Au cœur des Prières, nouveau livre de Marco Lodoli, un personnage, essayant tout à trac d’imaginer de quels mots il peut s’agir quand à la messe on confie au Seigneur « Dis seulement une parole et je serai guéri », propose « Un nid pour tous ». Est-ce la forme même, celle d’un nid textuel, que Lodoli choisit pour Les Prières qui se compose de trois courts romans, comme avant lui Les Fainéants, Les Prétendants et Les Promesses ? Toujours est-il que la publication des douze textes regroupés en quatre volumes se sera étendue sur plus de trente ans, et l’écrivain romain confie en préambule du dernier qu’un titre pour l’ensemble « vibre dans [sa] tête telle la dernière et pathétique corde pincée par un vagabond sur une place déserte » : Les Pauvres.
Pauvres, les protagonistes imaginés par Marco Lodoli le sont par essence, quand ils ne le sont pas aussi dans les faits. Leur incursion dans l’existence exalte tout et rend tout dérisoire à la fois, comme une diagonale insaisissable. Souvent marqués par un héritage religieux, rarement de manière positive, ils se comportent vis-à-vis du réel à la manière d’exégètes profanes. L’un d’eux se souvient : « Un verre d’eau pouvait contenir la mer, répétait le prêtre, mais c’était de l’eau salée, qui n’étanchait pas la soif. Il faut se contenter de ses limites.»
Les trois parties du roman sont donc posées à la suite, tels les panneaux d’un retable de Memling. Ils nous appartient de voir, ou non, les ponts que Lodoli aura voulu dresser des uns aux autres. On pense au Faulkner des Palmiers sauvages (dont le titre original était l’extrait de psaume Si je t’oublie, Jérusalem), à ce lien métaphorique entre la rupture amoureuse et la crue du fleuve. Dans Le Fleuve, justement, Alessandro assiste au sauvetage de son fils de dix ans. Damiano s’est trop penché au-dessus du Tibre et le temps que son père réalise qu’il est tombé à l’eau, un homme a déjà plongé et ramène l’enfant sur la berge sans demander son reste. Hébété, sous le choc et incapable du moindre mouvement, Alesandro retrouve Damiano et tente de reprendre le cours de son dimanche de père divorcé comme si de rien n’était. C’est son fils qui le convainc de retrouver le plongeur pour le remercier. S’en suivra alors un nuit de quête épique, pendant que Damiano dort dans la voiture, au cours de laquelle Allessandro trouvera sur son chemin une pléiade de Romains exubérants, d’un palais à un cirque, jusqu’au petit jour.
L’héroïne éponyme de Paolina a seize ans et apprend un matin qu’elle est enceinte. Bientôt munie de trois roses que lui fournit une jeune Tsigane dans la même situation, elle va rendre visite successivement à Cosimo dans un fort abandonné où répète son groupe de rock, à Filippo durant son cours d’escrime au grand dam du maître d’armes et à Tonio chez son père adoptif riche avocat, car l’un d’eux est sans doute le père de l’enfant à naître. Ou pas, c’est ce qu’elle doit décider dans la journée. Aux trois elle remet une fleur avant de partir, laissant son destin dans l’air suspendu.
Le Proviseur qui donne son nom au dernier des trois textes nous apparaît dès le début en mauvaise posture, son établissement entouré de policiers le sommant de lâcher son fusil et de se rendre en libérant les deux otages qu’il retient, une belle professeure et son amant d’élève. Arrivé où il est par un ironique concours de circonstances, le directeur voit défiler sa vie durant laquelle il s’est débattu contre un vif sentiment d’imposture, tant dans son travail de prof devenu directeur que dans son couple. Aux yeux des autres, pense-t-il, c’est « un aveugle à qui l’on demande de conduire à plein régime un autobus sur l’autoroute ».
Enfin, ceci encore : rien n’est plus sûr que le goût de Marco Lodoli pour les fins ouvertes. Son art du peu, presque franciscain, devient un art total quand arrivent les infinies possibilités de l’issue dramatique. Dénuement et dénouement. Louise Boudonnat, la brillante traductrice de son œuvre, était ainsi devenue un personnage dans le dernier roman de Sylvain Prudhomme : elle était Marie dans le superbe Par les routes. Le jeune romancier français, inconditionnel de Lodoli, avait voulu faire du Romain un élément tangible de la fiction. On le comprend. C’est là un bien bel hommage aux types de torsion de la langue et de l’âme dont est adepte cet auteur majeur, à découvrir absolument pour cette grand-messe que sont Les Prières.
Marco Lodoli, Les Prières : Le Fleuve – Paolina – Le Proviseur traduit par Louise Boudonnat, éditions P.O.L, septembre 2021, 336 p., 24 € 90 — Lire un extrait