Le 12 mars dernier a eu lieu chez Jean Fournier le vernissage de l’exposition Ensecrètement de Bernard Moninot, la troisième personnelle de l’artiste dans cette galerie, après Entre-temps en 2015 et Chambre d’écho en 2018. Mais, suite aux décisions gouvernementales en raison de la pandémie de Covid-19, elle a été très vite fermée au public (on peut, si l’on passe devant le 22 rue du Bac dans le 7e arrondissement de Paris, tenter de percer certains de ses mystères à travers les vitres). Cependant, patience ! Dès que les activités culturelles seront autorisées à reprendre leur cours, la galerie rouvrira ses portes. La décision a déjà été prise de prolonger la durée de cette exposition jusqu’aux congés d’été.
L’avantage avec ce qui touche aux arts plastiques, c’est qu’il est toujours possible d’en rendre compte, en publiant quelques photos prises in situ tout en échangeant avec l’artiste. Quoiqu’il en soit des difficultés à faire passer ce qui requiert un regard direct, il ne s’agit en aucun cas de ne s’adresser qu’à celles et à ceux qui auraient eu la chance de pouvoir se déplacer sur les lieux, mais à tous et à toutes, ce qui nous a conduit à réaliser ce grand entretien, lentement composé par courrier électronique, durant nos deux premières semaines de confinement.
D’autres projets d’exposition du travail de Bernard Moninot devraient voir le jour l’année prochaine, au Centre d’art de Kerguéhennec (juin 2021), au Musée d’Issoudun (automne 2021) et à la Fondation Maeght (du 15 décembre 2021 au 12 mars 2022).
Un catalogue accompagnera chacune de ces étapes, ce qui nous conduira probablement à poursuivre nos échanges avec un des artistes les plus étonnants, curieux et inventif, de sa génération, auquel Jean-Christophe Bailly a consacré une très belle monographie chez André Dimanche Éditeur en 2012.

Avant d’aborder ce qui, dans ton travail, touche au langage (j’entends : le langage verbal – l’importance des titres, des légendes, des textes, etc.), avant d’en explorer la part figurative, revendiquée, j’aimerais me pencher sur ce qui est, dans cet ensemble d’œuvres nouvelles exposées, de l’ordre de l’abstraction. Autrement dit : ce qui résiste aux mots. Est-ce que, selon toi, l’usage de ce mot “abstraction” peut faire sens pour caractériser certains aspects (par exemple) de tes dessins ? Ou est-ce mon regard qui a tendance à tout abstractiser ? Et, de manière plus générale, quel rapport entretiens-tu avec l’abstraction ?
Penser en dessin ou regarder en peintre c’est abstractiser ce que l’on regarde, en ce sens qu’il n’y a pas dans cette forme de vision mentale une différence entre figuration et abstraction. C’est en comparant les tableaux des primitifs italiens du Louvre comme Sassetta aux structures orthogonales des tableaux de Mondrian que j’ai compris que la peinture était une forme muette de la poésie. Les formes figuratives ou abstraites d’œuvres conçues à des siècles de distance peuvent rimer plastiquement à travers le temps. A cette époque au début des années 70, j’avais remarqué un tableau de Jean Hélion de1939, La figure tombée, une œuvre très importante car c’est le dernier tableau abstrait qu’il a peint. Ma rencontre avec ce peintre et sa conversation a été déterminante pour ma formation. Cet artiste a été dans les années 30 en France, l’un des fondateurs du groupe Art concret et plus tard Abstraction-Création. Il était l’ami de Mondrian, Theo van Doesburg et de Calder. Mais il a été aussi celui qui, après la catastrophe de la seconde guerre mondiale et l’expérience de l’emprisonnement, aura fait dans sa peinture le chemin à contre-courant, à rebours de l’histoire, en rupture avec une conception progressiste de l’Art, dans une époque où l’on considérait l’abstraction comme l’horizon absolu. Cependant après la guerre ses peintures devenues figuratives ne renient pas son travail abstrait, il a eu recours à la figure pour dire à nouveau la complexité du monde. Quand il peint dans les années 1950 une balance sur l’étal d’un marché, c’est la même structure abstraite qu’il utilisait déjà en 1933 pour composer ses merveilleux équilibres abstraits.

Dans l’évolution de mon travail il n’y a pas de contradiction formelle entre les différents styles d’œuvre, mais en fonction du propos qui s’impose à moi, elles sont parfois abstraites. Il ne s’agit pas d’un changement de registre superficiel, mais d’une nécessité. Une voie nouvelle s’est entre-ouverte lorsque en 1999, j’ai commencé la collecte des dessins de La mémoire du vent. En observant le phénomène aérien qui dessine, on voit que la plante qui joue le rôle de curseur pour graver dans le noir de fumée les traces du geste végétal, fait apparaître une sorte de signature qui, selon la puissance du vent durant quelques secondes va se répéter en saccades graphiques plus ou moins amples. Grâce à l’enregistrement de ce phénomène, à qui est délégué l’apparition de la forme, il est possible de faire intervenir dans ce nouveau dessein, l’imprévisible. Intuitivement je me suis rapproché de l’idée de Niepce, la lumière, crayon de la nature, est la possibilité que la nature fasse son propre portrait. Une phrase qui fait écho à celle d’Alberti : L’Art n’imite pas la nature dans son produit final, mais dans son mode de production, qui est organique.
Je trouve dans ton travail un côté “théâtre de la mémoire”, notamment dans certaines de tes œuvres tridimensionnelles, comme Ensecrètement. As-tu été sensible au travail de Frances Yates (traduit pas Daniel Arasse) sur le sujet ? Il me semble que certaines de tes “installations” renouvellent ce concept né à la renaissance Italienne.
J’ai lu ce livre il y a quelques années, c’est Jean Christophe Bailly qui me l’avait fait découvrir. Et j’y ai trouvé l’idée du palais de la mémoire qui m’a permis de réfléchir à l’exposition idéale, une rétrospective en construction, qui serait constituée d’une succession de salles où le visiteur suivrait un fil d’Ariane qui retracerait par les œuvres exposées le récit d’un parcours déployé dans le temps. Un work in progress, passant par les chemins et les errements d’une recherche faite de rebonds, retraits, prolongements et impasses, qui sont, comme pour Kundera, Le lieu de mes plus belles inspirations.
Le concept de l’exposition imaginaire a fortement orienté l’évolution de mon travail. En particulier, chaque fois qu’un ensemble d’œuvres se terminait, il induisait la question : Que faire après ? et la réponse : d’abord s’imaginer dans la situation d’arriver dans une salle vide, comme la page blanche que l’on va explorer en inventant ce qu’elle va contenir. C’est ainsi qu’en alternant des périodes de dessins très sombres, Chambres noires, avec d’autres très claires et blanches, Les serres, ou diaphanes, Les dessins sur soie, toutes différentes en apparence, mais qui composent un voyage de sensations intérieures par le biais des thématiques et des différents matériaux mis en œuvre qui entrent en correspondance et se font écho. Un mur blanc avec les dessins d’ombres portées du Studiolo, précède la pénombre de la salle pour les dessins de lumières projetées des tracés anémones de La mémoire du vent. Viendrait ensuite dans différents lieux séparés une succession de dessins dans l’espace et d’installations : Le fil d’alerte, Silent-listen, Antichambre, Chambre d’écho, Ensecrètement, pour finir par Point de rosée qui est la dernière œuvre que j’expose en ce moment. C’est une sculpture suspendue au plafond par des fils transparents, sorte de capteur dont la fonction imaginaire est de condenser et de retenir les idées dans l’air, qui fixe sur elle les gouttes de la rosée comme le fait la toile de l’araignée.

A l’énoncé des titres de ces œuvres qui seraient disposées de salle en salle dans cette exposition fictive, ou ce palais idéal, on verrait que le trajet de la recherche se resserre pour nous conduire aux limites de ces chambres imaginaires faites de soie tendue, qui sont les réceptacles d’un théâtre d’ombres transparentes. Un lieu conçu comme une salle d’attente où puisse se dessiner Ce pli de sombre dentelle qui retient l’infini (Mallarmé).
Nombre de tes œuvres sont élaborées selon des processus dont on pourrait établir les partitions, verbales, ou graphiques – plutôt des propositions qui te permettraient de faire des variations, non sur un thème, ou sur une ligne, mais à partir d’une idée, donc de quelque chose qu’il faut traduire en mots. La mémoire du vent, ce n’est pas seulement un beau titre, c’est aussi une sorte de programme générateur qui te permet de produire une série – limitée ou non ? – de variations. Les dessins, mais pas seulement, semblent chez toi des pièces de silence. Mais il se pourrait aussi qu’ils parlent, qu’ils ne s’adressent pas seulement au regard, mais aussi à l’oreille, par chuchotements, certes imperceptibles, sinon intérieurement. Il n’y a pas seulement des “histoires à raconter” dans cette relation aux sens de qui s’y frotte de près, mais un désir d’échanger. Cela me semble clair. Mais qu’y échange-t-on précisément, selon toi ? Et selon quels modes d’allers-retours ?
Une œuvre est une proposition, il n’y a pas de projet d’échange, car le sens qu’elle contient n’est pas donné, il est ouvert, à inventer et à interpréter, sinon ce serait de la communication. Je n’ai pas de message à délivrer et j’ajoute même que je suis sans imagination mais que la nature en a infiniment. L’artiste s’efface devant ce qui passe à travers lui, comme le font certaines particules cosmiques qui traversent la terre de part en part, comme si elles n’existaient pas. Je sais seulement qu’en collant à ce lien qui me relie à mon travail, j’ai la sensation de découvrir des choses très simples qui me relient au réel avec une intensité différente et plus grande qu’en restant à ne rien faire. Il est nécessaire de s’isoler dans l’atelier avec à portée de main un crayon et de laisser du temps aux choses qui apparaissent, pour ensuite les enregistrer en notant dans des carnets : dates, heures et lieux pour informer : sensations, désirs, idées, qui vont tous êtres archivés sans aucune hiérarchie, ou idée préconçue, allant du presque rien aux choses plus construites. Se mettre à l’écoute c’est faire de la patience l’outil majeur du travail, car toute cette réserve d’imaginaire qui nous entoure n’arrive pas en cascade, mais au goutte-à-goutte. Et c’est sur de très longues périodes de désœuvrement, où se répète l’insignifiance de ce que l’on a récolté, que l’on découvre la trace de quelque chose qui pointe et qu’il faut entendre pour ne pas le perdre. D’où l’intérêt que j’ai pour certains phénomènes pour le vent et les rêveries qui sont naturellement liées à lui, avec ces images mentales qu’il suscite, comme par exemple : le souvenir du bruissement en été des feuilles agitées dans les peupliers, qui font un bruit argenté. Il ne s’agit pas de représenter le phénomène aérien, comme Léonard de Vinci le préconise dans l’un de ses écrits, mais de le laisser s’inscrire de lui-même dans la réalité concrète d’une trace, ou de suivre le mouvement de ce souffle, pour le voir venir se déposer en pensées dans le regard qui l’écoute…

J’insiste sur l’idée de “partition” qui me vient assez souvent à l’esprit devant tes dessins – c’est encore le cas dans cette exposition avec la suite Migrateur partiel. Ce mot s’accorde-t-il correctement, selon toi, avec tes travaux ?
La page de la partition n’est pas vide comme une feuille à dessin, elle est recouverte de portées, et de lignes qui imposent un sens d’écriture et de lecture. L’utilisation de cette structure pour dessiner permet l’introduction à la durée. La musique, art du temps, dessin et peinture sont, eux, des arts de l’espace. Il y a quelques années, en pensant au scribe du Louvre, j’ai débuté une série des dessins au lavis intitulée A la poursuite des nuages, où j’ai essayé d’imaginer vers quoi ce regard interrogateur cristallin était porté. En réponse à cette question, et en ayant au préalable défini un protocole particulier, j’ai imaginé une performance dessinée qui a débuté dans l’atelier du Jura, qui est un lieu dominant un vaste paysage. Le projet n’était pas de faire du ciel un paysage par addition de choses vues, mais d’être dans la même attitude que le scribe qui scrute l’horizon. Sur cette ligne de terre qui souligne l’espace du ciel, à mon tour j’ai observé et consigné le défilement des nuages qui courent comme s’il s’agissait des mots, des phrases d’un récit dicté par le souffle du vent.

La dictée des nuages est tracée de gauche à droite dans un sens identique au geste d’écrire. Chaque retour du regard posé sur un point de l’horizon correspond sur le papier au passage à la ligne suivante où, avant de tracer chaque nouvelle phrase nuageuse, est inscrit les minutes des moments où le dessin recommence. Dans la notation de ces temps d’arrêt, le geste reprend son souffle, et le dessin se poursuit jusqu’au moment où la surface du papier s’est remplie des lignes d’aires, formant une sorte de texte, un récit du ciel.
Quelques années plus tard dans une autre série intitulée Cadastre, toujours face à ce même paysage, les dessins réalisés quotidiennement durant tout un hiver sont encore plus proche de l’idée de partition visuelle. Le mouvement de la main qui dessine en suivant simultanément celui du regard alerté, qui rebondit d’un point à l’autre du paysage, reconstitue dans un entrelacs de lignes le plan des parcours de la vision dans l’espace. Curieusement l’enregistrement de ce mouvement des yeux offre à ces dessins très abstraits la possibilité de décrire plus justement la complexité de l’espace, en restituant dans la contemplation les gestes du temps…
Plus récemment les dessins de la série, Migrateur partiel, sont eux aussi basés sur la structure d’une partition, mais plus rêveuse car cet ensemble est réalisé à l’aide d’un outil particulier, une plume d’oiseau, dont les barbes souples servent à déposer un lait de peinture sur un fond de couleur ardoise. D’autres parties plus acérées de l’outil servent à tracer lignes et points formant une composition visuelle que l’esprit associe à une partition musicale ou au ciel étoilé, que les oiseaux utilisent comme repère au cours de leurs migrations.

Ensecrètement m’avait, dans un premier temps, semblé être un titre “duchampien” (sans doute à cause d’À bruit secret, mais sans lien avec l’œuvre qui porte ce titre – plutôt en souvenir de ce goût du secret qu’avait Duchamp). Je comprends qu’il signifie bien autre chose et j’aimerais que tu nous expliques, non seulement le sens de ce mot rarement employé, mais aussi en quoi il répond précisément à ce que tu mets en jeu dans ton travail. Quoi qu’il en soit, je retrouve toujours le fantôme du vénérable Marcel dans ce que tu exposes – même si tu es clairement à mille lieues de ce que proposent les “duchampiens” d’aujourd’hui.
L’ensecrètement est une technique de marionnette où les mouvements du manipulateur ne sont pas visibles. Le recours à des personnages, rarement présent dans mon travail, a été un moyen pour évoquer le processus de création, qui depuis une dizaine d’années est le thème principal sous-jacent à mes œuvres. Les installations : Antichambre, Chambre d’écho et Ensecrètement cherchent à retrouver par la fiction, les indices d’un moment d’origine où deux sens s’entremêlent, l’écoute et la vision, qui ont été pour moi à la source d’une expérience synesthésique, qui a ouvert tout un imaginaire inaccessible qui subsistait en mémoire, comme le ferait l’onde stationnaire du La d’un diapason posé sur les choses et le monde. Le processus de création est différent pour chaque artiste, mais dans certaines œuvres comme Le grand verre, Marcel Duchamp en fait le thème central d’une aventure artistique hors du commun, qui est archivée et que l’on retrouve en pièces détachées dans La boîte verte qui accompagne utilement l’œuvre. Une compilation très instructive pour comprendre comment, sur une douzaine d’années, cet ultime tableau transparent s’est constitué, presque à son insu, en appliquant l’inconscient, l’intuition et le hasard comme méthode. C’est cette attitude d’ouverture à l’imprévisible qui m’intéresse le plus dans son œuvre. Et, si formellement il subsiste dans ce que je fais l’ombre de « l’esprit duchampien », c’est du fait que je me suis penché sur les mêmes références historique que lui. Avec par exemple l’idée anachronique qu’il a eue, en pleine période du triomphe du cubisme, de réintroduire la perspective, non pas comme un système de représentation illusoire de l’espace, mais comme un moyen capable de produire de la virtualité. Pas étonnant que l’on retrouve chez lui par conséquent l’esprit géométrique des Mazzocchio d’Uccello dans La broyeuse de chocolat ou Les témoins oculistes. Mais aussi dans la Boîte verte où rôde le fantôme des extraordinaires carnets de Léonard de Vinci, dont on sait qu’en 1913-1915 Duchamp fut l’un des premiers à pouvoir consulter un fac-simile à la Bibliothèque Sainte Geneviève. Uccello et les Codex de Léonard sont toujours pour moi des repères majeurs dans l’histoire, car ils font le lien avec l’esprit de recherche et d’expérimentation que l’art a partagé dès la Renaissance avec les sciences, et l’idée des « expériences de pensées » qui est une activité commune à ces deux différents modes de connaissance.

Mais si pour Duchamp il s’agissait de faire autrement, et même tout autre chose, je ne partage pas l’idée que la peinture est un mode d’expression dépassé. D’ailleurs il ne dirait certainement plus la même chose maintenant, vu la manière dont on s’est emparé de son héritage en oubliant que (je cite de mémoire) : Lorsqu’un artiste sait ce qu’il fait ça n’a strictement aucun intérêt.
La phrase de Jean-Luc Nancy, L’étrange mémoire de ce qui ne s’est jamais déposé dans un souvenir, “tourne sur elle-même” – dis-tu – “comme un moulin à prières” dans ton installation spatiale, Ensecrètement. Cette œuvre est aussi présentée (dans le dossier établi par la galerie Jean Fournier) comme “étant sans conteste la plus autobiographique que tu aies réalisée”.
Peux-tu préciser ce qu’est, pour toi, une œuvre autobiographique (en opposition à une autre qui ne le serait pas) ? Quant au choix de cette phrase de Jean-Luc Nancy, comment s’est-il opéré ? Est-ce un auteur que tu as coutume de lire ? Il est vrai qu’il a, d’une part, écrit un grand livre sur le dessin (Le plaisir au dessin) et d’autre part coécrit avec l’astrophysicien Aurélien Barrau, spécialiste des multivers et des trous noirs – domaines auxquels tu t’intéresses d’assez près – un essai, publié chez Galilée en 2011, Dans quels mondes vivons-nous ?
Jean Luc Nancy a écrit une préface pour l’exposition consacrée à mes dessins en 2015 dans le cabinet d’Art graphique des Beaux-Arts de Paris, et j’ai lu aussi le texte de l’exposition Le plaisir au dessin qui est l’un des textes les plus remarquables sur le dessin ; d’autres essais aussi : À l’écoute ; et j’ai assisté à de nombreuses conférences. Je n’ai pas lu ce livre avec Aurélien Barrau, et je ne me souviens plus où et quand j’ai trouvé, L’étrange mémoire de ce qui ne s’est jamais déposé dans un souvenir…

L’introduction de phrases dans mon travail s’impose parfois comme celle-ci de René Char : Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri, qui est présente dans Chambre d’écho. Quant à la dimension autobiographique d’Ensecrètement, c’est l’histoire d’une enquête car cette installation tente de reconstituer l’éblouissement d’un moment où la pensée s’ouvre à la sonorité de la mémoire. Découpé dans du miroir, chaque mot de la phrase de Nancy est intercepté par un rayon de lumière qui en démultiplie les reflets à l’intérieur de l’œuvre. Cette mise en scène fonctionne comme une composition où chaque élément se superpose dans la transparence de l’ensemble, tout en conservant la valeur indicielle qui reste identifiable dans chaque partie. Il s’agit d’orienter le questionnement vers un récit où le sens doit rester ouvert. Toute œuvre est autobiographique, pas au sens où elle raconte un événement vécu du passé, mais plutôt de l’avènement de quelque chose restitué par le travail. Et c’est sur le processus de création et du temps au travail qu’il faut revenir. Lorsque on tâtonne dans une recherche, la solution peut procéder d’un retour sur des travaux antérieurs, mais elle peut aussi être inattendue et surgir de l’inconscient, par l’intermédiaire d’un rêve, comme ce fut le cas pour les Sculptures de silence, qui a inspiré plusieurs installations pendant trois ans : Objets de silence, Silent-Listen et Antichambre. La particularité de ce rêve était qu’il ne contenait aucune image mémorisable. Je visitais l’atelier d’un artiste inconnu dont les œuvres étaient présentes mais invisibles, elles étaient diluées dans l’espace de ce lieu totalement vide. L’artiste fabriquait des sculptures de silence, si extraordinaires que les commentateurs murmuraient : plus jamais l’art ne serait pareil ! Un seul détail m’est revenu en mémoire, c’était la présence d’une baleine de parapluie avec cette articulation en métal très caractéristique, retour dans le rêve d’un objet ramassé la veille sur un trottoir. Cet objet a été une clef, l’unique indice qui me guidera durant trois années pour réaliser les sculptures de silence. Comme si cet objet dérisoire ouvrait sur un espace inconnu que l’on déploie en ouvrant un parapluie. La dimension autobiographique de mon travail tient au fait que le surgissement d’un rêve comme celui-ci a modifié ma façon de chercher des solutions pour faire exister ces impossibles sculptures et, finalement, a modifié le cours de ma vie artistique.

Suite aux événements récents, tu restes confiné actuellement dans ton atelier jurassien où j’imagine que tu travailles à ce qui formera peut-être une suite à ce qui a été montré dans cette exposition. À propos, conçois-tu l’ensemble de ton œuvre comme étant une succession de réalisations de projets différents, ou comme un seul et même corpus où tout est en lien d’une manière ou d’une autre ? Et vers quoi te diriges-tu en ce moment très particulier, pour autant que tes travaux “collent” avec l’époque où ils sont produits ?
Je n’ai pas d’idée préconçue ni la volonté de composer avec mon travail un ensemble cohérent, mais plus simplement : persévérer et continuer à découvrir là où le travail m’emmène. Autrefois j’étais toujours dans l’angoisse de l’imprévisible, maintenant c’est différent, il m’aura fallu cinquante années pour apprivoiser ces moments récurrents, où l’on remet en question le déroulement du travail en recourant à sa seule intuition pour éviter répétition ou enfermement. L’atelier est une sorte de salle d’attente, le lieu d’une réclusion choisie, où au cours des années on voit, dans l’ensemble des œuvres déjà produites, se dessiner quelque chose qui a une certaine cohérence, mais celle-ci est involontaire. J’aime beaucoup ces moments où l’on dit : je n’aurais jamais pu imaginer faire ça. Le hasard c’est ce que nous réserve l’avenir, l’inconscient c’est notre histoire qui sommeille. A ce propos, j’ai entrepris, dès le début de la période de confinement imposée, une nouvelle performance dessinée. Où, sur un papier de 40x30cm, je dessine chaque jour un arbre, d’après un stock de photos collectées depuis des années au cours de nombreuses promenades. J’aime les arbres car ce sont de magnifiques dessins dans l’espace, ils savent produire un son particulier quand le vent souffle. Je me tourne instinctivement vers eux dans les moments difficiles. Et cette période est véritablement tragique. Ces dessins sont un remède imaginaire à la solitude, un voyage autour de ma chambre, à la lisière d’une forêt plantée, progressivement, jour après jour, arbre après arbre, pendant tout le temps que durera la période de confinement. Ces dessins sont échangés quotidiennement par correspondance avec le poète Bernard Noël, qui ne commente pas le dessin mais le prolonge en mots, et phrases où affleurent les pensées.
(entretien réalisé par e-mail entre les 16 et 30 mars 2020)
Exposition Ensecrètement, Galerie Jean Fournier — qui propose une visite virtuelle de l’exposition sur son site.