Étrange objet que Mireille Calle-Gruber met entre les mains du lecteur en publiant les Carnets de Tante Mie – et d’abord entre les mains de son premier lecteur, et quel lecteur !, Pascal Quignard, lequel préface l’ouvrage.
Singulier Carnet brun (1922-1952) – « petit carnet de moleskine granulée » décrit Pascal Quignard dans la préface, « [p]etit recueil si humble, qui court des années vingt aux années cinquante, marron, un peu acajou, si peu coûteux », « [p]etite chose si modeste, éteinte, aride, obscure […] intégralement inintelligible » – reproduit au format réel par l’éditeur ; suivi d’extraits de Carnet vert (24 août 1948-19 octobre 1948), Carnet violet (13 novembre 1908-6 septembre 1921), Carnet blanc (1933-1948) et d’un ensemble de documents.

Étrange legs que Mireille Calle-Gruber répète en adressant cette archive « au cours imprévisible de la vie des lectures », transmettant à son tour les comptes d’une vie que Tante Mie (Artémise Simon, tante paternelle de Claude Simon) avait laissés par testament au neveu bien aimé parmi tous ses « biens, meubles et immeubles » (« Documents », p. 318) ; l’héritage comprenant, précise Calle-Gruber, « cinq ou six carnets de comptes, [u]ne boîte de bijoux de pacotille et [q]uelques photos jaunies » de famille.
Cette étrangeté des Carnets de Tante Mie, leur qualité de relique inassimilable à l’irremplaçable parfum de fleur et de tombeau, leur texture fragile et marquée comme une peau dont le texte demeure « intégralement inintelligible » (Pascal Quignard) – cette insoluble singularité, il importait de la livrer telle. C’est pourquoi le Carnet brun est reproduit en intégralité au format originel, faisant de Les Comptes du temps (HDiffusion, 2020) un curieux spécimen en matière de critique génétique ou génétique textuelle.
Les Carnets de Tante Mie : une matrice de l’écriture littéraire de Claude Simon
Artémise Simon, dite Tante Mie, est une figure clé de l’œuvre de Claude Simon où elle apparaît, dès le premier roman (Le Tricheur, 1945), sous le prénom de Marie. L’événement de sa mort au printemps 1955, et la perte que celle-ci entraîne pour son neveu, opèrent comme un déclencheur sur le plan de l’écriture. « Claude Simon entre véritablement en littérature avec le roman de Tante Mie », explique Mireille Calle-Gruber dans l’introduction de Les Comptes du temps : « c’est en écrivant L’Herbe qu’il trouve sa méthode de composition ». Dès lors, Claude Simon considère que son œuvre commence avec Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque (1957) et L’Herbe (1958), deux livres travaillés par le thème de la Vanité. Ce sont aussi les deux premiers romans que Claude Simon publie chez Minuit.
Tante Mie occupe une place essentielle dans la biographie de l’écrivain orphelin qu’est Claude Simon. « Vous êtes tout ce qui me reste de famille », déclare-t-il à ses tantes dans une lettre reproduite en annexes dans Les Comptes du temps. « J’aimais Tante Mie comme si elle avait été ma mère », affirme-t-il après sa mort. Or en éditant les Carnets de Tante Mie, Mireille Calle-Gruber ajoute une dimension littéraire à l’attachement qui relie Claude à Artémise. Au-delà des interprétations psychologiques et psychanalytiques que l’on peut apposer à la relation qui les unit, le texte et la texture des Carnets, consignant, année après année, les menues recettes et dépenses du quotidien, tramant un récit minimal, découvrent un héritage fondamental dont jouit la poétique de Claude Simon. De même que la personne d’Artémise Simon, dont Mireille Calle-Gruber signale l’héroïsme discret, offre au neveu un modèle d’endurance, de persévérance et d’humilité, ses Carnets de comptes sont une matrice – scripturale – de l’œuvre à venir.
Il est remarquable qu’en rédigeant L’Herbe, livre qu’il a voulu écrire sur la « vie admirable » de sa tante, sur son existence « faite toute entière d’amour, de générosité et d’abnégation » (« Lettres de Claude Simon », p. 300), Claude Simon s’est lui-même heurté au roc des Carnets. Alors que le narrateur de L’Herbe dresse sous forme de liste l’inventaire des objets que Marie, la tante agonisante de Georges, confie à Louise, la compagne de celui-ci – « une broche en forme de trèfle à quatre feuilles en argent […] / une bague en or ayant la forme d’un serpent / une bourse en or / une bourse en argent plus petite […] » (L’Herbe, p. 83) –, des pages des Carnets sont insérées, au milieu du roman, au moyen de la transcription.
Il s’agit premièrement d’une théorie de dates (les chiffres notés par la main de Tante Mie sont lisibles sur la couverture du Carnet brun reproduite p. 49 dans Les Comptes du temps) :
Après quoi apparaissent, simplement adaptés à l’intrigue du roman, notes et tableaux (« Recettes, Dépenses ») extirpés des Carnets originaux :
Face au don singulier que lui fait la vieille tante de son compagnon, qu’elle s’apprête de plus à quitter, Louise éprouve une surprise mêlée à de la révolte mais aussi à de la fascination. « « Mais je n’en veux pas. Qu’elle cherche quelqu’un d’autre qu’elle… », puis ses yeux tombant sur la couverture du premier carnet, […] lisant la suite des millésimes écrits à la suite les uns des autres, chaque chiffre séparé du suivant par un tiret […] » (L’Herbe, p. 84). En dépit d’une répulsion certaine que lui inspire l’objet indéfinissable (« ni journal, ni mémoires, ni lettres jaunies, ni quoi que ce soit de ce genre »), Louise est malgré elle captivée par le mur qu’élèvent les pages des Carnets de Marie, telle une barre indéchiffrable et infranchissable, « quelque chose qui faisait penser à ces vestiges d’antiques constructions pélasgiques ou romaines, et qui semblent non pas avoir résisté au temps mais être en quelque sorte le temps lui-même […] » (L’Herbe, p.85). En feuilletant les Carnets, il lui semble qu’elle « tourn[e] des épaisseurs de temps » (p. 87).
Fascination et effroi saisissent Louise comme Claude Simon au chevet d’Artémise mourante. Le Carnet de Claude Simon (25 mai-31 mai 1955) reproduit aux pages 290-293 de Les Comptes du temps donne à lire les notes prises par l’écrivain durant l’agonie. Le visage de la vieille femme s’émacie, se momifie, se parchemine : devient page, se métamorphose en écrit.
Tout au long de L’Herbe, Marie agonise, retirée dans l’une des chambres de la maison familiale qui est comparée à un « tombeau démesuré et pharaonesque » (L’Herbe, p. 20). Le « râle continu, paisible et formidable » de l’agonisante donne au livre son ton à la fois tragique et serein, telle la « respiration monstrueuse de quelque géant, de quelque créature mythologique et facétieuse qui aurait élu domicile dans ce corps débile d’agonisante pour faire entendre, comme les trompettes du Jugement Dernier, ce lent et interminable halètement de forge » (id, p. 16). Dans ce roman que l’auteur hésite à intituler « Le Mouvement perpétuel », « Le Paradis terrestre » ou encore « Là toute chair est comme l’herbe » (Fonds Claude Simon, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet), la présence de Marie incarne l’indécidable poussée du temps qui est don de vie et promesse de mort. L’archive insérée dans l’écriture romanesque de Claude Simon travaille profondément le matériau littéraire, hybridant la matière de ces pages intermédiaires entre l’organique, le végétal et la poussière.
L’énigme de la « chose des lettres » (Pascal Quignard) ou le langage secret des Carnets
On tourne les pages du Carnet brun comme on retourne, siècle après siècle, aux « vestiges d’antiques constructions pélasgiques ou romaines » ; pas plus que des traces et silhouettes peintes sur les parois des grottes préhistoriques, on ne peut détourner les yeux des feuillets couverts de mots et de chiffres par la main de Tante Mie.
Bien sûr, Mireille Calle-Gruber fraie des voies de lecture. Elle donne repères et éléments permettant de décoder l’écriture « de fourmi » de Tante Mie (Les Comptes du temps) : « Guerre, exode, occupation ne sont jamais mentionnés, et pas une récrimination pas une plainte, ni l’expression d’un sentiment ou d’une angoisse. L’économie de guerre et les difficultés de ravitaillement, elles se lisent dans les interminables suites de vivres jour par jour […] ». C’est ainsi, continue Calle-Gruber, « par répercussions, incidemment, à travers l’information comptable qu’on apprend qu’Artémise et Louise sont réfugiées (« allocation des réfugiés à raison de 14 frs par jour ») ; que la maison d’Arbois a été réquisitionnée par l’armée allemande (« Reçu mandat pour frais d’entretien de l’armée d’occupation 16.616 frs en dépôt à la BNCI » en août 42) et endommagée (« janvier et qu’on ne trouve plus de pommes de terre en décembre 42 (« Julie m’a rendu 200 frs pour 50 kgs de pommes de terre que nous n’avons pas eues ») ».
Autrement dit, avec l’énigme des Carnets, avec la matérialité irréductible du mur des feuillets, Mireille Calle-Gruber livre le code donnant accès à leur langage secret. Ce faisant, elle valorise ce « langage », elle en met en avant le « système », secret mais sous-jacent, qui l’organise. Elle révèle Tante Mie en « écrivaine » – tout en invitant à repenser les critères qui identifient le langage et l’objet que l’on définit « littéraires ».

Car en mettant littéralement, comme le montre la photographie à la page 7 des Comptes du Temps, les Carnets de Tante Mie entre les mains de Pascal Quignard, Mireille Calle-Gruber introduit une approche neuve de l’écriture littéraire de Claude Simon – et plus vastement de la « chose des lettres » (Pascal Quignard, L’Homme aux trois lettres, Dernier Royaume XI, Grasset, 2020, p. 38). « Qu’est-ce que la littérature ? » questionne, telle la Sphinge, Pascal Quignard dans le XIe tome de Dernier Royaume.
« Écrire, tenir », commence-t-il à répondre dans Les Comptes du temps (p.46-47) :
Tous les écrivains savent cela par cœur.
Avant tout écrire, c’est tenir.
C’est à cause de ce crayon qu’on tient,
de ce stylo qu’on tient,
de ce feutre qu’on tient,
de cette plume d’oiseau, de corneille, d’oie, de cygne qu’on tient,
de ce stylus d’acier sur la brique humide qu’on tient,
de ce calame de roseau sur la cire de la tablette de buis toute tiède et lisse qu’on tient,
qu’on écrit.
On tient quelque chose.
On se tient à quelque chose.
On tient le coup (…) »
Les Comptes du temps, Carnets de Tante Mie, Mireille Calle-Gruber (éd.), préface de Pascal Quignard, HDiffusion, juin 2020, 200 p., 24 € — lire ici