Umberto Eco (1932-2016) est mort vendredi soir, il avait 84 ans. Le monde des lettres perd un immense théoricien des signes et du langage, dont les travaux sur le lecteur, la réception, les médias, l’esthétique, l’art de la fiction demeurent parmi les plus importants de ces dernières décennies. Il était venu tardivement au roman, avec Le Nom de la Rose, en 1980, enquête policière médiévale (et borgesienne), « livre fait de livres » et empire des signes, dont la traduction en plus de 40 langues et l’adaptation cinématographique lui valurent une renommée internationale.
Né dans le Piémont en 1932, Eco a fait des études de philosophie et d’esthétique à Turin et soutenu une thèse, Il Problema estetico in Tommaso d’Aquino, publiée en 1956. Il collabore avec la RAI, participe à des revues (Il Verri et Rivista di estetica) avant de diriger une collection d’essais pour l’éditeur italien Bompiani et de fonder, avec d’autres intellectuels, le groupe de réflexion esthétique Gruppo 63 qui lance une revue de culture Marcatré, réflexion sur le contemporain (littérature, art, architecture, musique). Puis il y eut Versus, en 1971, revue internationale d’études sémiotiques.
Umberto Eco fut enseignant (Florence, Milan, université de Sao Paulo, New York University, Buenos Aires) et il obtint la chaire de sémiotique à la faculté de Bologne, en 1975 — il sera aussi titulaire de la chaire européenne du Collège de France en 1992. Ses travaux porteront durant des décennies sur la culture populaire — La Guerre du faux, De Superman au surhomme — comme sur l’empire des signes, pour « voir du sens là où on serait tenté de ne voir que des faits » : La Structure absente, Le Signe, histoire et analyse d’un concept, Traité de sémiotique générale, Les Limites de l’interprétation, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne ou les fameux L’Œuvre ouverte et Lector in fabula cités aujourd’hui à tort et à travers par tous les étudiants de lettres.
Umberto Eco a montré que l’œuvre n’est pas une totalité finie mais un message ouvrant à une pluralité d’interprétations, et que le lecteur, face au message, ne peut demeurer dans une réception passive mais se trouve pris dans un travail de construction et presque d’invention (quand bien même l’auteur oriente cette lecture en inscrivant son lecteur dans son texte). Tout texte est un champ, un infini des possibles, dont un lecteur modèle saura « interpréter les non-dits ». Umberto Eco parle ainsi de la lecture comme « duel » et « stratégie« . Le « lecteur modèle » est celui qui est « capable de coopérer à l’actualisation textuelle » comme l’auteur l’a prévu ou, en d’autres termes, « d’agir interprétativement » comme l’auteur « a agi générativement ».
Le lecteur modèle est donc coopératif, pris dans une aventure du sens, sémiologique, interprétative et heuristique. L’œuvre se voit définie comme un « mécanisme paresseux », laissant au lecteur l’initiative interprétative, même si la marge est évidemment étroite (Eco parle d’une « marge suffisante d’univocité »)… Tout texte est acte et action ; un message ouvert, et il revient au lecteur de compléter ses non-dits, ses ellipses, d’en rassembler les indices — et l’on se souvient que dans La Septième fonction du langage (Grasset, 2015), Laurent Binet fit d’Umberto Eco un personnage de roman : Simon Herzog et Jacques Bayard, dans la deuxième partie du livre, se rendent à Bologne pour rencontrer le sémiologue, celui qui « quand il se promène dans les rues, (…) flaire de la signification où les autres voient des événements » (Binet, p. 229 et 230). Dans le ratage parfait qu’est le roman de Laurent Binet, Ecco Eco, « barbu » comme il se doit, membre du Logos Club, est une caricature de lui-même, hommage indirect à celui qui justement offrit à ses lecteurs des Pastiches et postiches et Comment voyager avec un saumon, nouveaux pastiches et postiches.
En effet, de l’œuvre d’Umberto Eco, il ne faudrait pas oublier la part humoristique et plus polémique — Croire en quoi ? ; Cinq questions de morale — ou les sommes quasi encyclopédiques (Histoire de la beauté ; Histoire de la laideur ; Histoire des lieux de légende) : de quoi alimenter, via un inventaire de ses essais, romans (Le Nom de la rose certes mais aussi Le Pendule de Foucault et L’Île du jour d’avant) et articles un autre chapitre de son Vertige de la liste — sans oublier La Mystérieuse Flamme de la reine Loana, autoportrait oblique et baroque via un double, Yambo.
En 2015 paraissait son dernier roman, Numéro Zéro, fable burlesque et noire de notre présent qui ne distingue plus le vrai du faux, mise en fiction des théories du complot, de la manipulation et de la désinformation et fresque d’une Italie sur laquelle « l’ombre de Mussolini, donné pour mort, domine tous les événements (…) depuis 1945 », cette Italie qui pleure aujourd’hui la mort d’un de ses plus grands intellectuels, Umberto Eco, un « maestro« .
Lire ici son Art de la fiction pour la Paris Review (en anglais).