de cette recherche, afin de me plonger, débarrassé de tout préjugé, dans ce monde singulier sans guère d’équivalent. Que ça nous plaise ou non, ce qu’il est nécessaire de partager en premier lieu avec leur auteur, c’est une certaine forme d’addiction à l’onirisme qui a le mérite d’éviter les clichés de la peinture surréaliste pour retrouver la puissance de l’illustration populaire – de ces images étonnantes qui ont été source d’inspiration pour des romanciers de genre avant de redevenir après coup illustrations de leurs feuilletons écrits au jour le jour. Quelque chose d’assez savant, de cultivé, et pourtant immédiatement accessible : “En un certain sens, c’est presque un art brutiste qui se met au travail, c’est-à-dire un corps en proie à quelques obsessions, un corps sidéré pour lequel une expression silencieuse est possible.
“Une expression dont la technique rudimentaire doit être inventée au fur et à mesure” écrit Nicolas Pesquès dans le dernier texte de ce livre indispensable aux admirateurs de cet écrivain si étrange – si retiré, et qui pourtant nous apparaît aujourd’hui encore si proche – qu’était Louis-René des Forêts : La terre tourne et la flamme vacille.
3.
Par un étonnant hasard, un second livre consacré aux dessins et peintures d’un écrivain paraît au même moment chez Hermann : Claude Simon : être peintre de Mireille Calle-Gruber, biographe, exégète et ayant-droit moral pour l’œuvre de Claude Simon. Et déjà une différence éclatante entre les deux démarches : si l’œuvre plastique de des Forêts, comme je viens de le souligner, n’offre que peu d’ouvertures vers la recherche picturale, se concentrant sur la pratique quasi-artisanale du dessin, celle de Simon est tendue en permanence par le désir d’“être peintre”. Il suffit de parcourir rapidement ce livre richement doté, côté image, pour s’en convaincre, même si l’œil sera peut-être en premier lieu attiré par ce qui échappe à la peinture : de beaux dessins à l’encre sur papier ; et surtout les photographies que nous connaissions déjà pour certaines d’entre elles, publiées à l’initiative de Denis Roche chez Maeght en 1992.
Que la biographe de Claude Simon soit maîtresse d’œuvre de ce très riche ouvrage n’est pas sans importance, car on ne peut vraiment saisir les enjeux de ce long détour du côté des arts plastiques – que l’on devrait plutôt qualifier, du moins en ce qui concerne les premières années, de voie royale – si on se désintéresse de la vie de leur auteur. On sait que le cours de l’existence de Claude Simon n’a pas été de tout repos, son œuvre entière en témoigne, certes en opérant un grand nombre de transformations à partir de la matière brute autobiographique – l’écriture étant pour l’écrivain de L’Herbe, de La Route des Flandres, d’Histoire ou de L’Acacia une véritable, inconfortable et puissante aventure, un long travail d’exploration dans des chemins non balisés, ce qu’il a parfaitement exprimé au début d’Orion aveugle : “Je ne connais pour ma part d’autres sentiers de la création que ceux ouverts pas à pas, c’est-à-dire mot après mot, par le cheminement même de l’écriture. / Avant que je me mette à tracer des signes sur le papier il n’y a rien, sauf un magma informe de sensations plus ou moins confuses, de souvenirs plus ou moins accumulés, et un vague – très vague – projet. C’est seulement en écrivant que quelque chose se produit, dans tous les sens du terme. Ce qu’il y a pour moi de fascinant, c’est que ce quelque chose est toujours infiniment plus riche que ce que je me proposais de faire. / Il semble donc que la feuille blanche et l’écriture jouent un rôle au moins aussi important que mes intentions, comme si la lenteur de l’acte matériel d’écrire était nécessaire pour que les images aient le temps de venir s’amasser (cependant, parfois, celles-ci arrivent plus vite, et je suis obligé de m’interrompre pour les noter rapidement en marge). Ou peut-être ai-je besoin de voir les mots, comme épinglés, présents, et dans l’impossibilité de m’échapper ?…”

Le titre de ce nouveau livre de Mireille Calle-Gruber le dit clairement : Claude Simon a voulu “être peintre” ; et elle ajoute aussitôt : “en être doué pour la vie. Je veux dire pour la jouissance du monde dans une sensorialité fusionnelle avec la lumière, les paysages arbres pierres plantes, les animaux, les couleurs infiniment variables du jour et de la nuit.” À la question d’une journaliste, en 1967 (Il n’y a pas de joie absolue et totale à écrire ?), Simon répondait : “C’est une joie indirecte, un plaisir au second degré : après tout, on trace des pattes de mouche, ce n’est pas comparable à cette joie immédiate, sensorielle, de passer sur la toile du rouge ou du vert.” Le travail de l’art est, et même peut-être en premier lieu, physique. Mireille Calle-Gruber relève très justement que “pour Claude Simon, peindre c’est avoir à faire au corps vivant donc incalculable de l’art pictural, à l’instar du jockey montant un pur-sang.” Et pourtant, “la peinture ne semble pas avoir procuré à Claude Simon la joie escomptée, ni ses tableaux lui avoir toujours donné complète satisfaction. Les notations qui couvrent régulièrement ses carnets, manuscrits, tapuscrits sont souvent des constats d’échec.” Cependant, il ne cesse d’expérimenter, sans complaisance, passant d’une pratique à l’autre, “écrivant comme il n’a pas peint”, autrement dit : “comme il aurait voulu peindre. Comme s’il s’efforçait d’écrire la manière qu’il n’a pas réussi à peindre.” “Ce qu’il ne comprend pas dans la peinture, il va le toucher, y toucher avec la littérature.” Et, in fine, “tout invite donc à considérer les réalisations picturales et plastiques de Claude Simon comme une œuvre dés-œuvrée, une œuvre dont l’inachèvement est constitutif.” Ce qui la rend aussi problématique que passionnante à examiner de près : pour elle-même, en tant que partie prenante de la biographie de Simon, et non pour juger de ses qualités proprement picturales, ou pour en vérifier la pertinence de son inscription dans l’histoire (elle n’aura jamais pesé sur le cours officiel, et pas davantage inscrit son empreinte dans tel ou tel courant marginal). Il est vrai que face à certains tableaux, on est en droit de se montrer perplexe. Tous ne tiennent pas le mur, et ont meilleure allure reproduits dans un livre, de plus commenté avec passion et compétence, qui nous aide à saisir ce désir, cette volonté remarquable qui l’a conduit à ferrailler avec bien des démons, à subir de terribles moments de découragement, voire de renoncement, mais sans jamais totalement s’effondrer, ni de se trouver victime de son effacement par l’écriture romanesque qui, comme on le sait, n’a cessé de gagner en importance.

“Il faut donc le redire : le rassemblement circonstanciel des peintures, dessins, et photographies de Claude Simon jusqu’ici inconnus n’a pas la prétention d’être un « ensemble », et pas davantage les citations de ses réflexions disséminées sur des années. […] Tout au plus s’agit-il de montrer les vestiges de ce qu’a été l’atelier du peintre. Et ses vertiges.” Atelier partagé avec ses deux premières épouses, modèles et peintres elles-mêmes : Renée, rencontrée aux Beaux-Arts, “la compagne admirable de [sa] vie”, qu’il a merveilleusement photographiée avant qu’elle ne mette fin à ses jours dans l’appartement qu’ils partageaient à la fin de la guerre ; Yvonne, avec qui il tissera des liens de proximité sur le plan esthétique – leurs portraits réciproques cohabitant aisément sur les mêmes cimaises –, et quantité de doutes. Claude Simon écrit, dans La Corde raide, son deuxième roman : “Et pourtant j’ai cru pendant un moment que je pourrais être peintre. Mais maintenant plus personne ne peut être peintre sans ridicule à cause de Picasso.”

Si certains tableaux nous paraissent naïfs, mais sans jamais toucher à ce qui fait la spécificité (et la force) de l’art brut, les “tableaux vivants” photographiés durant l’époque “Renée”, certains dessins à l’encre et à la plume pris sur le vif (comme l’auteur écrivant à sa table), sont tout-à-fait réussis. Ce qui frappe, c’est la diversité de ces travaux, allant de choses presque spontanées, jetées, à des assemblages complexes – collages étranges sur de grands paravents. Mireille Calle-Gruber écrit à leur sujet que “l’assemblage vise à intensifier la force imageante de l’image, à toucher et à émouvoir. Les photographies disposent ainsi des corps conducteurs, ou non : conjonction, disjonction, ils mobilisent le flux des désirs et fabulations.” Et ceci, d’essentiel à mon sens : “Ne pas oublier que la main traçante, dessinant-écrivant, fait masse et fait ombre, réinscrire sa portée de fantômes, c’est ouvrir grand la fenêtre : sur un imaginaire tout d’images tactiles qui font monde, touchent à l’obscur le plus intime le plus archaïque, l’épanchent, le débrident.”
“Pour Claude Simon, il faut retourner à la peinture, aux arts plastiques, au dessin, aux langues, dont la force émotionnelle déchirante, sensuelle et sexuelle, donne à la littérature la force d’une écriture de mascaret : aller par contre-courants dans le maelström qu’est la vie, généreuse générante, des sensations” : avant-derniers mots de cet essai aussi brillant qu’indispensable pour qui désire parfaire la connaissance de celui qui “n’ayant jamais oublié qu’il venait de ces années-là, a écrit comme il aurait voulu peindre.”
Jérôme Prieur, Lanterne magique, Fario, mars 2021, 240 p., 19 €
Jérôme Prieur, Vallotton Cinéma, L’Échoppe, septembre 2021, 24 p., 4 € 50
Louis-René des Forêts, La terre tourne et la flamme vacille, catalogue raisonné de l’œuvre peint, établi par Guillaume des Forêts et Dominique Rabaté, L’Atelier contemporain, septembre 2021, 256 p., 30 €
Mireille Calle-Gruber, Claude Simon : être peintre, éditions Hermann, septembre 2021, 272 p., 27 €