Cetentretien avec Maurice Olender a été tourné à Bruxelles, le 22 février 2020, dans sa bibliothèque. À l’occasion de la sortie demain de son livre Singulier Pluriel, avant-critique et entretien avec Maurice Olender, dans ce espace de recherches, de déambulations et refuge, ce drôle de lieu où « pour mettre les choses à l’endroit, il faut d’abord les mettre dans un drôle d’endroit qu’on pourrait dire à l’envers ».
Singulier Pluriel aurait dû paraître le 6 avril dernier, sortie reportée à cause du contexte pandémique. C’est (avec le recul) un report heureux, tant la parole, l’oralité et l’écriture sont le centre et le cœur du livre de Maurice Olender et sont les bienvenus après des mois de silence forcé lié au confinement et à la fermeture des librairies. Recueil d’entretiens et conversations avec des universitaires comme des journalistes, Singulier Pluriel est la mise en lumière d’une fabrique, celle d’un funambule, autant que d’un cheminement de pensée et de vie. Par les femmes, les hommes, les lieux et les temporalités qui le composent et le traversent, Singulier Pluriel est tout ensemble une archive et le laboratoire d’une pensée aussi à l’aise dans le politique que dans le poétique, quand il s’agit de penser la séduction, le jazz, l’art contemporain ou le monde de l’édition. Abordant des sujets qui ne sont qu’en apparence multiples – la « race » et ses mythologies modernes, la responsabilité sémantique, l’archive, Auschwitz, la mémoire et l’oubli, l’écriture… –, Singulier Pluriel est à l’image de son auteur, de sa bibliothèque, de sa collection au Seuil « La Librairie du XXIe siècle » : une œuvre engagée, érudite et libre, profondément actuelle.

L’ensemble du volume est tissé de paradoxes : le premier est repris dès les premières minutes de notre entretien bruxellois, comment peut-on être l’auteur d’un livre que l’on n’a pas écrit ? Mais ce sont aussi les articulations fécondes de l’oubli et de la mémoire, du contemporain depuis les archives et les enseignements du passé… On comprend qu’il soit complexe de rendre compte de l’ensemble de ces disjonctions opérantes, de ces échos et riches perspectives.

Concentrons-nous donc sur un extrait de l’un des entretiens. Pierre Nora souligne que « les idées aussi peuvent comporter un potentiel meurtrier, celle de « race » étant au premier rang en la matière » et ajoute qu’il y a longtemps que Maurice Olender traque les sources et les ramifications de ce « mythe scientifique » (…) » avant de lui demander pourquoi il est, pour lui, si nécessaire de mettre « race » entre guillemets. Réponse de Maurice Olender :
« La « race » a été, durant plus d’un siècle, non seulement une fiction savante mais une réalité « scientifique », légitimée et admise en tant que telle. Ceux qui s’y sont opposés, minoritaires dans le monde universitaire d’alors, même s’ils comptaient parmi les grands savants de leurs temps, n’ont pas été entendus. Assumer un minimum de responsabilité sémantique suppose, me semble-t-il, de signaler aux lecteurs que le mot « race », dont l’histoire récente a légitimé, jusque dans les lois écrites par la France de Vichy, des crimes réels, ne recouvrait qu’une « fiction savante » ou, si l’on préfère une fantasmagorie. Ces guillemets ont alors peut-être également une fonction d’alerte, pour rappeler à tous que les phantasmes les plus loufoques peuvent tuer et, à ce titre, font partie des réalités de l’histoire. Ces petits crochets anguleux, qui se mobilisent sous nos yeux, ont alors pour vocation pédagogiques de maintenir vives les tensions entre mémoire et oubli. » On voit combien cette réflexion, à elle seule, peut venir éclairer et nourrir un débat sur la diffusion et la normalisation des idées les plus extrêmes, débat qui tourne à vide, en ce moment plus que jamais, faute de pensée ancrée dans une histoire des idées et des notions sur lesquelles elles reposent.
Autre exemple de cette permanence de l’engagement de Maurice Olender, de l’acuité de ses idées et de cette responsabilité sine qua non : L’Appel à la vigilance paru dans Le Monde le 13 juillet 1993 à l’initiative de quarante intellectuels, français et européens. Ce jour-là, il y a plus de 27 ans, Yves Bonnefoy, Umberto Eco, Arlette Farge, Michel Deguy, Nadine Fresco, Jean-Pierre Vernant, Lydia Flem, Lucy Vines, Nicole et Patrice Loraux, Françoise Héritier, Maurice Olender… sont les premiers signataires de ce qui « n’était pas un Appel « contre » mais un Appel « pour ». Notamment « pour » se faire du souci, « pour être attentif, « pour » dire qu’il y avait une « responsabilité sémantique » » à ne pas se faire les complices d’idées en publiant dans des revues ou journaux dont on ne partage pas la ligne politique et éditoriale. Dans un entretien avec Claire Mayot, Maurice Olender se souvient que « L’Appel à la vigilance incitait nos amis, nos collègues, à ne pas écrire, ne pas signer de textes dans des publications dont les traditions intellectuelles n’hésitaient pas à relayer des idées proches de « courants antidémocratiques d’extrême droite ». En précisant que les « propos de l’extrême droite » ne sont pas « des idées parmi d’autres, mais des incitations à l’exclusion, à la violence, au crime », notre volonté était explicite : souligner, en les mettant en évidence, les « stratégies de l’extrême droite, qui fait feu de tout bois » ». Et Maurice Olender de citer Umberto Eco face à Roger-Pol Droit qui lui demandait « et si l’on vous dit que votre attitude est intolérante ? ». Réponse cinglante d’Eco à valeur de maxime et ethos : « pour être tolérant, il faut fixer les limites de l’intolérable. »
Il ne faudrait pas oublier ce que nous disait cet Appel à la vigilance dès 1993, alors même que nous vivons la montée et l’enracinement des populismes politiques ou éditoriaux. Rappelons les récentes polémiques autour de Valeurs Actuelles ou les débats autour de la responsabilité (ou le refus) d’aller débattre sur les plateaux des chaînes de hard-news à la française. Maurice Olender rappelle, à rebours des pratiques d’aujourd’hui, que les cosignataires de l’Appel craignaient « de voir prochainement se banaliser dans [la] vie intellectuelle la présence de discours qui doivent être combattus parce qu’ils menacent tout à la fois la démocratie et les vies humaines. (…) les propos de l’extrême droite ne sont pas simplement des idées parmi d’autres, mais des incitations à l’exclusion, à la violence, au crime. »
Alors que l’époque en vient à vouloir gommer le passé (jusqu’à la réécriture), à voir une pensée possible dans la post-vérité ou les gesticulations d’un Donald Trump ou d’un Jair Bolsonaro, les mensonges de l’extrême droite et de ses servants médiatiques érigés en nouvelle doxa, le livre de Maurice Olender vient rappeler que nous avons une responsabilité envers les générations futures comme envers nos aîné.e.s. et, contre l’intolérable, il cartographie des limites comme des échappées possibles.
Maurice Olender, Singulier Pluriel. Conversations, édition et préface de Christine Marcandier, éditions du Seuil, septembre 2020, 236 p., 19 € — Découvrir le sommaire du livre en pdf