1. Dans un entretien réalisé par Anne Malaprade et Jérôme Mauche pour le Cahier Critique de Poésie 32 (cipM, 2016), Jean Frémon (né en 1946) retrace son parcours d’écrivain d’abord accueilli au Seuil par Jean Cayrol dans l’immédiat après-68, puis par Bruno Roy à Fata Morgana en 1972, avant que ses livres les plus ambitieux (ceux qui présentent un certain volume) ne soient confiés à son compagnon d’études et ami, Paul Otchakovsky-Laurens, à partir de 1976 : “Je vivais dans l’illusion gratifiante que j’étais un écrivain, alors que je n’avais publié que des sottises [ses premiers romans avec lesquels il a rapidement pris distance]. Au moins ai-je toujours su que ce ne serait jamais mon métier et qu’il m’en fallait un. Mes études terminées, j’ai été embauché par l’intermédiaire de Bernard Noël chez Jean-Jacques Pauvert que j’ai quitté à la demande de Jacques Dupin pour rejoindre la Galerie Maeght.”
Qu’est-ce qu’un métier ? je veux dire : un “vrai” métier ? Jean Frémon, aujourd’hui PDG de la Galerie Lelong & Co (cofondée en 1981 avec Jacques Dupin et Daniel Lelong), a fait – et continue de faire – une brillante carrière de marchand d’art. Il a, entre autres choses, contribué à la reconnaissance d’artistes majeurs comme Louise Bourgeois (la liste complète serait assez longue, on s’en dispensera, il suffit ne serait-ce que de parcourir les livres de Jean Frémon pour l’établir). Cependant cette activité chronophage n’a jamais recouvert le travail de l’écrivain qui s’en est, bien au contraire, nourri, non seulement à travers la rédaction de textes d’“accompagnement” subtils et savoureux pour des catalogues d’exposition, mais aussi par l’écriture d’essais plus substantiels, matrices de recueils à venir (si l’on devait rassembler tous ses écrits sur l’art, un fort volume serait nécessaire, tant ce travail, volé aux heures de loisirs ou de sommeil, a acquis, avec le temps, une réelle épaisseur), sans oublier les livres à tirage limité en collaboration avec les artistes où très souvent le poète reprend ses droits.
Au cours de ce même entretien, Jean Frémon dit aimer, en littérature, les tons “qui déboulonnent l’esprit de sérieux”, proposant Proust ou Beckett en exemple. C’est pourquoi son nouveau livre, Le Miroir magique, est, tout comme les précédents, plaisant à lire, car traversé par l’humour et faisant preuve d’une remarquable économie narrative : 47 textes brefs pour 307 pages, soit en moyenne entre 6 et 7 pages pour chacun d’eux que leur auteur qualifie d’“historiettes : fables, souvenirs, choses lues, vues, transposées ou inventées, ayant pour thème commun le portrait, les portraitistes et les portraiturés.”
Il convient, avant d’ouvrir ce nouveau recueil, de nous pencher sur la passion de l’image qui habite Jean Frémon. Mais encore faudra-il s’entendre sur ce qu’est une image. Le 3 septembre 2003, dans son bureau de la Galerie Lelong, je lui avais posé cette question – c’était dans le cadre d’une émission de Surpris par la nuit (France Culture) intitulée L’image, variations – et il m’avait répondu : “Une image, c’est quelque chose de compliqué, de conflictuel, de passionnel – je veux dire par là qu’on n’est pas du côté du rationnel quand on parle de l’image. De tout temps, on a fait des images dans lesquelles on essaie de représenter, d’attraper la réalité, et on voit bien qu’il y a toujours eu quelque chose d’un peu magique là-dedans. Et évidemment, les religions s’en sont emparées, s’en sont servies, s’en sont méfiées… Donc on est de ce côté-là, on n’est pas du côté des choses calmes, raisonnables, de progrès ; on est du côté d’une chose chaude, agitée et complexe.”
Notons déjà ce mot “magique”, et poursuivons (je résume, sans changer le moindre mot) : “Dans l’image, il y a ce phénomène relié aux mythes, relié au sacré, relié à l’interdit, aux tabous… Il y a une compulsion, on a besoin de représenter les choses, le monde et nous-mêmes, et aussi régulièrement le besoin de le détruire, ou d’en interdire la représentation, ou de se méfier de cette représentation… L’image c’est une chose qui a de nombreux pouvoirs, qui peut susciter l’amour, le désir, qui permet de fixer l’infamie, et aussi de favoriser la méditation (…) Une image, c’est statique, mais l’art du peintre consiste à lui donner la vie, enfin l’illusion de la vie. Il peut donner l’illusion que la figure respire, comme un visage se dilate et se contracte lentement sous l’effet de la respiration, par l’usage de contours flous, ou d’une multiplicité de contours, comme dans les portraits de Giacometti (…) Ce qui reste vivant, c’est la présence ; un portrait, un portrait peint de quelqu’un qui existe, ou qui a existé, il est vivant si la présence palpite, et la présence palpite si le peintre est un grand peintre. Si ce n’est pas le cas, le tableau est mort, il n’y a rien et le sujet est mort aussi. Si le peintre a rendu le tableau vivant, si le portrait, l’image, est incarné, il sera toujours instantanément contemporain du regard qui, le regardant, le réveille, le ressuscite, etc. Bien sûr, c’est très clair pour un portrait, mais c’est la même chose pour un paysage, et même pour un tableau non figuratif.”
Il convient maintenant, pour prolonger cette réflexion, d’interroger les liens entre portrait et mémoire. Non seulement parce que faire un portrait contribue à maintenir l’image des morts parmi les vivants ; mais aussi parce qu’au moment de l’exécution le regard du peintre enregistre d’abord le sujet avant de se poser sur le support afin que la touche soit justement placée. Lors des séances de poses, il y a usage de la mémoire immédiate, et ceux qui n’ont pas acquis cette mémoire-là sont incapables de poser une touche où il faudrait, rappelle Jean Frémon dont l’écriture, alimentée par des lectures aussi solides que variées, ainsi que par une capacité d’enregistrement de souvenirs assez remarquable, déploie de merveilleuses histoires autour de ce thème aussi riche que très ancien (mais toujours accordé aux avatars de la modernité), non dans le but de forger une thèse, ou d’impressionner le lecteur par son érudition, mais pour faire proliférer ces histoires et ainsi interroger notre rapport à l’image, peinte, dessinée, gravée, donc à ses pouvoirs déjà énoncés.

Page 51 du Miroir magique où il est notamment question de David Hockney, grand portraitiste s’il en est, Jean Frémon écrit que “nous nous efforçons, naïvement, de faire parler les tableaux. Nous avons tort. C’est par ce qu’ils refusent, autant que par ce qu’ils offrent, qu’ils nous séduisent. Et c’est par ce qu’ils ne disent pas mais que nous sentons qu’ils recèlent sans être pour autant capables de le définir, que leur pouvoir sur nous s’affirme et dure. Et c’est assurément par la clarté de leur énonciation muette qu’ils s’installent durablement dans nos mémoires.” Ce livre, on peut le traverser de la première à la dernière ligne au gré de nos envies de continuer ou d’arrêter, de faire une pause avant de reprendre. On peut aussi procéder autrement, battre les cartes, ou s’aider de l’index des personnages en fin de volume qui ne fait pas moins de dix pages (on en compte donc entre quatre et cinq centaines) afin de nous orienter vers une de ces “historiettes” plus réjouissantes les unes que les autres où l’on saisit bien, à chaque fois, qu’il s’agit là aussi, mine de rien, de fragments d’un autoportrait de l’auteur dont les personnages, mêmes fameux, deviennent parfois, le temps de quelques phrases ou paragraphes, porte-paroles à la fois d’eux-mêmes et de celui qui les a ré-inventés. P.68-69 : “Fixer le fugitif, retenir l’éphémère, exalter l’instant, c’est à cet impossible que nous devons tendre, disait Bernin. Disait-il vraiment de telles choses ? Je n’en sais rien, j’invente, il faut bien. Au moins agissait-il comme je prétends qu’il aurait dit. Continuons donc à lui donner la parole.”
Dans un des textes du Miroir magique intitulé Le portrait éclaté du Docteur Speck où il est question de “Cy Twombly, peintre américain fixé à Rome, autant dire hors du temps”, Jean Frémon nous raconte comment Twombly a procédé pour faire ce fameux portrait d’un médecin allemand, collectionneur de ses tableaux. Tout d’abord il le questionne sur tout et notamment sur ses goûts, pendant que sa fille de trois ans griffonne sur des feuilles qu’il lui a offertes. Puis il se met au travail en l’absence de son “modèle”. Le lendemain le tableau est achevé : “C’est une grande surface blanche maculée ici et là de taches et de crayonnages. Deux des trois feuilles griffonnées la veille par la petite fille de trois ans y sont intégrées, entourées par une ligne ondulée qui forme comme un cadre et qui semble vouloir les accueillir dans un projet plus large, dans une esthétique qui leur est apparentée. Ici et là, des chiffres ; 7, 27, 33, les initiales de Marcel Proust, le nom de Pétrarque et le prénom de sa muse, le même que celui de l’enfant”, etc. La description est assez longue, on comprend que ce long questionnement du “modèle” n’a pas été vain. Frémon conclut : “Un portrait n’est pas nécessairement la réplique des traits du modèle, il est d’abord l’expression des pensées et des sentiments du peintre envers ce modèle. C’est ici une explosion. Derrière chaque mot se retranche une empathie, une effusion que l’image d’un visage n’aurait pas supportées. Il leur faut un support plus abstrait, un nom, c’est déjà beaucoup.”
Dans une autre “historiette”, titrée cette fois Les perspectives dépravées, Jean Frémon confronte une fois de plus deux de ses “héros” : Marcel Proust et David Hockney. Il raconte que ce dernier, installé en juillet 2019 non loin de Cabourb-Balbec, a “le projet de peindre l’arrivée du printemps et incidemment de relire Proust.” Il travaille sur un long carnet en accordéon (les carnets d’Hockney sont, comme on le sait, merveilleux, et méritent le plus souvent d’être reproduits en fac simile). Il pense – nous dit Frémon – “à la tapisserie de Bayeux” et “peint ce qu’il a sous les yeux : un champ, quelques arbres, une voiture, l’allée bordée de pommiers”, et, “ce faisant, il raconte une histoire. Quand il arrive à la fin du carnet, il a fait un tour entier sur lui-même et peint 360 degrés du paysage qui l’entoure.” Qu’a-t-il produit au fond en procédant ainsi ? “Un autoportrait dont l’auteur se serait retiré.” Magnifique projet (la phrase serait de Julio Cortázar) dont on est en droit de se demander s’il n’est pas aussi celui de ce livre, Le Miroir magique, dont le titre est emprunté à une suite de dessins de Goya, et où l’auteur fait aussi un tour entier, non sur lui-même, mais dans le champ de ce qui l’intéresse ici, à savoir la peinture, et plus largement les arts plastiques (la musique en étant plutôt absente, même si l’art du portrait musical a une longue histoire – mais c’est un autre sujet), et, bien entendu, l’écriture – la littérature, la prose –, puisque les mots peuvent aussi s’avérer matière à portrait. P.175 : “Flaubert se veut résolument peintre. (…) On sent l’auteur jaloux des pouvoirs du peintre, du plaisir sensuel de la touche. Et ce que Marcel Proust appelait la beauté grammaticale chez Flaubert, l’usage, divergent de l’ordinaire, des pronoms et des conjonctions, est l’artifice d’un peintre qui compose un tableau.” Jean Frémon – ses précédents livres nous avaient déjà alertés, et Le Miroir magique le démontre avec éclat – est un grand portraitiste.
2. C’était au tout début du nouveau millénaire, j’avais eu la chance de faire un échange de livres avec François Dominique à l’occasion de la réalisation d’un ouvrage retraçant l’aventure des éditions Ulysse fin de siècle (devenues Virgile). Ce dernier m’avait envoyé « A » (sections 8 à 11) de Louis Zukofsky qu’il venait de traduire avec Serge Gavronsky. Ça faisait des années que je m’intéressais aux poètes dits objectivistes, que Serge Fauchereau, Anne-Marie Albiach (pour Zukofsky), Jacques Roubaud (surtout pour Reznikoff) ou Yves di Manno (essentiellement pour George Oppen – mais aussi leurs aînés immédiats Ezra Pound et William Carlos Williams) et quelques autres avaient traduits. Grande joie de pouvoir lire cette centaine de pages d’un long poème dont, à moins d’être spécialiste de la poésie américaine, on n’avait ici en France qu’entendu parler, sans pouvoir en lire davantage que quelques fragments. Du coup, je propose à Alain Veinstein de faire une émission à ce sujet – les objectivistes américains – dans le cadre de Surpris par la nuit. L’émission est programmée le 11 avril 2003, avec des moyens réduits : une seule séance d’enregistrement en studio, l’après-midi du 25 mars. Devant aller vite, je convoque les trois personnes déjà nommées qui m’avaient ouvert ce champ : Serge Fauchereau, Jacques Roubaud et Yves di Manno. L’émission dure une heure et demie et on parle des poètes dits “objectivistes”, dont bien entendu Louis Zukofsky.
Avant de dire simplement quelques mots sur l’édition intégrale (ou plutôt quasi-intégrale parce que « A » 24 qui est une partition musicale de 250 pages – “un canon à quatre voix composé par Célia sur des thèmes de Haendel, citant par collages successifs des vers issus des sections précédentes et d’autres poèmes” – en est, on comprend bien pourquoi, absente, même si une page nous est offerte en fin de volume en exemple) que les éditions Nous viennent de faire paraître, reprenant ce colossal travail de traduction heureusement mené à son terme, voici, retranscrits à l’arraché, les quelques fragments de cette émission concernant l’auteur de « A », poème d’une vie.
Christian Rosset : Serge Fauchereau, parlez-nous de votre rencontre avec Louis Zukofsky.
Serge Fauchereau : Il avait la réputation d’être un grognon qui pouvait être très rude. Mais j’ai eu la chance de ne le voir que par son côté extrêmement positif, c’est-à-dire l’homme gentil qui me disait « qu’est-ce que vous faites ce soir, vous êtes tout seul ? Restez manger avec nous ». Il se trouve que j’étais son voisin – pur hasard ! C’était à Port Jefferson, sur Long Island, à côté de l’université de Stony Brook où j’étais professeur de littérature américaine (son fils Paul enseignait à cette université dans le département de musique, il voyait peu son père soit dit en passant). Donc, j’habitais juste à côté. Les gens me conseillaient de ne pas y aller car il jetait les gens dehors ; mais je me disais : c’est quand même un peu fort, voilà un homme que j’ai traduit, pas de raison qu’il me mette à la porte… Alors un jour, je tente ma chance. Était-il bien luné ou quoi, je n’en sais rien, mais j’ai été reçu. Et après j’y suis allé tous les jours, avec la cérémonie d’aller faire les commissions car, comme il ne conduisait pas, c’était pour lui un problème. Alors tous les samedis on allait ensemble faire les courses au supermarché. Bien sûr, Louis ne faisait pas les commissions, c’est Celia qui les faisait, il accompagnait, me tenant des discours sur la poésie, sur le quotidien, l’importance de voir, et tout ça (rires), et aussi sur comment traduire… J’étais beaucoup plus jeune que maintenant, j’étais mal élevé, et je lui répondais : je ne suis pas d’accord ! Et lui acceptait de répondre au jeune homme impertinent que j’étais. (…) Il était très retiré, il fréquentait très peu de gens, il était très seul, je me disais : mais quand je ne serais plus là, qui va s’occuper d’eux ? ƒrouJe lui avais dit : il y a le poète Louis Simpson qui habite lui aussi pas loin d’ici. Ils se sont rencontrés. Louis a fait les cent mètres qui le séparait d’un autre poète qui n’était quand même pas n’importe qui, Prix Pulitzer ! (je ne l’emmenais pas chez un obscur poète de quatrième ordre) Et puis, ça n’a pas pris vraiment, ils sont restés en bons termes, très courtois, mais il n’a jamais demandé le moindre service à Louis Simpson qui pourtant, en âge, était plus proche de lui, et qui restait là en permanence…
Jacques Roubaud : Alors, le grand, le plus grand avec Reznikoff, de tous les objectivistes, c’est Zukofsky. Lui, c’est vraiment un monument. Il a beaucoup écrit et il a cette particularité que, s’il s’est défini par rapport à son maître Pound, il a fait un parcours qui est aussi une critique de Pound. À mon sens, Zukofsky, c’est peut-être le plus grand poète des États-Unis au vingtième siècle. Il est né en 1904, son œuvre commence à la fin des années 20. Il est l’auteur de All qui recueille les “short poems” ; de Bottom : on Shakespeare, longue prose, à la fois étude critique et exposé d’une poétique ; et d’une traduction homophonique de Catulle, du latin à l’anglais, ce qui en fait un plagiaire par anticipation de l’Oulipo. À un certain moment, il entreprend la composition d’un très très long poème en 24 parties dont le titre est l’article indéfini « A » (qu’on peut comprendre aussi comme étant la lettre « A »). Chaque morceau de cet immense poème a un traitement formel propre. Et en ce sens, c’est toujours en référence et en critique implicite des Cantos de Pound. Ces traitements formels sont très variés, il bouge beaucoup. Il y des fois où c’est du vers libre simple, narratif, et d’autres où il reprend des formes poétiques. Le moment crucial sans lequel on ne comprend pas l’ensemble, c’est le fameux « A » 9 qui est en deux parties. Pour saisir « A » 9, il faudrait un séminaire très très long, parce qu’il y a la référence à Pound traitant un poème de l’auteur italien Cavalcanti, Donna me pregha, « canzone doctrinale sur la théorie de l’amour » dont Pound a fait une traduction dans laquelle il se débarrasse beaucoup des éléments formels, tout en faisant une recherche très profonde sur le sens philosophique de cette canzone. Zukofsky reprend ça en lui restituant complètement l’armature formelle, mais au lieu de faire “la canzone sur l’amour”, il en fait une sur le capital. Donc il y a une référence à Marx, dans la première partie ; et dans la deuxième partie, sur la théorie de l’amour. C’est un travail absolument insensé ! En plus il a écrit un texte très intéressant dans lequel il explique comment il a construit ce poème et ça, je dirais que ce n’est pas de l’Oulipo, c’est du super-oulipisme !
Yves di Manno : L’œuvre de Zukofsky, et notamment son long poème « A », est d’une extrême difficulté qui pose des problèmes de traduction absolument phénoménaux, non seulement au niveau du décryptage, mais de la mise en forme. Alors on peut toujours émettre des jugements, je dirais extrêmes, sur toute traduction qui suppose des choix, qui suppose une ligne générale d’écriture, il faut donc se féliciter qu’un traducteur et un éditeur aient pris le risque d’une traduction qui est en cours [celle de François Dominique et Serge Gavronsky. Yves di Manno notait ensuite qu’en ce qui concerne son propre travail d’écriture, même s’il ne s’agit en aucun cas de s’en montrer pleinement satisfait, à un moment donné l’auteur a conscience que c’est terminé ; alors qu’en ce qui concerne le travail de traduction, c’est sans fin, il y a toujours quelque chose qui reste perpétuellement en suspens. Jacques Roubaud, de son côté, insistait sur l’excellence de la version française de la première partie de « A » 9 réalisée par Anne-Marie Albiach à l’articulation des années 1960 et 70 pour le n°12 de la revue Siècle à mains : “C’est à la fois une traduction et un poème, elle ajoute une strate de plus au travail de Zukofsky.” Puis Serge Fauchereau rappelait que le mot « objectivisme » doit être pris assez littéralement :]
No ideas but in things dit William Carlos Williams (Il n’y a d’idées que dans les choses) – entendez : la chose sociale, les faits, les événements ; c’est-à-dire les choses contrôlables, visibles. Un Nord-Africain qui est arrêté dans le métro pour un contrôle, c’est exactement comme ce livre, ou comme une casserole qui est sur le feu : c’est un fait, un objet, un objet social. C’est ainsi qu’ils l’entendaient. Vous trouverez cette idée que l’objet avance. Chez Zukofsky vous suivez un chien par exemple (c’est lui qui suit le chien qui est « l’objet du regard », et c’est un fait concret). Et quand il vous parle de Lénine, il vous parle d’un fait historique, il ne fait pas une apologie, il ne dit pas c’est un grand homme, nous devrions tous être communistes, il le fait au nom de la liberté de parler, c’est très noble, il ne s’est jamais abaissé à faire de la littérature de propagande.
Christian Rosset : Il y a un rejet du spectaculaire ?
Serge Fauchereau : Il y a un rejet du pathos, je crois. Et : pas d’explication, on n’explique pas.
Yves di Manno : Zukofsky est quelqu’un pour qui le travail poétique a à voir avec la musique, la composition musicale.

Jacques Roubaud : Le lien de PZ à la musique est considérable. Il a constamment vécu avec la musique, son fils [Paul, violoniste, dédicataire des Freeman Etudes de John Cage et créateur de Violin Phase de Steve Reich] est musicien, sa femme Celia aussi. Dans sa poétique personnelle, il y a une très belle définition où il dit que la poésie est une sorte d’intégrale – il en écrit clairement le signe. Alors, pour les intégrales, on a le point de départ qui est la borne inférieure et le point d’arrivée qui est la borne supérieure. Il dit : le point de départ, la borne inférieure, c’est la parole (“speech”) et le point d’arrivée, c’est la musique. La poésie est une sorte d’intégration de la parole en musique. Et ça, c’est une très belle définition, disons de la poésie comme Zukofsky la comprend ; ce qui fait que, quand on écoute, soit les poèmes courts, soit des passages de « A » quand on va d’une section à une autre, il y a différentes voix. Quelquefois c’est de la musique très heurtée, très dure, d’autres fois, c’est incroyablement harmonique – et dans les derniers, c’est “hyper-musical”.
Restons-en là en ce qui concerne la transcription de ces échanges radiophoniques, et ouvrons maintenant ce livre de près de huit cents pages qui est le fruit du travail acharné de deux traducteurs : François Dominique et Serge Gavronsky. Dans leur brève introduction à ce “poème d’une vie” – non autobiographique, tout en l’étant “dans un sens qui n’est pas le sens habituel puisque selon Zukofsky, « ces mots sont ma vie »” (Jacques Roubaud) – ils insistent sur l’importance de la culture musicale de Zukofsky, « A » étant aussi la note « la ». Ils relèvent l’influence de Bach, notamment Das Wohltemperierte Klavier (Le Clavier bien tempéré), affirmant étrangement que “« A » [donc « la »] est la tonalité des 24 préludes”, alors qu’en fait seuls les 19e et le 20e sont en la (majeur pour le 19 ; et mineur pour le 20). Mais, peu importe, le nombre 24 (2 fois 12) a son importance. François Dominique et Serge Gavronsky soulignent très justement que “la lettre A suggère un abécédaire dont l’issue est en même temps l’origine c’est-à-dire un Z, initiale de l’auteur.” Et, un peu plus loin, citant une lettre du 9 novembre 1935 à Lorine Niedecker où Zukofsky écrit que “la musique des énoncés n’a rien à voir avec l’explication, mais le lecteur devra apprendre à lire cet énoncé – constructions juxtaposées – comme de la musique”, ils s’interrogent sur la signification de ces derniers mots : “Lire comme de la musique ? Ce fut, dès le début de ce travail de traduction, joyeusement poursuivi pendant près de vingt ans, l’unique motif de notre emportement.” Et il faut bien dire que c’est l’effet de cet emportement qui nous emporte à notre tour : on ne lâche pas comme ça la lecture de ce livre et, chaque section présentant un nombre différent de pages (« A » 16 tient sur une seule page où ne sont imprimés que cinq mots, tandis que « A » 12 se déroule sur 154 pages), on a envie, à chaque reprise, d’en enchaîner plusieurs, comme on enchaîne des plages de musique : par plaisir tant de la continuité que de la rupture.
Pierre Parlant ayant déjà produit ici-même une lecture de ce livre développée et pertinente, je ne me permettrai pas d’en rajouter, préférant conclure cette petite recension par quelques vers de Zukofsky (vers la fin de « A » 22) :
Brouillards, sommets, lacs désincarnés, la lune
s’estompe, les heures passent, un bateau hante
le quai : voilà nos acteurs . . capitaine Ayre . .
ce n’est pas vrai « si j’avais
entendu cette voix je serais mort
de peur » — facile à dire,
c’est plutôt la peur qui doit mourir : mieux vaut
attendre le bon moment pour colorier —
cimes, neige, rouge, saphir, chrysoprase
il paraît qu’on trouve encore ce lion à cent pattes
une fumée perpendiculaire le lait bout pas un bruit,
à cheval sur une monture qui vise droit entre
ses oreilles, fais comme
ce type près de toi, ressuscite
les ruines : les deux bras du lac te montrent la voie :
Jean Frémon, Le Miroir magique, éditions P.O.L, novembre 2020, 336 p., 21 € — Lire un extrait
Louis Zukofsky, « A », traduit de l’anglais (États-Unis) par François Dominique et Serge Gravonsky, Éditions Nous, novembre 2020, 792 p., 35 €