S.O.S. Santé ! : Mustapha Bencheikh, Comme une histoire

En ces temps de pandémie où les systèmes de santé de tous les pays sont mis à rude épreuve et dévoilent, sans masque, leurs insuffisances et leurs dysfonctionnements, Mustapha Bencheikh publie, en juin 2020, aux éditions de L’Harmattan, Comme une histoire, dénonciation sans concession, d’une partie du système de santé marocain, confié à un organisme privé, Big data. Douzième titre de la collection « Histoire, Textes, Sociétés », sa thématique s’inscrit pleinement dans l’actualité et dans les ambitions de la collection qui est de « questionner l’inscription du sujet social dans l’histoire ». L’auteur est connu comme universitaire ; il propose, pour la première fois, une fiction. 

Si la couverture peut surprendre et ne met pas sur la voie de la localisation géographique du récit, elle est bien une illustration de son lieu emblématique, décrit dans les premières lignes du chapitre I : « Cette énorme bâtisse en verre était plantée au milieu de nulle part. On y accédait par un chemin vallonné sans penser un instant découvrir au sommet de la colline sur une immense plaine, raides comme une saillie, sept étapes qui déchiraient le ciel. Ses bâtisseurs enclins à frapper les consciences et subjuguer les esprits voulaient écrire l’histoire de la santé du pays avec une nouvelle encre qui raconte ce qu’elle fait et fait ce qu’elle raconte ». Une bâtisse énorme, haute de sept étages qui est le blason d’une nouvelle ère dans la politique de la santé du pays – dont on saura assez tardivement qu’il s’agit du Maroc –, et dont on comprend que la démesure n’est que l’annonce de la corruption à grande échelle qui va être la marque de l’organisation mise en place. La présentation du récit (« dans ce récit caustique, il dénonce, non sans ironie, la marchandisation d’un des secteurs clés de la société, la santé, et les dérives auxquelles elle conduit »), les citations mises en exergue (la tyrannie liée au consentement à la servitude, les finances opposées à la dignité humaine) et le Prologue laissent présager le naufrage qui suit.

Pour bien marquer l’orientation de cette organisation, le narrateur lui donne un nom bien symbolique « Big data », plaçant d’emblée le lecteur dans la mondialisation et la modernité synonyme de technologie. L’homme qui dirige cette organisation s’impose au premier plan, se détachant des « grappes de collègues », car « Big data devait son existence à son aptitude annoncée de sortir le pays de son marasme sanitaire » : cet homme est Nomo dont un premier portrait est dressé. Il est caractérisé par « sa servitude à l’égard de ceux qui l’avaient aidé à construire sa fulgurante ascension sociale mâtinée d’un compte en banque bien garni et de biens immobiliers qui font la gloire de nos nouveaux riches ». Ni orateur, ni sûr de lui, ni extraverti, il sait placer quelques expressions apprises pour transmettre  à ses administrés les décisions du « directoire » sur un nouvel organigramme. Innovation et excellence sont les mots de sa devise, ainsi que le respect plus que la confiance. Tout cela doit faire de ce grand hôpital qu’il dirige depuis des années « un centre hospitalier universitaire de rang mondial. Premier en Afrique ». Les directions vont être multipliées et on choisira à leur tête les plus méritants. Sans surprise, on devine, dans cette organisation pyramidale où tout part du haut et y revient, que les plus méritants seront les plus courtisans. Nomo a réuni tout ce monde pour menacer : certains se sont permis d’écrire en haut lieu pour se plaindre et il déplore l’ingratitude de ceux qui lui doivent tout : il est vraiment « seul contre tous ». Insistant sans ambiguïté sur sa manière de procéder, la voix de la narration ne mâche pas ses mots : « Accompagnées d’une communication tapageuse et mensongère dans un contexte sanitaire fragile et suspect, toutes les solutions devenaient possibles, à la seule condition qu’elles permettent de sauver les apparences et de donner l’illusion d’un confort duquel d’autres sont soustraits. En clivant la société, le système économique et social avait monté les uns contre les autres et développé un état permanent de haine et de rancœur ».

Pour réussir cet exercice d’équilibriste qui n’oublie jamais son pouvoir et les avantages qu’il lui donne, « Nomo devait s’adapter aux oscillations de la vie politique et gouvernementale ». Il est tellement aveuglé par sa toute-puissance qu’il ne sent pas les prémices de sa chute. Il s’est assuré les services de ses acolytes et à eux quatre ils forment un  quatuor infernal, chaque complice surveillant l’autre pour trouver le moyen de le discréditer. Chacun a son style : Rahabus est brutal et arrogant. Il s’était imposé « au fil des années comme la cheville ouvrière de Big data ». Lémiste est cauteleux et discret : il aura droit au titre du chapitre 3, « Le petit caporal ». La quatrième complice est une femme à laquelle rien n’est épargné. Le portrait qui en est tracé est une charge qui brocarde son physique, sa manière de s’habiller et de parler, son profil psychologique et son absence totale de sens moral : doublement surnommée, Kiki la Barbie est la petite amie du grand chef : « En une décennie, le tandem avait réussi à imposer sa banalité dans le paysage universitaire médical et rendu acceptables ses minauderies à un entourage ivre d’hypocrisie et suspendu à l’ardent désir de gagner une confiance consentie au prix d’un asservissement sans retour ».

La voix de la narration, omniprésente, tient les ficelles de la dénonciation de cette équipe nocive, experte en coups bas pour mettre à terre un système de santé. Elle sait s’y prendre pour attaquer les maillons faibles et faire tomber les récalcitrants. Beaucoup de remarques sur la langue sont essaimées au fil des pages de récit, montrant que l’approximation linguistique va de pair avec l’incompétence gestionnaire et sanitaire. On en trouvera plusieurs exemples au fil des pages. Donnons-en deux : ainsi quand Rahabus tente de venir au secours de son patron qui s’embrouille dans ses explications : « Tout le monde le regardait d’un air apitoyé tant il s’embrouillait dans ses phrases alambiquées, ses expressions puisées dans un patois qu’il était le seul à connaître, convaincu que la langue de Molière n’avait aucun secret pour lui, grand amateur de livres ». On peut citer aussi la manière de s’exprimer de Kiki : « Parlant français, elle truffait son propos d’anglicismes pour jouer la comédie de l’international ».

Revenons aux noms choisis pour les personnages principaux qui ont pour fonction de brocarder ceux qui les portent. Si Nomo fait entendre le nom du célèbre personnage de Jules Verne, il est surtout l’exemple de l’appellation anonyme par excellence dans la mesure où s’appelait « nom », c’est ne pas s’appeler ou être interchangeable. Nomo pourra disparaître, un autre Nomo surgira. Le nom de Rahabus peut être emprunté à l’appellation d’une société de transport à Casablanca, placée en redressement judiciaire en 2007. Notons que, en arabe, Rahabus signifie bus pour le repos… Plus difficile à interpréter, le nom de Lémiste : le personnage dit avoir un diplôme d’ingénieur. Est-ce le diminutif de « polémiste » ? C’est un personnage assez abject, toujours prêt à trahir et à comploter. Kiki, enfin semble être un diminutif, selon une pratique courante au Maghreb. Elle est la maîtresse de Nomo et est surnommée aussi la Barbie pour souligner son souci intempestif de l’apparence. Le Grand Manitou, lui, apparaît au chapitre 7 et est le fabricant de faux diplômes : « sa spécialité était la fabrique de crétins diplômés » ; c’est l’expatrié véreux qui est là comme expert et qui a tous les droits qui ne rend de compte à personne et sert de caution scientifique à Nomo. Il y a aussi, au début de la seconde partie du récit, « le visiteur inattendu » qui n’est autre qu’un journaliste qui, grâce à son enquête, fait tomber l’empire que s’est construit Nomo, tout en tirant des marrons du feu pour lui-même. Il est le seul à avoir un nom marocain, Adil, particulièrement symbolique puisqu’il signifie le juste. Enfin, les trolls  incarnent des médecins malveillants, allusion à Tolkien dans Bilbo le Hobbit. Ces lutins de la mythologie nordique désignent plutôt ici, nous semble-t-il, « dans le jargon de l’internet, des personnages malfaisants dont le but premier est de perturber le fonctionnement des forums de discussion en multipliant les messages sans intérêt (ou, plus subtilement, en provoquant leur multiplication) ». Perturbateurs de communication, ils sont indispensables au quatuor de direction et au fonctionnement douteux de Big data.

Pour renforcer sa dénonciation, c’est cette fois la voix de la narration qui fait de nombreuses allusions littéraires. Certaines égratignent deux écrivains marocains conjointement : « Rendez-vous compte ; il avait même lu le dernier roman de Tahar Ben Jelloun, Chanson douce, qu’il trouvait remarquable et appréciait que l’écrivain marocain ait obtenu deux fois le Goncourt ! » Cette pique est particulièrement mordante puisqu’on sait que Chanson douce qui a obtenu le Goncourt est le roman de Leïla Slimani et que Tahar Ben Jelloun était membre du jury ! D’autres allusions sont élogieuses, comme celle à Stendhal et son « coup de pistolet au milieu d’un concert ». Ou celle, enfin, qui clôt le récit et qui renvoie au Caligula de Camus et à son raisonnement sur l’argent supérieur à la vie : « J’exterminerai les contradicteurs et les contradictions ». Cette citation laisse entendre que l’équipe a changé à la tête de Big data mais qu’une autre saura prendre la relève.

Dans sa panique d’être démasqué, Nomo et son équipe multiplient les malversations : « il fallait casser toute velléité d’indépendance chez les médecins et combattre énergiquement ceux qui résistaient. Tous les coups étaient permis, toutes les manœuvres mises à l’épreuve. Big data ne faisait confiance qu’à sa descendance et livrait à intervalle régulier de petits monstres qui parcouraient le CHU, semaient la terreur et mouraient de terreur ».

On aura compris que Mustapha Bencheikh déploie, avec cette fiction-vérité, un réquisitoire impitoyable d’un système de santé à l’agonie. Il est aisé de trouver sur internet un certain nombre de données sur le système de santé marocain pour toucher du doigt l’angle d’attaque choisi. On peut également comparer ce qu’il propose à d’autres œuvres littéraires qui ont mis, au centre de leur histoire, un système de santé. Car les angles d’attaque peuvent être diversifiés : système vu par les patients, par les acteurs soignants ou par ses administrateurs comme c’est le cas ici.

Ce qui est choisi est la dénonciation du mode d’administration, les acteurs-gestionnaires au sommet, détournant à leur profit les moyens mis à leur disposition : clientélisme, corruption, incompétence sont les maître-mots de leur existence et de leurs pratiques. On peut regretter deux choses : d’une part qu’il n’y ait pas, à l’intérieur du système même – dans le personnel soignant, de l’aide-soignant aux médecins et/ou les malades et leurs familles –, une résistance à ce rouleau compresseur administratif. D’autre part que ce récit privilégie le discours sur l’histoire. La voix omniprésente du narrateur ne laisse que peu de place à l’inattendu et à la surprise pour se focaliser entièrement sur la dénonciation. Et, il faut bien le dire, cette dernière est forte et ne fait aucune concession. C’est un pamphlet qi use des techniques du burlesque, du grotesque, de la caricature pour ne pas rater sa cible. On peut noter l’absence de compétence médicale du quatuor (jamais dite mais sous-entendue), le choix d’une fiction qui peine à entraîner le lecteur dans une histoire, trop centrée sur l’accusation et sur la réprobation morale de la voix de la narration. Néanmoins, il faut reconnaître que le lecteur ne sort pas indemne de cette lecture.

En lisant Comme une histoire, j’ai repensé à la nouvelle de Dino Buzzati, « Sept étages ». D’abord insérée, en 1937, dans une revue littéraire, elle a ensuite été publiée dans Le Quotidien du médecin en 1963 sous le titre, Un cas intéressant. Elle a enfin été intégrée au recueil Les Sept Messagers en 1968 et elle a été adaptée au cinéma et au théâtre. La nouvelle se situe dans les années 1960, en Italie, et met en scène un avocat, Giuseppe Corte, qui arrive à l’hôpital pour se faire soigner d’une maladie bénigne. Le bâtiment dans lequel il est hospitalisé compte sept étages et les malades sont répartis du septième à l’étage le plus bas selon la gravité de leur mal. En haut, les cas les moins graves, en bas, ceux qui vont mourir. De malentendu en malentendu – la communication avec le personnel soignant étant impossible –, Giuseppe Corte se retrouve en bas : la fenêtre de sa chambre se ferme, signe de sa mort prochaine. Le point de vue choisi par Buzzati est celui du malade dont l’individualité disparaît au profit d’un anonymat broyant son humanité.

L’autre récit auquel j’ai pensé est le roman de l’écrivain algérien, Rachid Mimouni paru en 1984 et dont une grande partie dénonce le système de santé en Algérie à cette époque, de façon implacable, à partir, cette fois, de l’acteur principal de son dysfonctionnement. En 1986, l’écrivain s’était expliqué sur son projet, dans un entretien en affirmant que ce roman était le «résultat d’une réflexion personnelle sur la société algérienne » : « Dans Tombéza, on se trouve en présence d’un héros qui est en même temps victime et bourreau. C’est l’histoire d’un enfant né à la suite d’un viol, il naît laid et difforme parce que sa mère après le viol et durant la grossesse, a été battue à mort par son père, comme si c’était de sa faute. Ce « bâtard » va représenter dans cette société archaïque attachée à un ensemble de valeurs médiévales, le mal aux yeux des habitants, il est donc ignoré, méprisé, rejeté […]. On a donc affaire à un personnage parfaitement anormal qui ne recule devant rien pour parvenir à ses fins. Mais ce personnage va très vite se trouver pris dans la dialectique du mal, c’est-à-dire un jeu où il est tour à tour victime et bourreau, parfois il subit le mal, parfois il le fait. […] La plupart du temps, on a tendance à considérer que le mal vient des autres, soit au niveau d’un ensemble de protagonistes, […] soit de la société en tant que telle, parce que, par certaines de ses fonctions, la société opprime l’individu. Je crois que cette forme de réaction n’est pas entièrement vaine.[…] Le mal vient aussi de nous. Nous, en tant qu’acteurs, sommes amenés à faire du mal. Tombéza est un peu l’expression romanesque de cette réflexion, aujourd’hui, dans notre société. Nous sommes tous en même temps innocents et coupables. Au fond, nous sommes tous des Tombéza, c’est un constat qui n’est pas très gai».

Effectivement, le roman est bien l’histoire d’un engrenage de violences et de délits – tourbillon où sont pris tous les citoyens –, du chariot bringuebalant, où gît le héros dans un débarras sordide de l’hôpital, à son « exécution » finale. Sept jours d’enquête durant lesquels, aphasique, paralysé mais conscient, Tombéza suit le présent mais revit aussi toute son existence antérieure en un monologue intérieur qui oblige le lecteur à la complicité. Notons déjà le chiffre sept plus que symbolique comme chez Buzzati et comme chez Mustapha Bencheikh. Ici, le système sanitaire est vécu par son acteur, intendant de l’hôpital qui a pris le pouvoir et sur lequel on se venge. L’ensemble du système est passé au fil du scalpel du romancier.

Chez Mustapha Bencheikh, l’hôpital n’est pas vu comme un lieu de soins mais comme un lieu de pouvoir exercé par ceux qui ne devraient être que des subalternes contrôlés par le corps médical pour l’efficacité des soins à donner à une population. Ce choix met à nu le détournement des moyens financiers et technologiques au détriment du système de santé publique lui-même. Gageons que ce pamphlet donne l’idée à d’autres d’explorer le labyrinthe complexe de la santé dans les pays du Sud pour ne pas parler des autres ! Ce n’est pas un hasard si, dans les trois fictions évoquées ici, le chiffre 7 prend toute sa symbolique puisqu’il est « la totalité de l’univers en mouvement » « Il est le nombre de l’achèvement cyclique et de son renouvellement ». De fait le bâtiment de sept étages ne disparaît pas en même temps que le quatuor : il attend d’autres gestionnaires… Comme une histoire tire la sonnette d’alarme !

Mustapha Bencheikh, Comme une histoire, L’Harmattan, juin 2020, 146 p., 15 € 50 — Lire un extrait