Lectures obliques 8

© Julien de Kerviler

(Pour Olivier L.)

« Une petite place tout ce qu’il y a de plus ordinaire, avec un rond-point fleuri, un terminus de bus, il y en a d’ailleurs un qui attend avec à l’intérieur un petit chauffeur en bras de chemise accoudé sur un volant trop grand.Il a l’air inquiet. Oui.
Sa fille a des difficultés en maths.
Elle a un contrôle ce matin.
Elle va encore rentrer en larmes.
Il ne sait plus quoi faire. Il a beau lui dire qu’il n’y a pas que les maths dans la vie, regarde les écrivains, ça la fait chialer encore plus.
Elle avance.
Elle passe à côté du banc, devant la gare. Face à l’entrée. Un garçon assez jeune est assis sur le banc, il est en train de lire. Sous prétexte qu’il est en train de lire, elle croit pouvoir le regarder. Mais bien qu’étant en train de lire le garçon assez beau, même très beau, allez, très beau, ça coûte rien, se rend parfaitement compte qu’une femme le regarde et ça donne ça :
Il lève les yeux.
Elle baisse les yeux.
Entre dans la gare. Aussitôt une vague de voyageurs se rue. J’aurai le prochain, se dit-elle, se dirigeant vers les guichets.
Celui de gauche est fermé.
Cinq personnes font la queue.
Derrière la vitre, au fond, trois employés discutent. Le premier parle. Le second sourit. Le troisième est assis sur la table, absent. Mais ils sont quand même trois, le quatrième tendant l’oreille vers son visage à elle.
Un aller-retour Paris, redit-elle.
Deux doigts poussent deux tickets dans le creux sous l’arcade.
En retour elle pousse un billet.
En retour du retour elle reçoit un jet de pièces qu’elle ramasse dans le creux comme elle peut et aussi vite qu’elle peut elle dégage, fait demi-tour, remonte la queue.
Je ne comprendrai jamais, se dit-elle. Comment ce garçon, qui d’ailleurs me rappelle un de mes élèves, qui lui aussi le sentait quand je le regardais, a-t-il pu sentir que je le regardais ? Il attendait sûrement quelqu’un. Ou alors il drague. Il fait semblant de lire. J’ai fait ça moi aussi. Je faisais semblant de lire un livre qui ne m’intéressait pas pour qu’on s’intéresse à moi.
Je m’intéresse à vous. Continuez. »

Christian Gailly, Les Fleurs, Éditions de Minuit, 1993 (coll. « Double », 2012), pp. 31-33.