Lectures obliques 6

© Julien de Kerviler

« Dès que je me lève, je prends mon bol sur la table de la cuisine. Je l’ai déposé là la veille au soir, pour ne pas avoir trop à remuer dans la cuisine, pour minimiser le bruit de mes déplacements. C’est quelque chose que je continue à faire, moins par habitude que par refus de la mort d’une habitude, et bien que cela (être silencieux, ne pas risquer de réveiller) n’aie plus désormais la moindre importance ; pas plus que de mettre le bol à ma place à cette table, à ce qui était ma place.

J’y ai versé un fond de café en poudre, de la marque (parfaitement inconnue) Zama Filtre, que j’achète en grands verres de deux cents grammes au supermarché Franprix, en face du métro Saint-Paul. Pour le même poids, cela coûte à peu près un tiers de moins que les marques les plus fameuses, Nestlé (Nescafé) ou Maxwell. Le goût lui-même est largement un tiers pire que celui du Nescafé le plus grossier, non lyophilisé, qui est déjà pas mal en son genre.

Je remplis mon bol au robinet d’eau chaude de l’évier, hésitant, pour cette opération, entre deux techniques :
– ou bien faire couler l’eau doucement jusqu’à ce que mon doigt, placé de manière à apprécier la température du jet, m’indique que l’eau est aussi chaude qu’elle peut l’être ;
– ou bien, au contraire, ouvrir très fort, brusquement, le robinet, et l’eau est chaude beaucoup plus vite.

Dans les deux cas il y a bruit, bruit d’écoulement, et discours de la tuyauterie qui semble d’un sans-gêne absolu dans le calme nocturne, rupture désagréable du silence où je me déplace. Mais ce silence est-il plus gravement offensé par le bruit, faible mais assez long, produit si j’applique la première méthode, ou par celui, plus intense mais plus bref, qui résulte de l’ouverture rapide du robinet, c’est ce que je ne suis jamais parvenu à décider. »

Jacques Roubaud, Le Grand Incendie de Londres, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1989, p. 25.