C’est la lecture d’Après la littérature de Johan Faerber qui m’a donné envie, avec beaucoup de retard (il arrive qu’on soit en avance, mais le plus souvent on est en retard – être à l’heure n’étant pas dans nos préoccupations), de me procurer les romans de Laurent Mauvignier, considérés tout d’abord avec méfiance, sans savoir pourquoi, peut-être simplement par bêtise, parce qu’il reste quelque part dans la tête de qui fut jeune et passionné lecteur du Nouveau Roman l’idée que la période glorieuse des Éditions de Minuit est achevée depuis longtemps…
Ce qui est faux, et même archi-faux, puisque, comme tant d’autres, j’attends, souvent avec impatience, les livres nouveaux d’Eugène Savitzkaya, de Tanguy Viel ou de Jean Echenoz, voire d’Éric Chevillard ou de Jean-Philippe Toussaint, lus eux-aussi avec un certain retard, ce qui fait qu’il m’en reste un certain nombre à dévorer avant que d’aborder leurs derniers opus ; ou appréciés plus récemment, à parution pour une fois, comme les quatre premiers livres de Julia Deck ; sans oublier – bien au contraire – ces formidables auteurs de passage que furent François Bon, Antoine Volodine, Marie Redonnet ou Marie N’Diaye, avant qu’ils n’aillent poursuivre leur chemin chez d’autres éditeurs – pour ne citer que des noms d’écrivains de la période d’après le Nouveau Roman qui se trouvent en bonne place dans ma bibliothèque. Mais le bonheur, c’est simple comme jeter aux orties certains préjugés encombrants, donc d’entreprendre, par exemple, la lecture d’Histoires de la nuit, certes avec un peu d’appréhension, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’un volume particulièrement épais (dans les 630 pages, chacune étant composée de 29 lignes d’une bonne cinquantaine de signes en moyenne, espaces comprises), mais sans se soucier de ne rien connaître, ou si peu, de leur auteur : y plongeant directement, avec l’idée très simple qu’on verra bien ; et tant pis si l’attention retombe, d’autres livres étant disponibles à proximité, en attente d’être ouverts… On ne manquera pas de lecture…
Eh bien, ce livre m’a pris comme rarement, impossible de l’abandonner, de relâcher la tension, sinon le temps des obligations inévitables du quotidien – ça faisait un moment que ça ne m’était pas arrivé, en ces temps où je me surprends parfois à fredonner sur un air de chanson idiote : comme c’est ennuyeux de vieillir, on devient blasé, on ne se laisse plus prendre par rien, sauf par ce qui ironise le fait de vouloir nous prendre, soit par la main (ce qui est toujours douteux), soit aux tripes (ce qui est tout aussi douteux). Non, là on se trouve pris, presque malgré nous, par quelque chose de très prégnant, de sensible, qui a peut-être trait, avant tout, à la question du rythme : on est entraîné par la mise en œuvre particulièrement maîtrisée, et de plus assez rusée, mais sans rouerie, d’un véritable sens de l’attente, d’une stratégie efficace de la lenteur, en variant l’usage d’innombrables manières, toutes spécifiquement littéraires : les événements ne se précipitent pas – enfin pas trop – et du coup on se surprend à différer notre besoin de résolution (au point d’espérer qu’il n’y en ait pas : que le final restera suspendu). Le contraire d’un polar classique, même s’il y a de ça, car on ne saurait décréter que ce roman n’est pas de genre, même si probablement déceptif pour certains amateurs (non, ce n’est pas un scénario pour un nième home invasion movie – ni même un scénario tout court, car bien trop riche pour devenir manière d’un long métrage standard).
J’apprends, en découvrant l’entretien mené par Johan Faerber pour Diacritik, que Mauvignier s’est donné quelques contraintes, dont la longueur, à peu près égale, des chapitres (une dizaine de pages en moyenne – dit-il ; il y en a 46, soit 23 x 2 – les derniers mots du chapitre 23 étant “on dirait qu’on t’attend” ; et les premiers du 24 : “Vous êtes qui ? Qu’est-ce que vous voulez ?”). Très sensible à ce genre de contraintes, je m’en étais vite rendu compte, ce qui m’a conduit, en écho, à m’en donner moi-même, lisant par suites de 3 ou 4 chapitres (ni plus, ni moins), à divers moments de la journée, ce qui m’a demandé à peine quatre jours pour dévorer la totalité – j’en connais, autour de moi, qui ont mis moins de deux jours, c’est dire si cette histoire est addictive. Est-ce important de noter cela ? Je l’ignore, mais ça signifie au moins une chose : le tempo de lecture est essentiel, ainsi que la manière de l’interrompre, ponctuellement. Je me souviens d’une lecture sans précipitation et néanmoins haletante. On se trouvait parfois essoufflé après une session, surtout quand il ne se passait quasiment rien – du moins rien qui ne fasse clairement avancer la narration.
Petite remarque au passage sur le “s” du titre, Histoires de la nuit, qui est aussi celui d’un livre pour enfants, composé de plusieurs brefs récits ou contes – histoires de sorcières ou de vampires, “parfois un peu effrayantes”, qui “s’immiscent secrètement” dans les rêves – que Marion, un des personnages principaux de ces Histoires, lit le soir à sa fille Ida : doit-on imaginer, dès l’incipit, que plusieurs récits vont s’entrecroiser ? Ou qu’une même histoire devra être interprétée d’autant de manières qu’il y a de personnages dont on suit non seulement les faits et gestes, mais aussi la vie intérieure ? Bref, ce récit, si bien ficelé, voire implacable (certains n’hésiteront pas à parler de “tour de force”), qui prend progressivement la forme d’un huis-clos, est probablement plus ouvert qu’on ne saurait le croire, à se faire piéger par la force d’entraînement qu’il génère.
Bien entendu, il est interdit de raconter, même de manière rudimentaire, ce qui se trame dans cette histoire, le mieux étant finalement de ne rien dévoiler, les sept lignes imprimées en 4e de couverture devant suffire à nous mettre l’eau à la bouche : “Il ne reste presque plus rien à La Bassée : un bourg et quelques hameaux, dont celui qu’occupent Bergogne, sa femme Marion et leur fille Ida, ainsi qu’une voisine, Christine, une artiste installée ici depuis des années. / On s’active, on se prépare pour l’anniversaire de Marion, dont on va fêter les quarante ans. Mais alors que la fête se profile, des inconnus rôdent autour de la maison”. On peut quand même dévoiler un nom de lieu : “L’écart des trois filles seules” (comme l’énonce Laurent Mauvignier dans son entretien avec Johan Faerber) qui donne à entendre que, d’une part, le hameau est à l’écart ; que, d’autre part, y vivent trois filles ; et qu’enfin y règne la solitude relative à ces lieux auxquels personne ne prête attention. J’écris ces lignes dans les hauteurs d’une petite ville de banlieue parisienne, à l’endroit même où, jadis, le lieu-dit auquel la maison où je réside est attachée se nommait “La femme sans tête”. Mauvignier joue avec les noms – ne serait-ce que ceux des personnages qui sont essentiellement des prénoms (celui de Bergogne étant Patrice) – et brillamment. Il joue aussi avec les nombres : “3”, par exemple – les “rôdeurs” étant trois en effet, comme les filles : la gamine, la quadragénaire et la vieille dame. Trois rôdeurs contre trois filles, la lutte est inégale, à moins que Bergogne… (mais on se doute, avant même de commencer à lire, que cet homme sera pour le moins faillible, sinon à quoi bon ?) Une chose que l’on peut cependant dévoiler sans dommage, c’est que Christine, la plus âgée, est peintre. L’auteur la “verrait bien comme une sorcière aux cheveux orange, dont la peinture serait comme un acte de magie” – magie des plus concrètes, issue d’un travail inlassablement en reprise de recouvrement, d’effacement, d’élargissement et de condensation de l’espace-temps, de prolifération des signes et d’élagage – la création ne se faisant pas sans repentirs – qui est aussi celui de la fiction (comme pour la peinture, avant tout passage à l’acte). Je note que, s’il est exact que j’ignore à peu près tout de la biographie de l’auteur d’Histoires de la nuit, j’ai quand même enregistré qu’il a fait des études d’arts plastiques, ce qui fait que, même s’il a dû probablement remiser les outils des pratiques auxquelles il s’est essayé (mais lesquelles ?), il doit lui en rester quelque chose de très précieux, à savoir l’art et la manière de rendre visible, par le langage.
D’où l’importance des lieux, des objets, rendus avec précision, avec un grand sens du détail, comme procédant de dessins tracés au scalpel (les armes blanches, les lames, ont un grand rôle dans cette histoire). Je dis bien dessin, car même si un des personnages peint, ce livre semble assez peu en couleurs – pour l’essentiel plutôt en bichromie, noir et rouge (notons que le nom de l’auteur recèle deux couleurs : l’or et le mauve). Importance aussi du son – des voix, des bruits et des silences. Il y a comme déjà dit la lenteur, l’attente, parfois interminable, mais jamais creuse (toujours animée, même si par trois fois rien) ; l’accumulation des non-dits que le langage retranscrit – ou rend d’autant plus sensible qu’il semble en différer la formulation – sans leur accorder de particularité typographique (comme chez le Claude Simon d’Histoire) ; l’intériorisation incessante de ce que les protagonistes du drame ressentent ; une violence sourde, retenue ; avec çà et là de belles fulgurances qui ponctuent ces moments où l’on se retrouve d’autant plus seul qu’on est plus d’un ou plus d’une à partager cette solitude où tout semble absorbé par la nuit : comme si tant les êtres que les choses étaient aspirés par un somptueux noir d’encre.
D’Histoires la nuit, Laurent Mauvignier dit : ce livre “prend acte de mon incapacité à produire de l’extérieur. Tous mes livres sont des huis-clos, tous parlent de l’enfermement : Continuer retire les murs, Histoires de la nuit les remet. Il prend acte que même dans les montagnes, même dans le monde extérieur, je parle de huis-clos.” On l’aura compris, ces personnages, à peine leur a-t-on donné un nom, un prénom, un métier, un lieu habitation, une filiation, une relation de couple, bref les éléments classiques constitutifs d’une histoire romanesque, qu’on se dit qu’il va leur arriver des bricoles, on tremble pour eux, d’autant plus qu’il y a une petite fille, et aussi une vieille dame, donc des êtres fragiles, que ce n’est pas possible, que ça va forcément mal finir cette histoire, on ne sait pas encore de quelle manière, mais, dès l’incipit (“Elle le regarde par la fenêtre…”), on en est persuadés. Le noir nous va si bien, à nous lecteurs, non la tragédie (en est-ce une ? Mauvignier nous dit que non), mais simplement : vivre en un tel monde, le nôtre, atrocement banal, même situé à l’écart, c’est suivre un mouvement ne cessant de glisser vers le sombre, surtout en période de fête (un anniversaire par exemple).

Dans un entretien, hélas peu roboratif, donné aux Inrocks, Mauvignier donne néanmoins quelques précieuses indications. En réponse à une question prévisible (mais cependant utile) : “La fin, terrible, était-elle prévue dès le départ ?”, il répond : “Absolument pas, et elle est pour moi surprenante, parce que je me suis aperçu qu’elle est liée à des choses extrêmement personnelles comme la mort de mon père. C’est étrange, vous pensez écrire un roman de genre et vous retrouvez avec un texte qui parle de vous. C’est en cela que j’aime la fiction, elle me conduit à regarder la réalité.” En face ? Ou par le truchement de divers transformateurs ? Dont le lecteur qui n’est pas le dernier à y mettre du sien… C’est d’ailleurs pour cela qu’il ne faut rien lui souffler d’avance à l’oreille, pour le laisser libre de frayer dans cette généreuse matière, à sa guise et au bon tempo (qui est en premier lieu le sien, même si, comme on le sait, tout livre vraiment écrit impose ses propres tempi). Histoires de la nuit parle aussi de nous, non parce que ce serait, comme l’insinuent certains prescripteurs, un roman empreint de sociologisme (mais quelle idée, certes en pure conformité avec l’air du temps !), mais par sa justesse, notamment de ton, l’auteur ne venant pas de n’importe où – et peu importe qu’on le sache ou non, on sent à chaque page que Laurent Mauvignier a vécu, ne serait-ce qu’en rêve, au hameau des trois filles seules, qu’il y a certaines racines, même s’il ne peut le saisir (le ressentir) qu’en écrivant, et notamment dans les moments d’attente de l’écriture, quand l’auteur s’apprête à se saisir d’une gomme, plutôt que d’une plume.
Curieuse démarche que d’écrire ces quelques lignes à propos d’un livre dont on ne peut en aucune manière dévoiler l’histoire, même si, le succès venant (qui serait fort mérité), on échangera d’ici peu à son sujet entre bons connaisseurs de ce qui en compose la très particulière saveur. Alfred Hitchcock avait interdit aux spectateurs d’entrer dans les salles une fois le générique de Psycho commencé – et recommandé de ne rien dévoiler, tant dans la presse et les médias que dans les conversations entre amis. Aujourd’hui tout le monde ou presque connaît ce film par cœur. En sera-t-il de même pour Histoires de la nuit ? Même si, contrairement au film d’Hitchcock où une explication finale clôt l’affaire, ce qui est bien dommage, ce livre nous laisse, malgré quelques indices, dépourvus d’une quelconque résolution. Mauvignier a-t-il lui-même une idée claire de la suite de l’histoire, au lendemain du drame ? Pas sûr. Certains d’entre nous en ont une parce qu’ils l’ont rêvée. Mais, comme souvent, ils l’ont aussitôt oubliée. Ce que je sais, c’est qu’Histoires de la nuit trouvera des lecteurs enthousiastes et que cette petite lecture n’aura eu d’autre sens que d’inciter le fureteur de passage à se procurer au plus vite ce livre. Ce que j’ignore encore, c’est si nous le relirons – et comment. En attendant, je suis impatient d’enfin découvrir les opus précédents (probablement en inversant la chronologie de parution – mais rien n’est encore décidé). Le retard a du bon : les longues nuits d’attente que cette pandémie qui nous retient à domicile – en huis-clos avec nos lectures ? – bien davantage que de coutume soit neutralisée (en attendant la prochaine ?) sont, en ce qui me concerne, d’ores et déjà programmées.
Laurent Mauvignier, Histoires de la nuit, éditions de Minuit, septembre 2020, 640 p., 24 € — Lire un extrait — Lire ici l’entretien de Johan Faerber avec Laurent Mauvignier.
