Je suis veuf depuis hier soir, et pourtant personne n’est mort. C’est une série qui vient de se terminer, The Undoing. The Undoing ? pas facile à traduire, disons la chute, la perte, l’effondrement, la déconstruction serait plus juste.
Il n’y a rien de plus triste et vain que de résumer une série, dire l’argument, présenter l’intrigue, aussi je ne le ferai pas. Un jour sur le net j’étais tombé sur le rapport d’autopsie de Marilyn Monroe, ça disait beaucoup de choses sur l’état du corps, ça ne disait bien sûr absolument rien de cet ineffable féminin qu’elle portait en elle, ce « je ne sais quoi » fait de chair et de lumière, cette qualité d’être « un peu au-dessus de ce qui est », expressive puis inexpressive, sérieuse et frivole, profonde et superficielle, heureuse et malheureuse, vivante et morte.
Alors je pourrais parler du casting qui est génial – il faudrait d’ailleurs décerner des prix du meilleur casting, il y a bien un art floral du bouquet… J’aimerais parler de tous les acteurs, Hugh Grant, Donald Sutherland, Edgar Ramirez, Matilda de Angelis… ils sont tous formidables… Mais il y a une reine dans ce casting, absente et omniprésente, opaque et lumineuse, évanescente et ténébreuse, une reine règne sur tout cela : The United States of Nicole Kidman !

Quand on admire la performance de tel acteur ou actrice, c’est un rendu qu’on admire, le résultat sur la pellicule, que chacun peut apprécier selon ses critères et goûts personnels. Là, c’est autre chose. Là, on dirait qu’il n’y a pas de rendu, de résultat, je veux dire qu’on voit une actrice qui joue, en direct, qui joue en live, et c’est magnifique de voir une actrice qui joue ! J’ai eu l’impression, à plusieurs reprises, que les autres acteurs, pourtant excellents, avaient tourné dans le passé, que ce que je voyais d’eux était la captation d’un jeu qui avait eu lieu, ce qui est le principe du cinéma. Mais voici que Nicole Kidman entre dans la pièce ou dans le champ, et quelque chose vrille, fait vibrer le réel d’une résonance nouvelle, ça se passe désormais en temps réel, on est sur son lit devant l’écran, et cette femme vit devant nous, avec nous, dans une troublante simultanéité : elle magnétise la caméra (d’où elle vient) et l’écran (où elle nous arrive). Et c’est si fin, si indicible… On cherche à comprendre, son jeu est si minimal, elle en fait si peu, quasiment rien, mais d’où vient qu’elle crève l’écran à ce point ? D’où vient le feu ? D’où vient que ça nous captive autant ? Car la beauté plastique n’explique pas tout. Il y a autre chose. Et je ne m’acharne pas à mettre des mots sur cet autre chose pour encenser Nicole Kidman, c’est qu’il me semble que là, avec Nicole Kidman, se trouve un secret concernant la vie et l’art, l’art et la vie. C’est toujours troublant, et si réjouissant, quand dans tel livre on tombe sur un passage qui vit vraiment ! C’est au-delà du « bien écrit-mal écrit », au delà du style ou du propos, c’est comme ça, parfois ça vit, et on se sait pas bien comment c’est fait.
C’est en ça je crois qu’on se sent veuf alors que la série se termine, on vient de perdre quelqu’un qu’on a connu dans la « vraie » vie, quelqu’un avec qui on a passé du temps, avec qui on a un peu vécu. Il se trouve qu’ici ce quelqu’un est un mystère qui s’appelle Nicole Kidman.
Mais alors c’est quoi Nicole Kidman ? Ici dans The Undoing c’est une chevelure de feu, flamboyante, c’est Botticelli qui peint à nouveau La naissance de Vénus, à Manhattan, de nos jours. C’est un corps de Barbie – elle est si grande, à chaque plan elle paraît plus grande. Et on regarde ce visage et on se demande s’il n’est pas un peu figé, un peu artificiellement glacé, on cherche le temps sur ce visage, et on se demande encore comment cette surface si lisse, si pure et si parfaite, diaphane jusqu’à la transparence, peut à ce point donner naissance à tant de sentiments et d’émotions variés, sans rien montrer du travail, du labeur – on a l’impression qu’il n’y a pas de travail, pas de composition, seulement une totale implication. Pure présence. Pure invention. La vie, quoi. Mais alors c’est quoi Nicole Kidman ? Peut-être ce qui échappe à toute définition. Comme un perpétuel effacement. A chaque plan on a tout vu mais on n’a rien vu, alors on attend, on espère, on désire le plan suivant, peut-être que le plan suivant nous donnera la clef ? Peut-être qu’il nous permettra de comprendre et l’actrice et le personnage ? Mais non, le plan suivant est encore une apparition, elle apparaît encore pour la première fois, puis se dérobe, et ce à chaque fois, un sillage. Il y a des gens qui sont un sillage. Des femmes. Je ne connais aucun homme qui soit un sillage, l’homme serait plutôt un sillon !

Mais The Undoing ne serait pas aussi troublant s’il n’y avait eu, cet été, la série Big Little Lies, encore avec Kidman et un casting éblouissant. Ces deux séries forment le diptyque d’une Amérique sous Trump, époque Trump, mais sans Trump. Une certaine idée de la côte Ouest et son printemps permanent avec Big Little Lies : et ses vagues, ses rouleaux de vagues interminables, blanches, nacrées, Virginia Woolf n’est pas loin… Et une autre idée de la côte Est dans ce Manhattan ultra chic, rattrapé par l’automne, allant vers l’hiver… Eyes Wide Shut n’est pas loin… Mais tout ça n’est-il pas trop beau pour être vrai ? Justement, le sang qui irrigue Big Little Lies et The Undoing, c’est le mensonge, et donc la vérité, c’est que tout n’est que surface, rien n’est vrai… La vérité, l’âpre vérité, disait Danton.
Et c’est peut-être ça que disent ces deux séries : on sait la vérité, on s’en doute, on sait depuis le début : elle est moche. Mais on veut pourtant la connaître, on veut savoir, on veut voir, on va savoir… mais dans le même mouvement on ne veut pas complètement aller dans ce monde de la vérité, du verdict. On veut rester le plus longtemps possible dans ce moment de bascule, quand le monde des mensonges dorés existe encore ; il va tomber, certes, ça s’effrite déjà de partout, il est en train de s’écrouler sous nos yeux, mais on aime ça justement… the undoing, l’effondrement… c’est pour ça qu’on ne veut pas quitter la série, on veut la fin mais on la redoute, l’idéal serait d’aller vers la fin sans fin, étirer encore le crépuscule, car dans ces moments-là il est parfois un spectacle aussi terrible et fascinant : celui d’une reine qui tombe. Et qui s’élève dans sa chute.
Stars shining bright above you, Night breezes seem to whisper, « I love you »…