Il y a dans le rapport à l’archive une « façon passionnée de construire un récit, d’établir une relation au document et aux personnes qu’il révèle », écrivait Arlette Farge dans Le Goût de l’archive (1989). Ainsi de deux valises fermées, en couverture et 4e de couverture du livre d’Albert Dichy : le livre déploie les archives de Jean Genet comme si nous ouvrions nous-mêmes ces valises, à défaut de voir ces documents exposés à l’Abbaye d’Ardenne en ces mois où la culture semble interdite — au moins au sens de stupéfaite d’être ainsi dérobée au public dans tout ce qui fait d’elle un espace de rencontres, de dialogues, du vivant.

Deux valises, donc, comme un ultime legs de l’écrivain nomade, sans bureau, qui toute sa vie a écrit dans des chambres d’hôtel — et d’abord en prison. Début avril 1986, Genet se sait condamné par la maladie, il a arrêté son traitement médical pour pouvoir achever (espère-t-il) Un captif amoureux, il dépose deux valises de documents et manuscrits chez Roland Dumas qui les a conservées 34 ans avant d’en faire don à l’IMEC. Leur contenu — des manuscrits, des notes, des coupures de presse, des inédits et projets — se voit révélé pour la première fois au public, dans une exposition (qui devait se tenir du 30 octobre au 21 janvier, se tiendra de ? au 28 mars 2021) et un livre signé Albert Dichy, commissaire de l’exposition et spécialiste de l’œuvre de Genet.
Albert Dichy l’écrit dans sa magnifique préface au livre, « Dévaliser Genet », citant Nâzim Hikmet en épigraphe : « une valise fermée contient toujours des explosifs ». Il en est deux ici, une de cuir, une de skaï, une marron et une noire, déposées comme des mémoires d’outre-tombe, dans la diversité cryptique de leur contenu.
Des documents bruts, la beauté en soi des archives, notes griffonnées sur des coupures de journaux ou des papiers à en-tête d’hôtels et cafés et tant de supports divers, un carnet de vaccination, des objets, des brochures, des dessins, des affiches, des manuscrits, des ordonnances médicales, des adresses et numéro de téléphone sur des bouts de papier (Susan Sontag, Michel Foucault, Jane Fonda, Jacques Derrida, James Baldwin…), « tout est imbriqué, indissocié, la littérature et la vie, la politique et l’écriture », comme l’écrit Albert Dichy. Genet, avec ce bazar apparent, entre dans les fictions de manuscrits trouvés, les récits de valises tragiques, de Benjamin à Pessoa, de Némirovsky à Roussel, en passant par Chateaubriand. Les valises ne transportent pas seulement d’un lieu à un autre, elles sont du temps, un espace-temps, le lieu même de l’écriture, un laboratoire qui énoncerait, dans le fouillis même, la clé de sa lecture possible ou de sa poétique potentielle. Ici, précise encore Dichy, moins des archives que des matériaux bruts, ceux qui entrent dans l’œuvre en cours, un « atelier permanent et portatif ».

Albert Dichy et l’IMEC nous les offrent en les exposant, manuscrits et brouillons, scenarii, projets abandonnés comme versions en cours de préfaces, articles politiques, récits de voyages, notes, dans un inachèvement qui ajoute au « matériau du rêve », pour reprendre une formule de Maurice Olender, autre penseur et poète des archives. Le contenu des deux valises semble trouver son origine en 1967 et dès 1983 tout entre dans la composition d’Un captif amoureux.

On peut lire (au moins) de deux manières ce nouveau sublime volume de la collection « Le lieu de l’archive » de l’IMEC : comme la fabrique et le laboratoire de Genet, qui « pense par phrases » qu’il s’agisse de ses œuvres ou de ses engagements politiques ; pour la beauté manifeste des archives et matériaux exposés, œuvres en soi. Rien n’interdit non plus de passer des heures sur ses propres fétiches, à lire Divine, scénario rédigé en 1975 à Londres à la demande de David Bowie et du producteur Christopher Stamp. Là une relecture de Notre-Dame des Fleurs, devenant une fresque de « folles » sous l’Occupation.


N’en demeure pas moins, coiffant l’ensemble, le paradoxe de l’existence de ses valises rapportées du Maroc et confiées quelques jours avant sa mort comme un testament par anticipation par un auteur qui a par ailleurs tout brûlé. Selon Albert Dichy se manifeste ainsi « un attachement irraisonné, comme si une part de sa propre vie (…) était enclose » dans ses lignes brisées — la mort d’Abdallah, son funambule, la reconnaissance littéraire et « ce crime d’échapper au crime, d’échapper aux poursuites et à leurs risques », la conscience que « tout roman, poème, tableau, musique qui ne se détruit pas, je veux dire qui se construit pas comme un jeu de massacre dont il serait l’une des têtes, est une imposture ». Ce trouble du sens participe de la fascination qu’exercent ces valises et les trésors qu’elles dévoilent, preuve que Genet « écrivait quand il n’écrivait pas », faisant même montre d’une véritable « effervescence scripturale » alors qu’il avait fait vœu de ne plus publier. En ce sens ces valises sont l’espace d’une liberté absolue, hors livre, hors hiérarchie et classement ou table des matières.


Dans l’hétéroclite de ces valises se fait jour la poétique du « furtif » dont Genet faisait la clé du jeu attendu des Bonnes : « Furtif. C’est le mot qui s’impose d’abord. Le jeu théâtral des deux actrices figurant les deux bonnes doit être furtif », Comment jouer Les Bonnes, 1963. L’adjectif furtif ne dit pas seulement un mouvement ou cette poétique du passage nomade, véritable ethos de Genet. Furtif, c’est aussi le furtivus, secret, adjectif dérivé de furtum, le vol et fur, voleur. Invitation à fureter dans les matières de récits comme à relire Genet à l’aune de cette découverte inouïe, ces valises sont bien tout autre chose que des objets, un nouveau Journal du voleur.
Albert Dichy, Les Valises de Jean Genet. Rompre. Disparaître. Écrire, éditions de l’IMEC, « Le Lieu de l’archive », octobre 2020, 30 €
