Billet proustien (30) : Albertine pastiche Marcel

Proust vers 1890 (Wikipedia Commons)

Étonnant morceau de bravoure que la célébration des glaces du Ritz par Albertine Simonet, ces glaces si artistement moulées en monuments : « “Pour les glaces […], toutes les fois que j’en prends, temples, églises, obélisques, rochers, c’est comme une géographie pittoresque que je regarde d’abord et dont je convertis ensuite les monuments de framboise ou de vanille en fraîcheur dans mon gosier.” »

L’étonnement que peut éprouver le lecteur devant ce passage a deux origines : d’abord que la jeune fille dise si bien les choses qu’elle semble pasticher le style de son amant ; ensuite que le discours se soutienne d’un rire de volupté accompagnant la consommation elle-même qui rend Marcel jaloux : « “Ils font aussi des obélisques de framboise qui se dresseront de place en place dans le désert brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu’elles désaltéreront mieux que des oasis” (et ici le rire profond éclata, soit de satisfaction de si bien parler, soit par moquerie d’elle-même de s’exprimer par images si suivies, soit, hélas ! par volupté physique de sentir en elle quelque chose de si bon, de si frais, qui lui causait l’équivalent d’une jouissance). ».

Mais, parlant comme Marcel, c’est plutôt d’Elstir qu’Albertine s’inspire pour autant que la glace soit de la teinte jaune des montagnes dans les toiles du peintre. Et ici l’imagination se déchaîne : «  “au pied de ma demi-glace jaunâtre au citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de poste sur lesquels ma langue se charge de faire rouler de glaciales avalanches qui les engloutiront” (la volupté cruelle avec laquelle elle dit cela excita ma jalousie) ; » ;

Or, cette jalousie va trouver à se fixer juste après prenant appui sur une invention de Marcel à propos des prétendus débuts de son amante auprès de la fille Vinteuil. Albertine raconte encore : « “À Montjouvain, chez Mlle Vinteuil, il n’y avait pas de bon glacier dans le voisinage, mais nous faisions dans le jardin notre tour de France en buvant chaque jour une autre eau minérale gazeuse”. »

Ici, traumatisé par le rappel, l’auditeur met un terme au superbe discours ; il n’en rendra pas moins hommage au talent de sa compagne non sans une réserve encore, la comparaison un peu dévalorisante de la poésie d’Albertine avec celle d’une des deux courrières du Grand Hôtel et qui n’est autre que Céleste Albaret introduite en roman depuis un fait de réalité, soit le service de gouvernante que ladite Céleste allait consacrer à Marcel souffrant (cf. Sodome et Gomorrhe, II, chap. II, pp. 239-244). Mais ici la dévouée Céleste ne s’inspire ni de Proust ni d’Elstir ni de personne mais puise au climat vivifiant de ses montagnes natales.

Marcel Proust, La Prisonnière, Folio, pp. 119-120.