Nuit d’insomnie : le regard de Sadegh Tchoubak

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L a première traduction en français — merci aux traductrices Sylvie Le Pelletier-Beaufond, Yvonne Rezvani et Joëlle Segerer — d’un recueil de nouvelles de l’écrivain iranien Sadegh Tchoubak (1916-1998) paraît aux éditions Sillage. L’écrivain, proche de Sadegh Hedayat, figure majeure de la littérature iranienne du siècle dernier, écrit sa première nouvelle en 1940, « La’ân » (« Malédictions »), elle est centrée sur un fait divers : le meurtre de plusieurs prostituées par un religieux.

Sadegh Tchoubak publie son premier recueil de nouvelles, Kheymeh shab bâzi (Le Théâtre de marionnettes), en 1945. La description de la société iranienne en ce qu’elle a de plus sombre entraîne l’interdiction du livre pour dix ans. Trois autres recueils de nouvelles suivront, ainsi que deux romans, Tangsir et Sang-e sabour (Pierre de patience). Tangsir sera adapté au cinéma par le réalisateur iranien Amir Naderi en 1974. La même année Sadegh Tchoubak s’exile à Londres, puis il émigre en Californie. Il cesse son activité littéraire et commence à écrire ses mémoires. Il les brûlera peu avant sa mort.

Les sept nouvelles regroupées sous le titre Nuit d’insomnie par les éditions Sillage ont toutes paru dans l’un ou l’autre des recueils publiés par Tchoubak de son vivant. Un homme ne trouve pas le sommeil, il entend, dehors, les cris plaintifs des chiots autour de leur mère, écrasée la veille par une voiture… (« Nuit d’insomnie »).
Le Louti (montreur de singe) Djahân, endormi, recroquevillé dans la souche d’un vieux chêne avec son singe Makhmal (« velours »), sa chaîne rivée au cou, se demande « Où est l’ami ? Où est l’ennemi ? »… (« Le Singe dont le maître était mort »).
Un rat, gros comme un chat, pris dans un piège, comment donc l’achever ?… (« Feu de Bengale »).
Le petit Ali et son nouvel œil de verre, ses parents qui cachent leurs larmes… (« L’œil de verre »).
C’est l’heure de la fermeture, dehors il neige sans cesse, deux ouvriers, frigorifiés, entrent dans la boutique, le plus âgé achète une bouteille d’araq pour se réchauffer, le plus jeune a « le regard complètement vide », soudain…  (« Fermeture »).
Dans « Nafti », Ozra ne supporte plus d’être seule, ce jour-là elle a noué sur la grille de l’imâmzâdeh (tombeau d’un saint personnage) un ruban rouge, pour qu’il intercède auprès de Dieu et qu’elle rencontre un mari. Et si c’était le nafti, le marchand de pétrole ambulant, dont la voix retentit derrière sa porte ?… Shokri, le kaftarbâz (celui qui s’adonne au kaftarbâzi, le « jeu du pigeon »), ne vit que pour ses deux cents couples de pigeons. Il passe de toit en toit, pour suivre des yeux Néchân, son pigeon-panthère, qu’il vient de lâcher et qui a pris trop de hauteur, son regard tombe sur la petite fenêtre d’une maison, derrière la vitre… (« L’Amateur de pigeons »).

Hâj (personne ayant effectué le pèlerinage à la Mecque), Mash (personne ayant effectué le pèlerinage à Mashhad, sur le tombeau du huitième imam chiite), Âkbound (membre du clergé chiite), récitant aveugle, fumeur de haschich, d’opium, saltimbanque, petit voyou, berger, muletier, bûcheron, charbonnier, marchand de fourrage, maréchal-ferrant, chaudronnier, bourrelier, feutrier, cafetier, épicier, vendeur d’oignons, de pois chiches et de raisins secs, herboriste, fabricant de poudre de henné… C’est tout un peuple, tout un univers, qui s’offre à nous de page en page, dans son humanité, comme dans sa cruauté.

L’écriture est fluide, limpide, elle va à l’essentiel, aucune emphase, aucune image superflue. On ne peut s’empêcher de penser à Tchekhov et à sa concision, au regard tendre qu’il porte sur ses personnages, quelle que soit leur misère morale. Tel est le regard de Sadegh Tchoubak.

Sadegh Tchoubak, Nuit d’insomnie, trad. par Sylvie Le Pelletier-Beaufond, Yvonne Rezvani, Joëlle Segerer, Éditions Sillage, novembre 2019, 96 p., 9 €